Pre­mières lignes à bord de la Bar­que Noire, un rien inquié­tante, de Pauli­na Vin­der­man et déjà nous voici glis­sant lente­ment (Sur Achéron ? Nous ver­rons…), curieuse­ment apaisés et inqui­ets, sur les eaux aux jeux d’ombres du jour et de la nuit, tan­tôt sur un lac, un calme étang bien clos, tan­tôt sur un « fleuve boueux qui se prend pour la mer », l’un des « fleuves secrets (secrets-fleuves) / qui coulent vers cette éter­nité appelée mer » et vers laque­lle cha­cun de nous nav­igue, le plus sou­vent à vue…

 

C’est un soir qui tombe comme n’importe quel autre
et je ne peux soudoy­er le monde.
Quand le soleil se couche, une mort minuscule
agite ses couleurs comme des papil­lons sur ma pensée.

 

Les trente-cinq textes qui, d’un seul souf­fle, com­posent ce court recueil, oscil­lent sur la fragilité du présent, cet équilib­riste cru­el et doux. Le présent, « espace inhab­it­able qui, comme le souligne Jacques Ancet dans sa belle pré­face, est pour­tant le ter­ri­toire du poème ». Là, Pauli­na Vin­der­man mène son écri­t­ure, entre rêve, sou­venirs ten­dres, d’enfance par­fois, visions du quo­ti­di­en et « l’idée d’éternité (…) voluptueuse comme une orchidée ». Lais­sons-nous donc dériv­er entre le passé, « pays étranger », et l’avenir, «  cham­bre obscure ».

 

« Et le présent ? »

Ah, Maria, le présent est une pierre bleue, opaque, libre,
cou­verte de pous­sière, qui me rap­pelle le poème
bal­bu­tié hier soir sur mon car­net, que j’ai déchiré ensuite,
sans fièvre ni compassion.

 

Pauli­na Vin­der­man est née à Buenos Aires en 1944. Elle a pub­lié en Argen­tine une douzaine de recueils et son tra­vail, son tal­ent de poète ont été plusieurs fois soulignés par des prix littéraires.

Si cer­tains l’ont peut-être déjà décou­verte au détour d’une antholo­gie ou d’une revue, Let­tres Vives nous offre ici, pour la pre­mière fois, dans sa col­lec­tion Terre de poésie, une édi­tion en français (bilingue pour être pré­cis) d’un de ses recueils. La ver­sion française ain­si que la présen­ta­tion sont du poète et tra­duc­teur Jacques Ancet.

Comme tou­jours, les édi­tions Let­tres Vives et leur hibou aux bin­ocles soulig­nent la beauté des textes par la très belle présen­ta­tion de  l’ouvrage : cou­ver­ture sobre et élé­gante, papi­er vergé imprimé au plomb, pages non rognées… Tout cela, avouons-le, a sa sen­suelle impor­tance. Notons égale­ment que cet exigeant édi­teur avait fait dès son orig­ine, ce qui, là encore, ne nous laisse pas froid, de « Poésie ver­ti­cale » de Rober­to Juar­roz, autre grand poète argentin, son amer poétique.

 

De sa bar­que nacrée, pro­fonde, Pauli­na Vin­der­man nous adresse une voix ciselée, voix qui respire, voix vivante. Son chant, car c’en est un, s’il est ténu, léger, n’est pas loin­tain. Il est là. Il chu­chote à l’oreille tout en gar­dant sa vigueur retenue, sa sûreté, la justesse d’une présence, celle d’un poète qui ne craint pas d’affronter peur, deuil, mort mais de manière apaisé, sans pathos ni tocsin.

 

Et alors subite­ment la nuit est tombée, dans mes poèmes la nuit est tombée.

 

Si les teintes, on le voit, sont par­fois som­bres, la mélan­col­ie reste à hau­teur d’homme, « la tristesse est mesurée, cal­cu­la­ble » et tou­jours la vie cou­ve, élé­men­taire et lumineuse. Temps, douleur, absence, le plus intime, le plus imper­cep­ti­ble comme le plus ter­ri­ble­ment défini­tif s’expriment par des mots sim­ples, limpi­des : jardin, nuage, ciel, «la nuit, le deuil, le froid ».

 

Les mots savent prier tout au bout de la nuit ;
sous mon oreiller, comme de petites dents de lait.

 

Des mots qui occu­pent leur espace mod­este mais, avec réserve, se sub­mer­gent, vont un peu plus loin qu’eux-mêmes, par leur présence poé­tique et leur silence. Et lorsque le mot manque, c’est un peu plus que le mot qui s’absente, nous aban­donne. Mots qui, comme les pages d’un car­net, par­fois se fer­ment mais qu’on peut emporter, avoir sur soi, petits objets fam­i­liers et mag­iques, sim­ple­ment au cas où…

 

Quelle est cette ter­reur, enrac­inée dans l’écriture
comme méti­er et devoir, comme épine dans le brouil­lard de mars
qu’elle ne peut chas­s­er et qui chante pourtant ?

Le soleil vien­dra comme tou­jours, se bris­er contre
mon éton­nement et la nuit vien­dra telle une file
infati­ga­ble de fourmis.

Et je fer­merai ce cahi­er, et je rêverai d’arbres
rugueux mais sans blessures.

Et de la clé­mence de la lumière.

 

Le rêve, ce récif qui ras­sure, nous est refuge, est égale­ment bien présent dans ces pages. Il imprime le quo­ti­di­en, le fam­i­li­er, les réamor­cent et per­met au réel, à la vie de repren­dre souf­fle « au cœur même de l’étrange »

Et demain, dans ma tasse de brouil­lard, à la cuisine,
comme tous les jours obscur­cis par la lenteur,
je ver­rai la symétrie.

 

Les mots, le poème, la réal­ité, la vie, le rêve s’enchevêtrent. Rêve qui ouvre et pro­tège, expose et abrite. Con­tre ? La soli­tude… L’absence… La mort… Ici on sent poindre comme une espérance ten­due, presque une souf­france, le désir d’atteindre à… Approche alors la poésie, tan­tôt pais­i­ble, tan­tôt en rafales, en tem­pêtes. Mais Pauli­na Vin­der­man sait les tenir en respect, ne s’enivre pas, ne se laisse pas envahir, dépos­séder de sa parole par ces vents trop puis­sants… Elle s’en délivre, pro­tégeant le silence, pour mieux habiter son poème, le dépli­er avec human­ité et nous offrir d’y pénétrer.

 

J’ai tant par­lé des coupoles de ma ville.
Aujourd’hui elles se refer­ment comme des par­en­thès­es sur le soir,
sur moi, elles m’abritent, elles m’enveloppent con­tre la lumière,
à l’heure du manque, alors qu’une meute de vers
oubliés sec­oue les portes comme le vent du sud.

 

J’ai atten­du — j’attends tou­jours- quelque chose de plus grand que nos vies,
la vérité comme seule trahison.

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