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Rouge contre nuit”, 11 : Résolution des rêves de Béatrice Marchal

 

 

Les mots que j’écris ont percé la neige
d’un hiver que je croyais éternel
B.M.

 

Le titre intrigue. Les rêves se résolvent-ils en s’accomplissant ? La résolution, est-ce un dépassement de ce qui entrave, une levée d’obstacle ?

Le livre commence par un avant-dire, par « [c]ette parole / saisie au vol », l’interruption féconde d’un élan, pour le retenir dans le poème qui le tend au lecteur, dans sa force brute et non taillée, polie par un travail de la forme ou du vers. Les lignes sont courtes, le mouvement rapide et la force vive « de la pluie qui ruisselle », prise comme modèle. Monter et descendre, une verticalité rédemptrice génère l’écriture qui tente la résolution. En trois parties plus une, « Ce qui reste », Résolution des rêves rassemble des traces1.Traces comme des volutes, mer et ses mouvements : le soulèvement dans les aquarelles brunes, titrées Paysages de sel, de Marie Alloy crée un paysage de courbes et froisse toute ligne continue. Les dessins semblent les empreintes mêmes des paysages. Cristaux de sel ou de givre ?Nervures sèches de feuilles tombées dont le limbe foliaire a disparu, en voie vers l’humus… Paysages d’automne ou d’hiver à la lumière incertaine, propice aux songes.

« […] les arbres de novembre
entre brume et grisaille
s’illuminent de flammes,

flammes d’un feu couvé
au sein de trois saisons
qui s’embrase en mêlant
dans la même beauté
la destinée des feuilles et des hommes. »

Il s’agit d’exprimer cette part de soi qui apparaît dans les rêves, faite de souvenirs, de désirs, de craintes, de regrets et d’espoirs. Interpréter les rêves sans les détruire, ni leur appliquer des schémas tout faits, sans l’aide d’une quelconque Clé des rêves ou des songes. Ce tourbillon, la vie l’impose et le premier poème prend un chemin narratif et symbolique, aquatique, il fait remonter l’être vers sa naissance pour retrouver une « eau de recréation ».La poète en appelle à la métamorphose. Ponctuation exclamative, en ce poème liminaire de jouvence (joie). Or le lac suscité enferme une image, celle de la narratrice qui entrevoit « le mirage / d’un remède et de la joie. » L’eau faiseuse de naissance court durant tout le début de Résolution des rêves, comme une réponse au questionnement qui serait jaillissement et non réflexion, « monde présent par surprise ». Cette métaphore touche la nature (les sapins) comme le calendrier, Noël et la neige, ravivée par cette évocation du lac et du fleuve qui indiquent un chemin – remonter le cours invite à renaître.

L’immobile éternité souffle un même mouvement : « sans fin s’avancent les vagues vers la grève », les allitérations (-s et –v) portent ce rythme incessant qui berce et façonne le paysage, un destin. « [L]igne d’horizon » imperturbable pourtant, où le rêve peut-il se situer sur cette ligne ? Peut-être est-ce ce lieu où insiste « l’énigme / des lointains » ?

Les poèmes, portés par un rythme régulier aux assonances douces, déplacent leur centre de gravité : toujours ils pointent vers le renouveau, à peine perceptible parfois (printemps, arc-en-ciel). Tels les bourgeons, boutons qui, répétés, sèment la naissance dans les poèmes, « un printemps / de pluies au feuillage tendre » est annoncé. Langue d’invocation et de surgissement dans les poèmes de Béatrice Marchal, le pouvoir est laissé à la présence d’un visage qui ouvre les possibles :

« Non pas des armes
à déposer

mais un rempart
de peur et de fierté
à renverser. »

L’arête de vers plus courts ouvre une « maison ardente / que sa flamme renouvelle ». Au présent se résout le passé en des empreintes, une trace accueillie par le poème parmi les eaux. Béatrice Marchal est née sous le signe des Poissons, un 29 février. Ce hasard (dé lancé) du calendrier ne peut que faire s’interroger très tôt sur ce qu’est le temps : un anniversaire pour soi, quatre pour les autres. Ne vieillissons-nous pas tous au même rythme ?

« Dans cet appendice du temps, cette exception
régulière qui le féconde, j’ai appris
qu’il me fallait disparaître pour naître
plus tard, quatre fois plus
tard dans l’ambition patiente
d’un avènement de soi
à travers les mots. »

Navigation vitale sur les eaux d’un maintenant sensible. L’île le figure et rassemble les morceaux dispersés d’un je égaré, reconstruit pour régénérer ce qui a sombré.

« Ce qu’aura eu d’imparfait
notre amour n’était peut-être
que les nuages d’un ciel
de pluie où le vent ouvrait
brusquement des fentes de
lumière comme un chemin
dont nous point la nostalgie. »

7 vers de 7 syllabes. Nous retrouvons ici le chiffre personnel de Stéphane Mallarmé sur lequel il construisit plusieurs poèmes, et surtout Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Ce texte, plutôt construit sur 707 selon Quentin Meillassoux2, dit et cache à la fois son secret. Le secret ultime de chacun, même s’il apparaît dans le rêve, peut-il et doit-il être révélé et expliqué ? La poète revendique « cet inexpliqué qui te fonde ». Que le lecteur entre dans ces poèmes, qu’il y trouve un peu de lui-même et ce que disent ses propres rêves, tel est le vœu de la poète :

« Une peur m’étreint aujourd’hui que manque
le temps de mettre au jour
une parole
réduite à peu de chose
si elle me découvrait à moi-même
sans que d'autres puissent y pénétrer
et par-delà nos différences se sentir
suffisamment à l’aise pour faire une halte
et déposer les bagages trop lourds. »

Pas interprétation, résolution. Les rêves sont comme des énigmes qui pourraient mettre sur la voie d’un trésor enfoui. C’est la carte trouvée par le jeune Jim Hawkins dans le coffre de Billy Bones. Il faut d’abord résoudre le mystère d’un message crypté avant de partir pour une belle et terrible aventure, « joie violente », vers l’île au trésor. Jim n’en revient qu’avec une partie du trésor, sans intention d’y retourner, malgré la nostalgie qu’il éprouve : « J’ignore encore de quel trésor / perdu je poursuis si opiniâtre quête […] ». Ou encore :

« Au-delà
de la lumière
et de sa joie
violente

l’île à l’horizon. »

Il est donc ici question de « secrets », de « talismans », de parchemins au fond des coffres. Dans cette navigation aventureuse, le naufrage est à craindre :

« Sans doute n’atteindrons-nous jamais l’île,
d’un charme fatal
ses brisants la couronnent.

Le coffre le plus sûr
conserve à fond de cale
le tissu de nos émotions
le parchemin de notre histoire
scellé d’un inoubliable regard. »

Le trésor enfoui est fait d’amour, de tendresse, de sourires, de moments heureux, d’enfance. Et le vrai trésor est peut-être l’île elle-même et les moments heureux qui y furent vécus.

Les fortunes de mer et l’imaginaire marin sont présents dans plusieurs poèmes du recueil. L’un d’entre eux cite un vers du célèbre poème de Walt Whitman : « Ô captain ! My captain ! », dans lequel le poète américain déplore la mort de Lincoln et s’inquiète du sort du navire après la mort de son capitaine. Quand manque un amour, quand le bonheur s’éloigne :

« Le retour est impossible,
toute marche arrière entraînerait
le naufrage
d’un navire
chargé d’amis au long cours. »
« But O heart! heart! heart! », s’exclamait Whitman.

Mais on peut aussi penser à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard qui raconte un naufrage, dont on ne sait si le « Maître » (ou le mètre) va survivre. Ce qui survit sûrement, c’est le poème qui sera toujours à décrypter.

