Il est des hommes qui ont la fâcheuse ten­dance d’exceller en presque tout ce qu’ils touchent. Benoît Ver­man­der fait par­tie de ceux-là. Après avoir été assis­tant par­lemen­taire, il ren­tra chez les jésuites, puis à par­tir des années 1990 fut envoyé à Tai­wan où il dirigea longtemps l’Institut Ric­ci. Depuis sept ans à Shang­hai, il enseigne la philoso­phie à l’Université de Fudan : il est recon­nu comme un des ana­lystes les plus fins sur les ques­tions poli­tiques, économiques et religieuses de la Chine. Par­mi ses grandes références – nul n’en sera sur­pris – fig­urent Paul Claudel et Pierre Teil­hard de Chardin, sci­en­tifique et mys­tique dont le souf­fle poé­tique a encore été trop peu souligné. Cepen­dant, c’est à la lec­ture de Guille­vic que Ver­man­der, de son pro­pre aveu, doit son pre­mier livre de poèmes : À taire et à planter (Desclée de Brouw­er, 2010), poèmes dans la ligne hér­a­clitéenne de « l’enfant qui joue, qui déplace les pièces sur l’échiquier » du monde, de l’univers, au moyen de courts chants, comptines, chan­sons de gestes. Roy­auté de l’enfant, sou­veraineté de l’adulte qui parvient à l’exprimer…

Et puis un jour ce même homme, ce même enfant, voit tout cela s’effondrer, « se défaire » comme un château de cartes. Mélan­col­ie, dépres­sion ? N’importe : il se « rétablit » vite — mais avec suff­isam­ment de lucid­ité pour pren­dre con­science que cette défaite n’était qu’un signe précurseur d’un « saccage » bien réel, pro­fond, pérenne. Deux solu­tions s’offrent alors à lui : soit rester saisi d’effroi, prostré, soit – et le poète emprun­tera cette voie – con­sid­ér­er que c’est le moment ou jamais, en se dépouil­lant, d’y aller voir, d’aller voir si cette promesse au nom de laque­lle on a naguère don­né sa vie tient vrai­ment debout devant l’univers créé et celui que l’on s’est créé soi-même : « Rien ne transparaît du voy­age rien que l’irrégulier cli­quetis du grelot qu’un ange attacha au bâton. // Une bosse sur la tête / Une bosse sur le dos / La troisième entre les jambes / Il arpente / Les val­lons le bord des riv­ières / Sur­pris de se sur­pren­dre à / Explor­er les émi­nences les anfrac­tu­osités / D’un corps qu’il n’ose plus dire / Lui être propre. »

Au lieu donc de se taire devant l’indicible, comme le firent nom­bre de poètes de la précé­dente généra­tion suiv­ant l’injonction de Wittgen­stein, quitte à ressass­er cette impuis­sance à longueur de vers et à cul­tiv­er l’ellipse jusqu’à la nausée, Ver­man­der choisit plutôt de pren­dre pour mod­èle celui qu’Homère appelait l’« Inven­tif » : Ulysse. Car, oui, Chose promise se lit, telle l’Odyssée, comme un jour­nal de bord de ce voy­age à haut risque qu’une fois sor­tis défini­tive­ment de nos gonds nous entre­prenons chaque matin, chaque nuit, pour peu que nous gar­dions l’esprit éveil­lé. Car, oui, il est un stade où les médi­a­tions ne suff­isent plus, où il faut par­tir – et loin. Au plus loin de soi, renonçant à décrypter ce que nous appe­lions jusqu’alors l’« actu­al­ité » (poli­tique, philosophique, religieuse, lit­téraire, etc.). Mais où ?

Out­re la beauté des textes en vers ou en prose, courts ou longs, ce qui rend ce poème envoû­tant, c’est le choix du lieu du com­bat : non pas le désert, comme dans la Bible et chez tant de mys­tiques ou chez un Saint John Perse ; plutôt la mer, qui ne laisse aucune trace : « Lesté des mots et des formes / Il me reste cet espace / Humide / Indéfi­ni / Tout grand ouvert / Que je pour­rais repe­u­pler blanc / Et me plais à laiss­er vacant / Par­tie dehors par­tie dedans / Rien ne s’y fixe n’y séjourne / Il flotte sans bouger l’espace / Que je dis­simule et qui m’enfouit. »

Arrivé à ce point, mieux vaut laiss­er le futur lecteur seul à seul avec le poète dans la con­di­tion flot­tante qu’ils ont en partage, où dieux et déess­es ressur­gis­sent naturelle­ment, où les naufrages men­a­cent, où l’univers appa­raît mi-réel mi-imag­i­naire ; où se relève l’Objet de la promesse dans son hum­ble nudité. ‒ Un con­seil toute­fois : Chose promise peut dif­fi­cile­ment se lire autrement qu’au bord de la falaise, à haute voix et debout. À hau­teur d’homme face à tout ce qui le hante et l’habite.

 

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