André Vel­ter est un poète qui a la bougeotte. Sans doute par le fait d’avoir croisé la poésie sur son chemin, le voici inspiré pour des livres en forme de pros­es poé­tiques de voy­age. De ses deux récentes pub­li­ca­tions, la pre­mière est cer­taine­ment la plus sin­gulière. Par la grâce d’une ami­tié avec un tra­duc­teur-poète expert en sinolo­gie, Jacques Dars, voici que l’auteur remet ses pas dans ceux du St John Perse d’Anabase (Alex­is Leg­er, poète français prix Nobel de Lit­téra­ture 1960), mais égale­ment, il met les pas de son écri­t­ure jusqu’à un cer­tain point dans celle de son prédécesseur : par exem­ple, le livre comme ceux de St J.P. est imprimé en italique, et se com­pose de chapitres numérotés encadrés de deux « chan­sons », un rap­pel d’Anabase. Cepen­dant au lieu de dix chapitre, Loin de nos bases en com­porte treize, (shi-san en chi­nois) peut-être en rai­son d’un motif occulte. Par exem­ple, pour les choses qu’on offre, les chiffres impairs en Chine sont mal vus, car cela laisse enten­dre qu’une per­son­ne manque à l’appel. La règle ne vaut naturelle­ment pas lors d’un deuil : en l’occurrence, on peut con­sid­ér­er qu’un Absent (Dars ? Perse?) hante le livre. Quoi qu’il en soit, l’écriture nous emmène en chemin jusqu’à Tao Yu, le tem­ple « à une journée de cheval de Pékin » où Alex­is Leg­er rap­porte qu’il avait écrit son Anabase. Bien enten­du, cet itinéraire en poésie chez André Vel­ter engen­dre un texte mul­ti­ple en son essence : ce n’est en rien un pas­tiche de St J.P. et pour­tant on y peut enten­dre l’esprit du poète, ce n’est pas un livre de com­men­taires, pourant il com­mente, ce n’est pas un livre de sou­venirs mais il se sou­vient, ce n’est pas un man­i­feste, et pour­tant il prend par­ti, il bran­dit des sen­tences et des for­mules. Bref, c’est un texte poé­tique sui-gener­is, et qui, à la dif­férence d’Anabase, n’est que fausse­ment une « mon­tée » vers un repère rêvé, un « amer », un lieu polaire, cen­tral, mais à mon sens bien davan­tage la prose d’un coureur de déserts, de sociétés, de civil­i­sa­tions, avec son corol­laire de réflex­ions philosophiques spon­tanées. En ce sens, le tem­ple (en ruine) ne joue que le rôle d’un pré­texte à péré­gri­na­tion. Par là, ce livre rejoint son faux-jumeau : Le jeu du monde. Dans cet autre vol­ume, André Vel­ter traite une mul­ti­plic­ité de sites de la planète sous formes de cartes postale qui posent comme une loupe, par­fois éru­dite, sur un lieu, puis un autre, et un autre, de loin en loin, au cours du périple du « Poète-Péré­grin », résumant — en ajus­tant la focale de son écri­t­ure sur un essen­tiel remar­qué, sur une poignée de traits car­ac­téris­tique, — ce qu’il a pu saisir, sur­pren­dre de «l’esprit des lieux» ; il faut con­sid­ér­er cepen­dant que ces deux livres ne sont pas du tout des livres « d’établissement » ou de « con­quête », fût-ce en esprit, en fan­tasme. Ils ne sont pas non plus des rela­tions d’un périple de touriste, même si l’on pour­rait un moment le penser : ils présen­tent un témoignage « non-ancré » de l’existence poé­tique de la planète que nous habitons. Par non-ancré, j’entends que l’impression qu’on en retire est celle d’une sorte de lib­erté, à l’aune de laque­lle les choses sont estimées sans vision spé­ci­fique­ment polar­isée sur l’occident. De bases, en fait, il n’y en a point. Pas d’endroit priv­ilégié, mais des étapes, avec leur escorte de rêve. Le poète devient un mod­erne arpen­teur plané­taire, pour lequel chaque point de chute momen­tané est un monde à aimer, con­naître, résurmer de façon plus ou moins abstraite ou con­crète – c’est selon. Pour illus­tr­er ce que je veux dire, parole à l’auteur lui-même : « Dans mon sou­venir, le What Xieng Thong était le lieu que j’aimais le plus au monde. Sen­ti­ment qui se con­firme aujourd’hui, avec aus­sitôt le défer­lement des autres lieux que j’aime le plus au monde! […] » (p 128 – Le Jeu…) Ain­si partout notre poète vit inten­sé­ment la « chance d’être quelque part ». Il ne s’agit plus de nomadisme opposé à de la séden­tar­ité, mais d’une forme de séden­tar­ité para­doxale qui se sent, avec une curiosité heureuse, un hédon­isme con­tem­po­rain, chez elle dans une infinité de lieux dif­férents, pour lesquels elle éprou­ve indis­tincte­ment une sym­pa­thie recon­nais­sante, voire de l’amitié, laque­lle enveloppe dans son élan une planète entière, la nôtre. C’est la démarche men­tale que la carte de Mex­i­co du 17 févri­er 2014, avec sim­plic­ité dévoile : « Écrire à un ami dans la plus belle poste de la planète encore appelée «Terre » est un plaisir des plus vifs […] L’édifice est fastueux mais presque déserté, pareil à un qui n’intéresserait plus per­son­ne, et serait en passe d’accéder au rang de relique. Cor­re­spon­dre devient ici un acte de résis­tance sim­ple et silen­cieuse, résol­u­ment archaïque, par là des plus néces­saires, car sans de telles sur­vivances, qu’en serait-il des émo­tions, des sur­pris­es, des aven­tures à tran­scrire et trans­met­tre ? » (Le jeu – p.129). Il me paraît qu’avec ces mots André Vel­ter avoue le prin­ci­pal de l’ambition et de la tonal­ité poé­tique qui ont présidé à ses deux livres. 

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