Lors de l’hiver canadien sont célébrées des retrouvailles « dans les rues enneigées / et silencieuses d’Ottawa ». La narratrice souligne le point commun de neige entre ici et « ce pays d’arbre et de forêts », comme « la maison des vacances fermée » privée « de ses hôtes familiers » révèle ceux qui manquent. Ces lieux différents, les êtres qui les ont traversés les unissent, par la neige, le souvenir de rires. Présent et passé ne sont pas séparés, les deux retentissent comme les lieux disjoints peuvent être rassemblés par la pensée de ce qui leur est commun.
« [S]ous le baiser de la mémoire », la vie s’entend encore et revit en « ce qui reste » qui donne le titre de la quatrième et dernière partie du livre de Béatrice Marchal. Les couleurs se diffractent, rouge, bleu pour « une maison qui palpite et respire ». L’amour alors, comme les couleurs, devient « autre chose     autrement » avec la conscience « des menaces, des limites » que lui rappelle celle qui est là, à l’hôpital, toujours la même, et pourtant déjà différente, « [p]auvre mère pitoyable / funambule pris de vertige / sur une strate du temps » :

« Les mots
t’ont désertée,
l’oubli
à grands coups de brosse éparpille
la craie
de tes souvenirs en poussière. »

Il pleut en ce jour de novembre, mais il faut bien voir « ce qui reste de lumière retenu – moins captive que préservée – dans les flaques ».

Le coffre au trésor est dans les poèmes. L’essentiel y est préservé. Tout ne peut pas s’abolir.
Le rêve se résout en exercice de patience et de compréhension, en acceptation d’une vie qui n’est pas un absolu mais une douceur qui connaît ou devine ce qui échappe et blesse, le poème désormais l’entend et le restitue avec le sourire généreux et la force de « [m]ots perce-neige ».

 

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1 « [L]a chose dite garde toujours trace humide de ce qui est dit », épigraphe de Pao Keineg.

2 Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, (Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé) – Éditions Fayard, coll. Ouvertures, 2011.

 

 




Hommage à Yves Bonnefoy

 

 

Qui mieux que lui a mis en pratique cette phrase de Rimbaud : l’œuvre est de la « pensée chantée », bien sûr dans ses poèmes mais aussi dans ses réflexions sur le réel, le concept, le langage, la vie, et ses positions sur l'écriture pour définir quelle est sa place entre l'homme-animal et le monde qui nous entoure, avec une question fondamentale : jusqu'où suivre les mots à la place de ses pas, son corps, son instinct ?

La poésie est alors un « instrument », comme on peut parler d'un instrument de musique, pour appréhender avec sensibilité la « réalité rugueuse » chère à Rimbaud, de nouveau, même si cette réalité est empreinte de rêve.

Sa défiance vis-à-vis de l'image aurait pu l'éloigner de la poésie, mais cette relative crainte était surtout faite pour que les images ne prennent pas l'ascendant sur la sensibilité et ne deviennent alors que des métaphores désincarnées, revenant à une forme de conceptualisation qui nous coupe de la « vraie vie », celle intangible de la réalité physique et des émotions profondes.

« Creuser » m'avait-il dit quand nous avions parlé dans son bureau de la rue Lepic de mon recueil « les rêves de la méduse » et cette demande de creusement était arrivée à un lieu de mon poème où effectivement je creusais le sable pour trouver des morceaux de squelette du langage primitif, et c'était bien là qu'il fallait aller, toujours plus profondément pour atteindre l'être qui se cache souvent avec des mots ou des images sophistiquées, cet être enfoui sous les couches successives de l’inconscient. La poésie est là.

Dans son enseignement, sans oublier le passage par les sciences que nous avions en commun, connaissances qui lui semblaient nécessaires pour mieux éviter les concepts forcenés du monde humain, - même si le danger était alors une trop grande abstraction -, cette façon d'être en présence n'est-elle  pas pour se libérer de toutes aliénations, sociales, familiales, professionnelles et même culturelles afin d'atteindre ce qui pourrait être l'essentiel, loin des formes qui flottent à la surface et que nous prenons pour de la profondeur, y compris en ce qui concerne le surréalisme qu'il considérait trop superficiel.

Son œuvre est tellement importante, son territoire tellement vaste, plus de cent livres et des interviews dont il n'était pas avare à partir du moment où il avait le temps de s'y consacrer pour éviter les réponses toutes faites et les répétitions, des articles, des conférences, des cours, des rencontres, des prix, bref une générosité à toute épreuve toujours au service de la poésie et pas de lui-même, que parler de son œuvre est alors réductrice et que c'est également aller à l'encontre de sa pensée qui regrettait que l'on aimât trop analyser, simplifier, disséquer en décomposant les parties à tel point qu'on ne reconnaissait plus l'ensemble, si bien que l'être humain ne comprenait plus où il habitait.

Yves Bonnefoy m'a permis de me remettre sur la bonne route, celle qui n'a pas de fin mais un chemin imprévisible, dont la présence réclame la nôtre pour exister.

Quel est son héritage ? Il est trop tôt pour le dire, mais déjà il aura magistralement réorienté la poésie avec quelques-uns, en tenant fermement la barre sans changer de cap vers l'inconnu, parfois en tâtonnant mais toujours avec une conviction indéfectible : la poésie est une source souterraine indispensable à la vie humaine.

 

 

Extraits de « Ensemble encore » (Mercure de France :

       
Mes proches, je vous lègue
La certitude inquiète dont j’ai vécu,
Cette eau sombre trouée des reflets d’un or.
Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?
Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,
Nous avons bien dormi de vrais sommeils,
Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées
Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair.
Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous.

 

Mes amis, mes aimées,
Je vous lègue les dons que vous me fîtes,
Cette terre proche du ciel, unie à lui
Par ces mains innombrables, l’horizon.
Je vous lègue le feu que nous regardions
Brûler dans la fumée des feuilles sèches
Qu’un jardinier de l’invisible avait poussées
Contre un des murs de la maison perdue.
Je vous lègue ces eaux qui semblent dire
Au creux, dans l’invisible, du ravin
Qu’est oracle le rien qu’elles charrient
Et promesse l’oracle. Je vous lègue
Avec son peu de braise
Cette cendre entassée dans l’âtre éteint,
Je vous lègue la déchirure des rideaux,
Les fenêtres qui battent,
L’oiseau qui resta pris dans la maison fermée.

Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré,
La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu,
L’été debout, en ses ondées soudaines,
Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu.
J’ai à léguer quelques photographies,
Sur l’une d’elles,
Tu passes près d’une statue qui fut,
Jeune femme avec son enfant rentrant riante
Dans l’averse soudaine de ce jour-là,
Notre signe mutuel de reconnaissance
Et, dans la maison vide, notre bien
Qui reste auprès de nous, à présent, dans l’attente
De notre besoin d’elle au dernier jour.

 

 

 

 




La dimenson du réel dans la poésie de Jorge Najar

 

 

                                                                        Toute plainte m’est désormais déniée

                                                                        et me voici tissant la toile de l’errance

 

Plus qu’un océan nous sépare. Je suis resté sur mes terres, il a pris le parti du départ ; l’amitié qui nous lie justifie à elle seule cette lecture, mais aussi une interrogation commune sur la poésie, sa place dans le monde actuel, ses formes alors que tout semble avoir été fait.

Nous faisons partie d’une même génération et nous avons vécu les événements de ce monde chacun de son côté de la planète, au moins pendant un certain temps. Nous avons été confrontés aux questions de notre période : l’enracinement – « Enraciné, mais que l’on ne voie pas tes racines » disait Juan Ramon Jimenez !-, la modernité, les formalismes, etc. « Par delà ces œuvres, nous recherchions nos propres signes d’identité », dit Jorge dans sa préface à l’édition française de Toile écrite.

