Rue

 

43-

 

Sor­tir dans la rue et regarder le ciel, con­nais-tu un meilleur plaisir ? La pierre se fait plume et la mon­tagne rose du ciel.

Et moi, enfant, vieil­lard, je bois la buée qui décou­vre le mys­tère des choses. Je veux à ren­dre grâce à cette ami­tié secrète qui s’est tis­sée entre nous.

 

« L’idée ne pense pas, me dit-elle. Fuie-la ! Préfère le jour, lui seul rugit et respire. Par­fois il m’appelle. Par­fois il se pense.

Par­fois, il m’interroge : Veux-tu vivre avec moi, aujourd’hui ? »

 

138-

 

Les voitures se reflè­tent sur le mur de l’hôpital Neck­er. Leur vis­age métallique, si timide, porte la marque

De ceux qui les ont fab­riquées, des bars mal éclairés, des val­lons noc­turnes, des joies éphémères qu’elles ont épinglées sur nos vies.

 

La rue, c’est le dedans d’une ville. L’air, le vent, le soleil y traî­nent comme partout, mais nos voix seules y règnent.

La rue, notre sœur, orphe­line des océans et des astres, où une lumière frag­ile, sans fin, nous lave de nos vanités.

 

21-

 

Mon­ter et descen­dre un escalier, tan­dis que la pen­sée est déjà en haut ou encore en bas.

Défaut de som­meil, me dis-je. Dans la rue, la parole per­due et celle jamais pronon­cée marchent ensemble.

 

Feu rouge. Bat­te­ment de l’essuie-glace. Ma main se reflète sur la vit­re du taxi. Bien­tôt la lumière de l’aéroport.

Que l’espace et la durée ne for­ment qu’un, je n’en ai jamais douté. C’est pourquoi le présent est si long à vivre. Tout l’univers en une seule seconde !

 

 

 

149-

 

Une goutte d’eau tombe d’une branche de sapin, prémisse d’une nuit en décem­bre. L’instant vécu survie entre deux longs intervalles.

Puis j’ouvre la porte, et à nou­veau les objets s’immobilisent. Comme j’aimerai pour­suiv­re le dia­logue entamé avec eux !

 

De même, la ville décou­vre la lune et les étoiles au milieu du som­meil. Le noir descend et pro­pose une paix nouvelle

Au milieu de ses rues. Un souf­fle l’étreint. Les murs des immeubles bril­lent comme des mon­tagnes. Mais au matin, tout a fondu.

 

84-

 

Dans cette rue que je viens de quit­ter, mort, je reviendrai aus­si sou­vent que pos­si­ble, je vous le promets.

Je viendrai humer les dîn­ers qui vous rassem­blent et lais­sent un voile bleu sur la nuit.

 

J’écouterai vos paroles. Je serai la feuille de l’arbre en été, la goutte de pluie au rebord de la gouttière.

Et pour celui qui veut me rejoin­dre, qu’il s’approche, je l’interrogerai sur sa dernière dis­trac­tion céleste.

 

123-

 

Les rues et les places sont le cœur de l’univers. Dans la plu­part, on attend encore quelqu’un avant de chanter.

Mais rien de tel ici, en périphérie : les vach­es broutent au pied de l’arbre, les naines blanch­es écla­tent en silence. Tout leur sang est pour le cœur.

 

Et moi, sim­ple voyageur, je recouds une à une les rues : une voiture sous un chêne, une vache couchée dans l’herbe, ou du linge sur un fil, un silence entre deux notes.

Et toi chi­nois, pas­sant des hutong de Pékin, quelle rue d’images rassem­bles-tu ? Autre­fois, des gens pas­saient avec un guide bleu en main. Chante pour moi désormais.

 

 

 

Vis­age

 

11-

 

Au matin, mon vis­age dis­parut du miroir. Le soir, ce fut autour du miroir. « Suis-je innocent ? »

Lui demandais-je. Et la jus­tice, et mon vis­age et le miroir répondirent oui. Mais rien ne changea.

 

L’outrance, c’est le point de départ du tra­vail. Puis vient la prière, un auvent pro­vi­soire pour la halte et une pail­lasse de jonc pour le sommeil.

Des voix d’enfants s’ébrouent dans les con­fins de Noël, puis l’ombre nue sur de grands arbres nus. Voilà l’unique eau qui lave de toute faute.

 

113-

 

Je voudrais appren­dre les vis­ages, repren­dre une à une les leçons d’humanité si vite oubliées.

Car mes mains n’ont jamais touché la lumière ; et par les yeux, je n’ai vu que des jon­ques sous la lune ; depuis quand n’ai-je pas touché un homme ?

 

Puis trois jours de pluie ont recou­vert le toit ; l’air est encore plein de cette peau humide ; tout se fait proche et se mêle ; et je me perds dans cette immensité.

Tant pis, je resterai là, seul, igno­rant et ravi, col­lé con­tre la face du jour. Le vis­age d’un homme est l’horizon promis à qui touche au réel.

 

146-

 

Des paroles nous vien­nent par la radio et nos voix filent dans les télé­phones. Le vent les écoute,

Nous des­sine des vis­ages, que le sang lèche avec entrain, et lance dans les cœurs quelques accords d’une musique nouvelle.

 

Sans cet accueil du dehors, nos vis­ages sont une roche que la lumière hésite à touch­er. Nul escalier à gravir, nulle place où se tenir. Seul y règne l’effroi.

Chaque nuit, la lampe éter­nelle y brûle un peu moins d’huile. Mais, la lune descend nos rues et tou­jours leur offre des pos­si­bil­ités nouvelles.

 

147-

 

Bien­tôt Joce­lyne ne servi­ra plus au François-Copé. Elle s’en ira vers des jours que je ne crois­erai plus.

Com­ment son rire et sa voix sur­vivront dans la forêt de l’imagination ? La réponse ne se fit pas atten­dre. La voici :

 

Per­due au fond de la scène, ses gestes fam­i­liers se per­pétuent, pareils à la branche d’un oiseau qui trem­ble sous son poids.

Son œil, rond et vif, sans atten­dre a rejoint l’étoile immo­bile de la nuit. Elle est son vis­age à jamais.

 

128-

 

Odeur de paille au détour d’un chemin. Elle pénètre les songes et pré­pare un lit, que dis-je, une rai­son d’être à la mémoire.

Le chemin, lui, vibre à la chaleur du jour ; il feuil­lette l’index des heures en souri­ant. Le bon­heur n’est-il pas dans l’oubli, dans la pulpe de la langue qu’il presse ?

 

Le jour lance alors une foule de reflets sur les vis­ages, dont si peu se poseront sur des pages, puisque tout déborde.

Com­ment vivre sans clô­ture ? Tou­jours, nous sommes en com­mu­nion les uns les autres, mais nul savoir nous le récite.

 

 

 

 

Vérité

 

 

104-

 

Au sable infer­tile, à la mer rose, aux chants de l’herbe ivre des vents, au soleil lion, à la lune humide qui mater­ne inlass­able­ment le monde !

Trop d’éclat ! Trop de lumière pour s’en tenir à soi. Je rejoins les yeux du chat qui furète, du bœuf gogue­nard, ou de la mouche qui s’irrite.

 

« Peux-tu redire l’avènement du réel ? » deman­dent-ils.  Tel en sa marche, le poème avec eux s’échappe par la grande porte. Il nous quitte sans se retourner.

Avec lui, je cherche la vérité qui chem­ine en cha­cun, cette réserve d’inconnu qui nour­rit sans se laiss­er saisir.

 

15-

 

Toutes les copies sont orig­i­nales. « La mul­ti­plic­ité est illu­sion, mais l’abondance est vérité ». Demain, tu me redi­ras ton secret,

Pen­dant que le vent frappe aux portes et que plus une ne ferme. « Cèdes-lui, dit-il, tu réap­pren­dras le rêve.