Interroger le réel, donner du sens là où ne paraît que le chaos, voilà la tâche assignée à la poésie. Pour Jorge Najar, elle s’inscrit dans un double refus : celui de la pureté de l’œuvre  et celui d’une soumission au primat du politique. La poésie a pour tâche d’explorer toutes les  dimensions du réel et non de le réduire aux simplifications liées au formalisme ou à l’idéologie. Il fixe à la poésie une tâche autrement plus haute et plus enthousiasmante : « …créer un discours poétique où s’articulent différentes strates de vie à travers des codes s’entrelaçant, rivalisant entre eux et se mêlant. »

Nous avons recherché chez nos aînés quelques figures emblématiques pour nous éclairer sur ce chemin ;  et si Jorge Najar fait allusion, toujours dans la préface française à     Toile écrite, à José Maria Arguedas, combien de poètes de ma génération ont cherché – et trouvé ( ?) – dans l’œuvre d’un René Char cette réponse qui hante toute poésie authentique, à savoir celle de la convergence de l’éthique et de l’esthétique, comme seule possibilité de dépasser les simplismes dénoncés plus haut. Incapables de nous satisfaire des réponses toutes faites, nous avons demandé à l’écriture les réponses que ne pouvaient plus nous donner les idéologies, nous avons espéré que le travail sur la langue et les mots nous offriraient les justifications d’une existence sur cette planète qu’aucune morale ou religion ne pouvaient plus nous offrir, sans oublier que « Dieu a permis que le vacarme s’empare du monde » (Toile écrite). Nous reconnaissants définitivement comme errants, vagabonds, il nous reste à « reconstruire le paradis perdu. Mais comment affronter une tâche si colossale ? » (id.)  

                                               

            Les trois recueils publiés en France : Toile écrite, Gravure sur maté, Figure de proue renvoient à des images-symboles, des références de la création artistique. D’abord, les supports : la toile, le maté et la proue sur lesquelles l’artiste – le poète ( ?) – laisse sa trace. Trois supports sur lesquels son questionnement sur le monde s’inscrira définitivement, comme une première réponse à l’éphémère de l’histoire et de l ‘aventure humaine. Ensuite trois pratiques artistiques : l’écriture, la gravure et la sculpture par l’intermédiaire desquelles le créateur interroge son expérience, tente de donner sens à ce réel qu’il rencontre. Trois outils pour explorer les dimensions du réel. Cette matérialité affirmée dès les titres est une constante dans l’écriture de Jorge Najar. L’œuvre est « conséquence et fiction du vécu ». Il s’interroge sur la validité de l’écriture , le rôle de l’artiste, du poète, mais toujours cette interrogation s’appuie sur le réel des choses et des sentiments. Le statut de l’homme est d’être dans « la chair du monde » pour reprendre l’expression du philosophe français Merleau-Ponty. Jorge Najar répond par là au débat, souvent confus, de l ‘engagement de l’artiste : engagés nous le sommes par notre présence au monde, c’est en assumant pleinement cette condition que nous pouvons « habiter le monde en poète », selon l’expression d’Holderlin et témoigner. 

            Ainsi ayant assez vite dépassé les écueils du régionalisme, de la poésie trop enfermée sur ses racines – « Qu’ai-je donc à voir avec ces tribus et leurs langues, vestales de mon enfance ? » écrit-il dès le début de Toile écrite -, et ensuite refusant les catégories, les groupes et les clans, dès le premier poème de Gravure sur maté, il avoue « n’avoir rien fait pour personne », « n’avoir agité aucun drapeau », son positionnement face au monde n’est pas pour autant celui du retrait et de l’oubli, du repliement sur la tour d’ivoire qui tentera les « purs ». Jorge Najar ne juge pas,  ne prend pas position en se justifiant, en opposant une théorie à une autre, il n’oublie pas qu’en toute situation « nous sommes les fils de notre temps ». « Mon expérience m’avait déjà permis de comprendre que savoir ne suffit pas. Il faut de plus grands déchirements » (Préface à l’édition française de Toile écrite). Le parti pris de Jorge Najar est de nous faire partager son errance, « … guide de marcheurs aveugles / plongés dans un autre chant ». L’abandon des certitudes est chez lui un acte fondateur ; il vit la situation de l’artiste comme celle d’un individu sensible au chaos du temps qui « nous nourrit et nous modèle dans la mesure de notre réceptivité (préface à Toile écrite). L’artiste, que l’on accuse à tort d’être hors du monde, « ne contemple pas le paysage, il enregistre la mémoire du monde », ou encore « Que les scènes que je grave ici [dit-il] soient mémoire et souche du peu de gloire qui nous reste. » (Gravure sur maté). Le poète se doit de laisser trace de son passage ; s’il n’agit pas sur le cours des choses, il laisse derrière lui une œuvre qui nous aidera à « tisser la vie ».

 

            Et pour cette tâche, après avoir parcouru les chemins de l’Amazonie, exploré jusqu’aux limites les séductions de l’enracinement, respiré « l’air des espaces fréquentés par les poètes des années 60-70 à Lima » (préface à Toile écrite) et, là encore, assez vite touché les vanités des débats d’école :

            « Mais pourquoi les artistes sont-ils en pleurs
            au fond d’un bar de Lima ?
            -Le vieux souci d’être neufs
            les décourage et met l’écueil au voyage. »,

il ne restait plus que le chemin de l’exil choisi. Mais ce mot risque de restreindre l’ampleur de la question à un concours de circonstances extérieures au poète. L’expérience vécue et donnée au travers des poèmes est plus radicale. Dans le premier poème de Toile écrite – « A quelques encablures, sous d’autres cieux », à lui seul ce titre est significatif -, les mots choisis renvoient plus à une expérience de l’errance, de la déréliction métaphysique :

            « Nous voici à présent au cœur de la tourmente…
            … l’étranger qu’en moi je pressens…

                       Mais quel lien nous unit à ces ombres expulsées du royaume ?
            La seule conviction d’en ignorer les délires
            et n’être plus qu’un corps brisé à la dérive. »

 

            Aussi cet exil n’est-il pas une facilité, un refus de se confronter aux heurts du temps malgré les apparences (« J’avoue […] n’avoir pas agité de drapeaux »), mais une volonté de pousser plus avant le questionnement sur son « maquis intérieur ». « En quête de quoi ? » interroge un poème de Figure de proue. Le premier mouvement du départ est refus :

« Tu es parti parce que tu ne supportais plus les tiens, leurs traditions, ni le

respect des lois, des couleurs et des perspectives. » 

« Fable et folklore. Tu es parti parce tu ne pouvais vivre dans l’espace qu’ils te concédaient. »  

Mais ne voir que cet aspect du choix serait lui donner des limites faciles à dénoncer. La vérité profonde est ailleurs : tu es parti « parce qu’au milieu de cette torpeur tu ne te supportais plus toi-même. » Il est des exigences plus fortes que l’amour du pays, que l’histoire qui nous appelle au combat :

« Tu as tout laissé au bord des chemins menant à ton maquis intérieur. »

            L’exil est une expérience  de recherche de soi, non du moi égoïste, ce qui serait réduire la poésie au sentiment personnel et non l’ouvrir, à travers l’expérience de l’un – le poète – à l’universalité de ce que vit tout être humain qui un jour abandonne l’histoire et part à la conquête de son « maquis intérieur ». Et dans cette recherche, il n’y a plus rien pour retenir l’errant :

            « Jette tout ce qui t’entrave dans les gouffres, ces galaxies sans fin ni retour. »

            A Montaigne qui conseillait au voyageur de se déshabiller de lui-même, Jorge Najar répond:

            « Tu viens sans rien et sans rien tu repars. »

 « Purifie-toi avant de continuer ce sentier qui se perd dans la forêt d’où personne n’est revenu. »

Cette expérience de l’exil est sans retour, la force des images pour ce voyage infini est saisissante et signifie que cette recherche de soi est sans concession. L’exil, s’il est choisi, accepté, ne laisse pas en repos, il est souffrance, angoisse, « rencontre avec l’immensité » :

« Tu avances, à genoux, sur un pont invisible unissant les rives du monde. »

«… cherchant des échappatoires à la mort. »

« … saltimbanque diffus dans le paysage. »

« En marchant dans les gouffres de l’air, tu devineras ce qui t’attend. »

« Tu arrives au fond des abysses… »

 

« Tu es juste de passage vers l’indescriptible » est le dernier vers de Figure de proue. Ainsi sommes- nous avertis de l ‘absence de limites et de repères dans notre navigation. Tout juste est-il concédé dans cette expérience du dénuement un instant de regard sur le passé et de réconciliation :

« Maintenant que tu t’es affranchi de tant d’entraves, fais l’offrande que tu dois aux tiens. »

Instant qui ne dure que le temps d’une veille car « toute plainte m’est désormais déniée / et me voici tissant la toile de l’errance».

 

Donc l’exil comme réponse apportée à une aventure individuelle, mais aussi comme réponse à l’histoire et l’histoire, c’est la soldatesque partout présente et :

            « seuls survivent ceux capables
            de réprimer les souvenirs où la barbarie
la rude soldatesque empale la mémoire »

Le monde n’est qu’un champ de bataille, l’histoire partout nous convoque ; comment l’oublier, comment s’échapper alors que « ton monde tout entier sombre dans le vide de l’histoire » ?

L’exil lui-même n’offre pas de réponse définitive, à l’arrivée sur une nouvelle terre, l’exilé découvre « le rocher noir de l’histoire veillant sur le port ». Parti pour oublier les soubresauts de l’histoire, le poète les retrouvera et se confrontera à nouveau avec eux par l’interrogation sur l’art, la peinture. Et de la contemplation du retable d’Issenheim à Colmar aux toiles du Greco, de Velasquez et de Goya, c’est une longue réflexion sur la place de l’artiste que nous propose Jorge Najar, jusqu’à revêtir lui-même les  habits de l’artiste dans Gravures sur maté, habitant ses délires :

« Burin en main, pointe brûlée

en son propre incendie, insomniaque »

Et c’est Gauguin qui apparaît dans Figure de proue ; au « qui sommes-nous où allons-nous » de ses gravures sur bois, Jorge Najar répond par « En quête de quoi ? ». Dans le texte suivant, à propos de Zurbaran, le poète va au-delà des artifices de la toile pour en saisir le véritable enjeu : « Au fond de chacune de nos molécules, là  où tout est sombre et nos pas vagabondent, là aussi certainement se trouvait une raison. »

C’est l’occasion, par le biais de la peinture, d’une quête pour retrouver « certaines colorations du fond de l’histoire et de la pierre. » L’artiste peut se satisfaire du monde des formes et créer son univers, mais aussi, comme tout être humain, il ne peut faire l’économie de l’histoire et de la relation au pouvoir, et l’exil est alors salutaire. Qu’aurait été Le Greco, « immigrant porté au pinacle », sans l’expérience de l’exil :

« Sans doute ne serais-tu qu’un dévot du pouvoir

- un parmi tant d’autres, un rigolo de plus –

que tes contemporains perpétuèrent à travers les palais

Mais Tolède devait te sauver… »

De même pour Velasquez, dans une description minutieuse du tableau de « La Reddition », Jorge Najar authentifie toute démarche artistique dans cette affirmation :

« L’essentiel dans la toile parfaire

est ce pied de nez au pouvoir aveugle »

Réflexion prolongée dans le poème sur Goya intitulé « L’œuvre noire », toujours dans Toile écrite. Goya, si proche du pouvoir, ne devient lui-même que lorsqu’il se libère de ses séductions. Jorge Najar rejoint ici Malraux qui disait que Goya ne devient génie que lorsqu’il abandonne les ors et prébendes du pouvoir pour se reconnaître en sa propre folie, « car le beau, parfois, occulte les tourmentes ». Et il se reconnaît dans Goya fuyant en France, abandonnant les facilités du savoir-faire pour aborder les rivages de « l’œuvre noire » :

« Et moi, autre pèlerin, je fabrique une larme de crocodile

t’approuvant pleinement car c’est tout ce qu’il nous reste

quand la patrie devient marâtre. »

L’histoire, la patrie nous trompent toujours, nous sommes de façon définitive, pour qui veut bien le voir, errants en ce monde.

 

De cette expérience, Jorge Najar construit une langue qui lui est propre, un ensemble d’images qui révèle une profonde mélancolie, qui n’a rien à voir avec le soupir romantique, mais plus avec un pessimisme actif sur lequel peut se construire une raison de vivre, une acceptation quasi stoïcienne de l’humaine condition :

« En marchant dans les gouffres de l’air tu devineras ce qui t’attend, ainsi que le jour de ta rencontre avec l’immensité. »

Nous sommes les enfants du temps et de l’histoire, embarqués malgré nous, naviguant « vers l’or de notre vie », conscients qu’il n’y a de solution que dans l’errance avec comme seuls outils ceux de la création.

Cette préhension de l’univers sensible se fait par une écriture assumant la description et le rythme lyriques ; la phrase poétique, seule, permet d’englober et de dire la richesse des expériences vécues. Trop de recherches, d’expériences sur le langage ont abouti à la sécheresse, à la séparation du vécu et de sa relation dans le poème. C’est dans ce sentiment « d’être-au-monde », dans cette appartenance à une totalité du monde que la poésie de Jorge Najar trouve son plein accomplissement. L’exil lui-même est dépassé dans ce chemin vers l’ « indescriptible » qui est notre sort commun. Le but de la recherche poétique n’est-il pas finalement de dénoncer, de dépasser toutes les contingences pour essayer de retrouver cet état où nous étions « proches parents des dieux » ; sachant que la quête est impossible, que, toujours, échappera à nos œuvres quelques parts du vécu parce qu’ « une vie ne peut être condensée, ni la douleur, ni les joies, seulement sa propre fiction. »

Et cette appartenance au monde, mais aussi l’écart entre la vie et cette recherche de la proximité des dieux, cette quête de l’âge d’or, particulièrement présentes dans Figure de proue, trouvent leur expression dans des images qui disent le rapport dialectique de l’air et du feu. Le feu purificateur nous délivre des chaînes de l’histoire et nous permet par là d’accéder à la liberté de l’air :

« Le monde est redevenu feu purificateur…

«… seul le mutisme au cœur de l’incendie…

« Nourris ce brasier avec ta poignée d’étoiles perdues dans la nuit de l’univers…

« Tu restes embourbé dans la pestilence des images

Brûle-les et purifie-toi. »

 

Dans un monde livré aux brasiers de l’histoire, au milieu de la ville où « tout tremble », le poète s’interroge, cherche les échappatoires :

« et toi, ancré aux paradis d’autres mondes […] accroché aux vents…

«…  Saltimbanque diffus dans le paysage… »

Est-ce là l’aboutissement du passage vers « l’indescriptible », le terme de tout exil ? Ne se reconnaître d’aucun paysage, d’aucune patrie. Tout part en fumée de nos attaches et « nous ne vivons pas là où nous habitons, mais dans l’air, citoyens du paysage. » Nous ne sommes que « pèlerin(s) ancré(s) dans le paradis ». L’image est paradoxale, comme la vie ; notre seul ancrage est l’immensité.