 

Repose-toi. Prends l’initiative de ne rien faire. Redis sous forme de mantra : déf­i­ni­tion de l’âme : lib­erté. Déf­i­ni­tion de la lib­erté : amour.

Déf­i­ni­tion de l’amour : la grande nuit lumineuse. Et quand tu fer­meras les paupières, l’éternité te cou­vri­ra de son man­teau comme le moine No Chômei ».

 

32-

 

La libraire empa­que­tte le livre et lui tend en silence. Il le prend, sort et le jette un peu plus loin.

« Tou­jours j’arrive trop tard, dit-il. Chaque fois, l’instant dis­paraît quand je l’approche. Me voici le fan­tôme de moi-même.

 

Une larme est-elle lucide ? Et le rire ? Existe-t-il seule­ment une gram­maire de la vérité ?

Désor­mais, je vais me couch­er sur l’humus. Sont miennes la mort, le vide, toutes ces forêts que j’agrandis en vain pour te voir »

 

 

100-

 

Peut-on avoir faim au point d’oublier sa faim ? Soif au point d’oublier sa soif ? Peut-on oubli­er le bon­heur ? La joie ? Le feu ?

Regarde-moi ! J’aime la vie et la mort, j’aime ma femme et nos enfants,

 

J’aime la colère et le som­meil, la fatigue et la peur. Sans compter, je par­ticipe avec la fougère et le gril­lon à l’aboutissement d’un jour ;

À vivre au sein de la ville noire, je redis après Pas­cal que trop lumière éblouit mais seule que la vérité nous étonne.

 

148-

 

Je dépli­erai sur les vers d’un poème enfoui, une cas­cade fraîche que la mémoire recou­vre d’un linceul.

Ce sera la nuit – une longue nuit – comme celle où l’on tourne les pages d’un roman de mille pages.

 

Les eaux de la Neva s’agiteront. Les majoliques s’attarderont devant un vit­rail jusqu’à le devenir,

Non pour élud­er le réel mais pour agrandir nos âmes. Elles sont le poème. Car si on hésite sur qu’est le juste, le vrai, lui, est une pièce sim­ple et sans couture.

 

 

 

 

Terre

 

117-

 

L’heure s’allonge, fauve plein de mys­tère, la nuit tombe et recou­vre nos paysages intérieurs.

Nous étions ici et main­tenant nous voguons dans l’éternité qui se méta­mor­phose en elle-même.

 

Y a‑t-il une terre plus folle et salu­bre que celle-ci, où tout flam­boie, des étoiles au ruis­seau, et qu’un papil­lon sur­v­ole d’une sérénité grave ?

Etoiles, étoiles, vic­toire sur l’opacité, pareilles à des rues qui sont la chair de nos étés, chantez avec moi la paix au milieu du vertige.

 

 

51-

 

Mon cœur résonne au matin, pour cette terre qui patiente, pour ce fleuve qui patiente, pour cette récolte en train de fleurir.

Je suis ta nuit et ta veille. Je suis le pont oublié qui dia­logue avec la lune. Je suis la gram­maire qui se meurt plein de promesse dans un livre oublié.

 

Quel est ton nom ? Étais-je celui-là, dans une bar­que endormie, dans une rue de Chine, ce livre lâché, ces yeux éblouis d’un jour éternel ?

Puis rien. Le plus obscur n’est pas le mys­tère mais son attente, tan­dis que le temps déploie sa lumière et souf­fle son oxygène sur nos braises.

 

99-

 

Je ne vois plus la terre, mais c’est encore à elle que le plus sou­vent je par­le. Je crains pour la poésie que cette dis­tance soit mortelle.

De même, quand je tends la main, je touche des objets où l’humanité s’efface et se recou­vre d’une peau verte.

 

Comme la terre, la créa­tion est l’activité du frag­ile. Je me suis fait gar­di­en de sa fragilité pour qu’elle nous protège.

Sur le ban de sable, la masse foli­acée chante au vent les joies de la sécher­esse. Tant de fragilité et de patience au milieu de la terre.

 

 

Inédits

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