La poésie de Jorge Najar n’apporte aucune réponse, bien au contraire. Elle explore les questions, se nourrit de leur complexité. Ne serait-ce pas là une particularité des poètes de cette génération ? Le monde qui nous a été livré n’était-il pas lui-même qu’un immense chantier et les outils se sont révélés inadéquats à la tâche. Il y a « ceux qui sont partis » et « ceux qui sont restés cramponnés à la terre », mais tous aboutissent au même constat :

« Tout homme attisant le feu cultive ses cendres . »

Il ne nous reste plus que la liberté de l’air et nos doutes sur lesquels nous essayons de bâtir des raisons de vivre et pour reprendre la référence  à René Char qui clôt la préface à la version française de Toile écrite : « l’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne. »  

           

 

 

 

 




Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions ((Ascension et hypostases initiatiques de l'âme, Actes du Colloque International d'histoire des religions "Psychanodia", 2006)) mais aussi de 14 volumes de poèmes((Des poèmes d'Ara Alexandre Shishmanian sont parus en français sur le site de Francopolis, dans la Gazette de la Lucarne des écrivains (n°15), sur le site Poésie pour tous de Pedro Vianna, et récemment, dans l'anthologie L'éveil du myosotis éditée par Jean-Piere Béchu et Marguerite Chamon.)) parus en Roumanie depuis 1997.

L'auteur, opposant persécuté du régime communiste dans son pays, choisit en 1983 de s'exiler avec son épouse, la poète Dana Shishmanian, pour s'installer en France, d'où il publie un grand nombre d’articles politiques dans la presse roumaine d’après 1989. Le présent recueil présente une sélection de poèmes ((Ils proviennent d'un volume original, paru en Roumanie, en 2012, sous le titre Nestiute I, soit en français Méconnues I, aux éditions Ramuri.)) choisis et traduits du roumain par Dana Shishmanian, dont on salue l'ampleur du travail, et la fluide beauté du texte français. On comprendra à la lecture qu'on ne pouvait parler de Fenêtre avec Esseulement sans évoquer au préalable, même brièvement, ce parcours de vie. Le lecteur retrouvera en effet dans ce dense recueil le vibrant esprit de révolte contre les totalitarismes dont l'auteur déclare qu'il "portai(t) la corde au cou" :

toutes les choses s'inversent en ce monde
toutes les choses sont des inversions

Jésus a marché sur les eaux
moi je marche sur l'inversion et la haine
sur la dictature et le totalitarisme
partout j'ai senti avec la plante de mes pieds nus

la liberté strangulée dans toutes les créatures (...) (p.67).

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Une grande partie des poèmes présente un amer constat de l'état de déréliction du monde - "Toute société moderne est un esclavagisme travesti" (p.51) - et une virulente critique politique et sociale, qu'une magnifique allégorie du grain de raisin écrasé (comme le grain de la raison disparue peut-être de ce monde?) hausse à une dimension cosmique et christique :

le grain de raisin est un grain spécial, plein des mystères
de la transparence et de la transpiration de l'effroi

où l'autre ne peut être rien qu'une terreur écrasée -

(...)

telle la crucifixion généralisée de l'espace-temps

(...)

*

La fenêtre m'a appris la solitude
et la séparation du corps du temps qui passe de soi à non soi
(p. 42)

Mais par-delà l'évocation de la solitude acceptée, attitude morale et stoïcienne née de la contemplation du passage et de la perte, que "raconte" Fenêtre avec Esseulement ? Car il s'agit bien (quoique de façon parcellaire et fragmentée pour nous, lecteurs d'un choix de textes) d'une sorte de récit. On ne pourra, hélas, proposer que de sommaires pistes pour aborder ce recueil où se déploie, sous la luxuriante fulgurance des images, la riche et complexe réflexion philosophique et métaphysique de l'auteur – à travers les méandres du labyrinthe plein de surprises qu'il y dessine. A la façon de tous les grands ensembles culturels et religieux (mythes, rituels d’initiation, récits eschatologiques, ou pratiques mystiques...), ce livre parle du voyage ultime et ineffable en quoi consiste l’ascension de l’âme. Comme dans le Livre des Morts Tibétains, le Bardo Thödol, à travers un parcours semé d'épreuves, une âme s'arrache à l'obscurité de la matière, se dépouillant des tuniques qui la couvraient, pour se retrouver nue dans le noir sonore où mène le dédale des catacombes (p. 15), dans un parcours où tout évoque une vision métaphysique, ainsi que l'annonce le poème de "La Pierre Noire"(p.17), où se tressent la plupart des thèmes du recueil et qui décrit avec une précision aussi anatomique que métaphysique la progression du corps matériel vers son corps astral :

Aujourd'hui personne s'est vêtu de rien
à son tour, aujourd'hui s'est vêtu d'aujourd'hui

aujourd'hui danse, il a des pieds de sons et de syllabes
le noir est rempli de visions sonores
auxquelles l'œil trop habitué aux choses renonce
l'œil, en fait, est une chose – mais l'ouïe
est la nuit d'un manteau chamanique
les tympans lèvent le rideau – voilà tout le spectacle -
lèvent encore et toujours le rideau
tout n'est pas dans l'événement mais dans le dévoilement
tout est dans les orifices des sons qui jouent sous ma peau
je me déshabille de la peau comme d'une inutile mélodie
et je reste dans la nudité écorchée du corps
flûte ou crayon
les crayons sortent de mes muscles ou de ma fontanelle
et écrivent sur moi des sons
des sons que je n'entends pas mais fais vibrer,
les orifices des sons dansent – vibrent – se promènent
comme des cafards sur tout mon corps
passent à travers lui tels de mystérieux signaux inversés
(...)

le cœur seulement se referme en lui-même tel un œil aveugle
le cœur seulement tombe de mon corps tel une pierre noire

le cœur seulement – fruit obscur, incomestible,
un masque sans ressort, une bombe désamorcée -
la pierre noire traverse tous les rites du refus
traverse tous les rites de la répulsion extatique
s'ouvre comme un œil écorché de regards
pour toutes les pages des livres inconnus
tellement solitaire et crue – aux caillots de solitude
coagulés autour de l'obscur
tant d'obscurité dépecée dans l'abattoir du monde

... mais quel est ce hurlement qui jaillit de ma bouche
telle une crinière infinie

*

Je regarde personne et personne me scrute
avec l'œil de réponse du cyclope (p. 23)

"Personne" (en italiques dans le texte) est un masque sans visage – comme la "personna" étymologique. Récurrent et énigmatique, il est une sorte d'Ulysse accomplissant l'Odyssée de l'âme vers le néant, tandis qu'il déambule

Personne collectionnait les pages de ses pas
cela quand il s'ennuyait de simuler un timbre...
Des pages de ses pas, il composait un livre aléatoire
un livre sur les méconnues
une somme des égarements et des simulations
une somme parfaitement inutile
mais au moins sans prétention (p.94)

Il est aussi, on le voit, le double au miroir du poète, double d'un "soi" qui ne serait plus déjà qu'un reflet de "l'autre", dans cet état où le sujet disparaissant peut écrire :

Oh, personne est le visage de la mort collé à l'horizon
aux poumons traversant le temps titan au crépuscule
(p.23)

Nombreuses et signifiantes sont ces apparitions de l'œil rond du miroir – "pari avec le néant" - et de l'inversion qu'il procure. Objet-titre désiré de "Zéro-miroir", on comprend qu'il est la porte métaphorique vers la perte absolue, la dissolution/"délocalisation" dont il propose l'image, et que contemple le poète, méditant fasciné (p. 97-98) par l'évocation de sa propre mort, car

C'est par le miroir que la nouvelle arrive
avec son ange improbable - code expédié par le néant -
dans le lissage profond du miroir la nitescence devient illisible

elle s'élance comme si elle se dissolvait

Indissolublement liée à ce dernier, et au labyrinthe de "nulle part", l'errance fait de cet "être traversé de néant et de rien" la figure mythique du "dernier des prophètes/ le dernier homme même - / car après personne, personne seulement pourrait suivre..." (p.75) – dans un ensemble que traversent Pan, le Sphinx ou "l'Endymionne... les seins nus exorbités", autant que le minotaure, Ariane, un Dionysos - vampire du "sans"... et Enkidu déçu en clôture du recueil : l'imaginaire de l'auteur est pétri de ces références culturelles, particulièrement vivaces et productives.

*

Les cernes monstrueux sont les ailes de nuit du poète
l'œil aveugle est sa bouche méconnue (p.25)

Poésie métaphysique, poésie "cognitive", la poésie d'A.A Shishmanian est aussi très profondément une poétique de l'incarnation et de l'espoir de délivrance ("j'ai sorti mes mains écorces sur la fenêtre / et je me suis cueilli en fruit /ange de fumée à l'index de mystère cendreux "(p. 24) Le corps "larvaire" qu'on abandonne se rappelle à nous dans toute sa matérialité sanglante et douloureuse, ses orifices et ses glaires, dans son existence de chair dans un monde où "la mort se promène entre deux digestions / elle continue de manger par compensation". Mais le poète-narrateur, qui apprend la maîtrise de l'inversion, écrit : "toutes ces aspirations subtiles dont je tâche de nourrir mon néant / je m'y enfonce et m'y décompose – je fleuris / dans une putréfaction souriante (...)" (p.40).

Le parcours christique du sujet-âme-personne, annoncé dès la métaphore du grain de raisin écrasé (p.13) et les métaphores déjà citées de "La Pierre Noire", se confirme dans un poème comme "Eucharistie". C'est bien de ce corps de souffrance dans le labyrinthe crucifié d'un monde abandonné à la dévoration, de ce corps voué à la putréfaction et la déchéance, que peut s'élancer la pensée pure, vers le néant, le "mé-connu" que le poète, en quête de connaissance, cherche à atteindre par la contemplation poétique (est-ce déjà ce que l'auteur nomme "mésonge", proposant, dans le poème "La lyre d'Orphée" une sorte de méthode pour atteindre le méconnu par-delà les "fantasmes" du réel ?) :

je m'empoisonne avec du temps
je bois la ciguë du temps
et le froid du temps et du visible et de l'invisible du temps
je tâche de voir les secondes comme si je voyais des oiseaux
et les clefs – comme d'étranges objets
morts et vivants
je tâche de voir tout ce qui pourrait me guérir
de tout ce qui me contient et de tout ce qui me perd
je tâche de supprimer toutes les vitesses

qui font de moi un aveugle voyant (p.62)

*

un blanc nébuleux dans lequel tu te dissous ou te perds
fou et immaculé
telle une page blanche (p. 111)

Déliant le corps et l'âme, la décomposition préalable à l'ascension, n'est pas sans rappeler le Grand Œuvre hermétique - solve-coagula – auquel ramènent les opérations dans "Le rouge et le noir" (p.55) où "le rouge se broie dans le noir et le mange" et cet autre poème, le "Le sel du soir", et ses étranges images :

En me couchant, j'ai mis mon diamant vivant
en hiver d'herbe devant le serpent noir
et l'ai enseveli dans le sel du soir -

le diamant de la connaissance extatique et de la vie

L'opération alchimique de dissolution est l'exact pendant dans la Tradition chrétienne, du "pouvoir des clefs", qui délient. Or ces objets abondent dans ce recueil, dont un poème porte le titre de "Cadavres de clefs" (p.91). Objets sacrés et morts abandonnés, elles ajoutent le mystère à l'énigme :

la clef nous aide à découvrir un nombre étrange -
le nombre qui précède zéro (non pas moins un
mais peut-être même un ou un autre nombre sans nom)
de là nous pouvons écarter (et non ouvrir)
la porte tel un hymen – membrane démentiellement fine -
et déposer dans le zéro
le degré zéro de notre évanescence
(de l'évanescence, à savoir de la transcendance),
le pas que nous portions en nous longtemps avant de naître -
depuis le premier clin où le néant a cligné

(...)

Clés pour rejoindre nulle part, clés pour disparaître et renaître, elles permettent d'accéder à une autre dimension, immatérielle, à laquelle prépare la méditation poétique, conçue comme une expérience de pensée, explorant – apprivoisant - à travers la liberté du flux des images, l'ultime et inconnaissable voyage :

Il y a quelque chose d'archaïque et d'anarchique
dans cette ultime disparition

une douleur de toutes les nuits -
un cri de l'essence du nocturne
le zéro lui-même pâlissant – écho de l'extinction -

rien ensuite – uniquement le néant – l'homme restitué

Dans un monde devenu "théâtre d'ombres" (titre du poème p.47) celles-ci se libèrent des corps enfin transparents, elles se libèrent dans un monde d'asphalte (la matière noire de l'œuvre au noir?) où il reste au poète-Personne , qui n'a vécu le voyage qu'en pensée, à écrire des livres de séparation :

Personne se cherchait dans le labyrinthe -
il n'avait pas d'ombre
il ne pouvait pas devenir transparent – et les anges
de la mort de cristal ne le connaissaient pas
pour l'instant rien ne collait dans sa chevelure de pensées
c'était là toute sa science : la nuit, se remplir d'encre
et écrire des livres d'asphalte – à savoir,

bien entendu, des livres de séparation,
des livres de séparation qui ressemblaient beaucoup
à des films de sable,
maintenant que le jeu était terminé

et tous les subterfuges avaient enfin été décollés

*

Qu'à la lecture de ces notes, on ne se méprenne pas sur cette poésie : rien d'aride, ou de docte – l'humour et la dérision même ont aussi ont leur part dans cette très moderne et complexe méditation, qui par exemple décrit ainsi le monde :

je ne comprends pas ce que je fais encore ici et là
ici ou là toutes les choses souffrent de caries -

toutes les solitudes sont cariées
mais les dentistes, hélas!

sont cariés eux aussi (p. 66)

Pour peu qu'il accepte de poser que "l'inconscient chargé d'un guet tragique est plus vrai /que le conscient creusé par des lois /le conscient n'est après tout qu'une convention", la hardiesse et la force des images entraîneront le lecteur à partager l'expérience paradoxale de ces métamorphoses jaillissantes : intrépide et inspiré, il se peut qu'il avance aussi à la rencontre d'une idéale fleur de poésie, comme celle de Novalis :

Je tiens dans la main un pissenlit bleu – inconnu -
qui me regarde lentement et pensif

(...)

Le pissenlit bleu est un navire sur lequel
je navigue – empereur d'un empire de pensées -
porté par la brise au crépuscule,
je me change en dieu aux pas d'automne
enveloppé de déception

(...)

tenant à la main mon sceptre bleu et magique
le sceptre qui me regarde et me pense
alors qu'à mon tour, le regardant, je ne peux me résoudre :

lequel de nous deux rêve de l'autre ? (p.45)

 

Présentation de l’auteur




La poésie d’Angèle Paoli : une esthétique de la trame

 

 

« La voie que le poème cherche à se frayer, ici, est la voie de sa propre source. Et cheminant ainsi vers sa propre source, c’est la source en général de la poésie qu’il cherche à atteindre. »

Philippe Lacoue-Labarthe
La poésie comme expérience

 

      De la trouée du silence, la poésie d’Angèle Paoli chemine jusqu’au « vif des fêlures » qu’elle aspire à dire pour les  repousser « au plus loin ».

      Diversité générique et foisonnement poétique caractérisent sa création littéraire qui accomplit une véritable traversée des pensées pour affirmer une voix de poésie personnelle et donner résonance à une quête ontologique voire métaphysique où l’être ne cesse de s’interroger face au temps, et dans l’espace. 

      Dans son livre Tramonti, figurant dans la collection « La main aux poètes » des Éditions Henry (2015), après la fugacité du Nous (« nous n’aborderons pas / aux rêves insolubles », p.17), le Je se tisse face à un Tu. Ces deux instances énonciatives sont reliées par les paronymes « dire » et « lire » : « et tu me dis  / - je te lis  dormante- » (p.57). Aussitôt, la quintessence de l’acte de création se manifeste, mettant en miroir ces deux verbes majeurs pour favoriser l’approche de la poésie comme « l’acte et le lieu » du partage et du don.

     Sobriété et générosité du verbe, fluidité et goût de la rupture syntaxique, réticence vocale et fulgurance musicale : l’éclat des contraires subjugue « sur l’aile qui vacille » (p.53) pour mieux « voler/ à l’envers du temps » (p.54).

      « Voler », oui, mais il s’agit essentiellement de cheminer, plus précisément de se frayer un chemin, comme le symbolise le choix de certains titres comme Carnets de marche (Les Éditions du Petit Pois, 2010), Solitude des seuils (Colonna Édition, 2012), De l’autre côté (Les Éditions du Petit Pois, collection Prime Abord, 2013).

          Dans ce dernier recueil, le lecteur se trouve pris de vertige, happé par ce poème-diptyque quelque peu mallarméen où tout se reflète et s’inverse, comme dans la composition spéculaire du « Sonnet en yx », « allégorique de lui-même » : le motif du miroir scande ces pages pour conférer de la profondeur au paysage et le renverser par un jeu de bascule que la syntaxe désarticulée suscite, fourvoyant et séduisant tour à tour le lecteur :

« tremblé du miroir / le ciel en strates trace
diagonale
paysage en bascule / la terre est ronde / l’horizon tangue
les deux arbres en
vis-à-vis poursuivent
dialogue

clinamen // noir // »

(p. 12)

     À l’apogée du poème, l’immersion du Je énonciatif dans le miroir se fait abyssale, provoquant la volatilisation du paysage paradoxalement inscrite sur la page de poésie :

« miroir plan / j’ / entre
dans le verre       l’occupe
mi-corps     / je /     cherche
ne (me) vois pas       la-sans-visage

buste / incliné sur foulard
bleu     cheveux échappés bras
tendus      (mon) appareil photo
cache      seules   (mes) mains
duo d’accord      en écho

le paysage a disparu // Noir // autour »
(p.17)

      Puis, lorsque « le miroir se redresse », par delà le « tremblement des couleurs » et l’« extension moi-au-miroir », se décèle, sous la fausse neutralité de la forme infinitive, l’injonction dynamique qui, enchaînant « traverser » et « passer de l’autre côté », fait résonner le titre du recueil :

« l’au-delà du verre    traverser
passer      de l’autre côté du / je / cherche
qui d’autre que moi ? quel ailleurs ? / rien /

hors le ciel »

(p.20)

     Ce « rien » typographiquement détaché, aussitôt supplanté par l’aspiration à poursuivre la recherche dans l’espace du ciel, s’énonce de façon plus péremptoire à la fin de Carnets de marche, prose d’une densité double, à la fois narrative et poétique, où s’inscrivent avec ardeur les pensées en mouvement, proches de la double incitation gracquienne qui refuse la virgule, « en marchant en écrivant ».

« La première jonquille sauvage grelotte. La buvette lettres noires abandonnée hiver comme été à sa vacance en pure perte. Le froid taille en biseau sous la peau. Marine écrin verglacé. Marine écrin plexiglas. Cueillir des hellébores et puis rien. Le silence vent du matin qui gifle et qui grince plein fouet. » (p.122).

     Cette cascade de phrases brèves, le plus souvent nominales, débouche sur le constat laconique « et puis rien », avant que ne s’énonce la mise en équivalence métaphorique du silence et du vent, soulignée par l’entrelacement musical des sonorités gutturales sourdes et sonores (« gifle » rappelant « jonquille », « grince » faisant écho à « grelotte ») qui par effet de contraste permet l’émergence vive de la fricative de « fouet » pour faire claquer la phrase ultime du livre.

     Entre Carnets de marche et De l’autre côté, se marquent dans Solitude des seuils la palpitation de l’interstice et la jouissance du seuil. Dans son « Liminaire », le poète Jean-Louis Giovannoni apprécie la particularité du lyrisme vibratoire d’Angèle Paoli se fondant sur une « mise à peau » : « Tout est là. Au bord de son bord…retenu. Imprononcé comme l’est le nom de chaque chose, enfouie en son dedans ».

     Cette « mise à peau » consiste précisément à faire affleurer par l’acte de poésie ce qui se dérobe en apparence à l’intelligibilité immédiate. Il s’agit de s’adonner à l’acte de dire pour faire émerger ce qui se trame sous le silence. Nul répit face à la nécessité vitale de prononcer tous les bruits qui « trouent le silence » (p.69), en ces lieux-limites de prédilection, désignés par les locutions spatiales qui se substituent l’une à l’autre : « au bord de », « à l’orée de », « à la lisière de », « sur le seuil ». Une véritable dynamique verbale se déploie pour créer le « mirage des mots nus » (p.23) et tenter de les habiller peu à peu, presque subrepticement, par des mots composés, dérivés, engendrés, qui se présentent comme autant de variations musicales pour dire le murmure du seuil à franchir : « bruissement », « crépitement », « craquement », « chuintement », « frémissement », « froissement ». Les effets de rimes intérieures, résultant du même suffixe s’enrichissent de l’allitération en /r/, sonorité vibrante accentuant les syllabes initiales de presque tous ces substantifs.

      N’est-ce pas la figuration même de cette esthétique de la trame où les mots vibrent pour effectuer la percée du silence, prononcer « l’imprononcé » dans la solitude fructueuse des seuils ?

      Le titre du recueil Tramonti, de consonance  méditerranéenne, n’est pas sans évoquer dans l’esprit du lecteur non initié l’idée spatiale de traversée liée à celle de mont ou de vent. Or, le sens corse de crépuscule se trouve dévoilé dans le long poème éponyme scandé par l’anaphore « il y a » (p. 90-97) qui relie temps , regards, silence, crépuscules d’été, instants, sous le ciel picturalement figuré comme une « plaie crépitante de tous ses ors ». De « la lumière du soir » inaugurale où le temps se compte pour « scruter les étoiles » ou « penser la tendresse » jusqu’à l’irruption finale du motif floral de la « criste-marine du soir », quand « l’espace ouvre un chemin / de tendresse dans la douceur », toute une « harmonie du soir » s’esquisse, non sans réminiscences baudelairiennes, avec « valse mélancolique et langoureux vertige »,  au moment où « le jour chancelle » : s’entrelacent scintillements et estompages, ivresse et ondoiements, glissements et clapotements, « un grand cormoran bleu » et « une vache éblouie » priant « dans le soleil », avant que l’astre ne se noie fatalement « dans son sang qui se fige ».

      Mais, belle trouvaille, l’idée d’un « aboli » tramonti  se profère, avec l’exigence de l’inanité, la complexité troublante d’une temporalité tant itérative que singulative, et la profusion sonore de couleurs non crépusculaires :

« il y a des instants où

le crépuscule se refuse à être

où l’horizon boréal se grêle
de cailloux bleus
d’effluves mauves
de crénelures hérissées de vert

et »

(p. 95)

     Ce moment de pure délectation sensorielle se trouve comme suspendu, mis en suspension par la vocation dilatoire du blanc typographique, mais surtout par l’apparition solitaire du petit mot « et » qui se trouve, en fin de page, audacieusement -mais provisoirement- privé de sa fonction de « conjonction ».

      La seconde partie du livre, intitulée « Tramonti », instaure le triomphe de l’entre-deux. Tout s’y fait suspension vibratoire. Dans le premier mouvement, « Soleils anciens », la voix lyrique énonce sa quête à la seconde personne :

« tu cherches la voix des mots

brûlure du maquis
horizon sans faille

ne rien déduire de la vague
des ondulations des feuillages

notes égrenées sous l’archet
complaintes portées vers
l’en-deçà des monts »

(p. 20)

      Dans le troisième mouvement, « Sous la peau, comme une écharde », se distingue une métaphore féconde propre à restituer la mission impérieuse du Je qui travaille les mots sous la trame du silence :

 

« je croise décroise recroise
tramail de mots
dans le tissé silence
qui se trame »

(p.148)

     Ce « tramail » des mots se précise, toujours avec la mise en exergue du Je poétique et de sa gestuelle créatrice face au temps qu’il s’agit de saisir au mieux, de capter, de « retenir », ne serait-ce que par la fulgurance d’une image lumineuse :

« je couds mes fils
avec mes mots
pour retenir l’instant lumière »

(p.150)

      Alors même qu’« une main rythmait le poème / oiseau papillon oiseau » (p. 151), voici que soudain

« une voix gonfle la phrase
s’en prend à l’obscène du corps
il faudrait adoucir le choc
des dents      leur violence
court sous la langue  
un cri éclate 

la bouche lance
son désarroi

             à chaque âge ses plaisirs
à chaque tête ses pensées
une enfant dessine
des ronds noirs     dans un cercle bleu
dans le labyrinthe déjà ? »

(p.152).

     Lieu majeur de la profération poétique, la bouche permet d’effectuer le glissement énonciatif qui au fil du livre nous fait passer du Tu au Je, puis du Je à Elle, pour tisser une fine chorégraphie pronominale à même de faire vibrer la richesse de la voix lyrique d’Angèle Paoli qui trame et dit, qui tisse et pense, qui relie « ici », lié à « l’immobilité absolue » (p. 39) à « ce qui se vit            là-bas / dans cet ailleurs » poursuivi dans la « mémoire » (p. 40), pour faire jaillir son éclat clausulaire, avec la solennité de l’initiale majuscule et la force péremptoire du point unique, final :

 

« elle pense

à tout ce qui ne peut se dire
qui se pense dans le silence

elle pense à cet autre silence

le grand silence blanc
de l’écume

Là-bas. »

(p. 156)

     Poésie qui se pense, poésie qui se coud, poésie qui s’écoute au cœur de ses échos sonores, de ses rimes intérieures, de ses allitérations et de ses assonances, de sa syntaxe affranchie et syncopée : la création révèle ici sa vitalité insatiable où la musique vibre, proche du silence, de l’écume, de leur blancheur immémoriale, où les sons et les couleurs ne manquent pas de tourner « dans l’air du soir » baudelairien. « Paumes tournées vers le ciel », la poésie d’Angèle Paoli parvient, comme dans Tramonti, à nous impliquer corps et âme dans son cheminement crépusculaire jusqu’au « vif des fêlures » qu’elle veut « repousser » (p.53) de ses « mots vertèbres » (p. 103).

      Entre Je, Tu, Elle, son lyrisme se fait substantiel et heuristique, tramant entre l’aile et l’île, l’accès à la liberté créatrice que symbolise son néologisme « fémin-îlité » (dans Solitude des seuils, p. 52), intimement lié à ses « Terres de femmes », à sa Corse retrouvée, refondée, retissée comme haut lieu de la Poésie. Dès lors, comment ne pas cheminer sans cesse vers sa propre source ? Dans Phrase, Philippe Lacoue-Labarthe souligne la simplicité exigeante et essentielle de qui se donne ou s’abandonne à la légitimité du mouvement :

« C’est une grande chose que d’avoir ce droit
D’aller, simplement, d’aller – au plus près, pas loin ».

(p. 87)

     Telle est la source profonde de la poésie d’Angèle Paoli : « au plus près, pas loin », dans cet entre-deux délectable qui se tisse en silence, qui « trame sur trame sur trame », comme dans le livret cousu main par les Éditions La Porte (2014), « sur le tremblé du soir », quand se profilent les lignes d’une « montagne couronnée » éponyme, figuration parfaite de l’œuvre à frayer, à édifier, à « tramailler » sans répit, « d’un point / de l’horizon / à l’autre » où palpite la Poésie. Non loin également des Feuillets de la Minotaure (Éditions de Corlevour, 2015), entre-deux formel foisonnant, « récit-poèmes » dont l’une des épigraphes ne manque pas de poursuivre l’esthétique de la trame : « Sans jamais perdre le fil de lin de la parole », seule façon d’exalter à demeure le labyrinthe de la création.

 




Rouge contre nuit 10, Voix cachée de Geneviève Bouchiat

 

 

tu accomplis ton ouvrage
quand je t’appelle encore
et que tu es déjà
parti.

G.B.

 

Ce qui manque informulé. Le trou de l’absence révélé dans les détails accrus : Voix cachée *. Amenuisés, les signes de présence restent même si et parce qu’ils sont manquants :

« seuls parlent encore
l’amenuisé
des petits cris
une compagnie minuscule »

Compagnie, ces gestes-insectes qui presque invisibles occupent le silence et requièrent celui qui se penche. Restant vivant, il assigne à de menus gestes un rôle que la mémoire porte comme une défense contre le chagrin : vivre la trace en l’éprouvant pour qu’absence et présence fassent corps : « je pose ma tête où tu étais ». L’empreinte, gardée, entretenue, nourrit le vivant comme le livre constitué de textes courts, écrits une page sur deux, pages non numérotées (textes non répertoriés). Au silence, une page sur deux est confiée, au disparu peut-être de l’occuper comme il peut le faire pour la place laissée tout autour des poèmes courts (de quatre à six vers le plus souvent au début du livre, poèmes plus verticaux ensuite). C’est un « je » errant qui tente la piste des retrouvailles pour demeurer ici avec. Au poème, à l’attente, la force de faire surgir peu à peu les gestes lents qui construiront la forme :

« j’entends le bruits de tes mains
qui bâtissent autour de ma tête
la dernière coupole »

Entre ces formes, en devenir, un espace de montagnes et de vignes, un relief que l’on éprouve par la vue complétée de l’écoute. Ce cheminement ne dissocie ni la perception directe ni celle née du souvenir qui vient se superposer à l’entour comme une dimension aussi réelle que la première. Deux tercets amorcent un nouveau rythme qui permet l’allongement du poème, la construction d’une réalité enrichie « des heures passées à bâtir cette / maison ».

Les temps de conjugaison, présent exclusivement d’abord puis l’imparfait et le passé composé de ce qui reste si proche bien que passé, une dimension où le souvenir nourri de gestes permet de se trouver :

« au ciel où ton bras
― et ton autre bras
aimé ―
tressent autour de mon souffle
la précarité de nos
liens »

Rejet infaillible plaçant en un vers seuls, isolés, inscrits, les mots, la clef du livre. Voilà que naît « cette chose / sans corps », une esquisse telle qu’elle reconstruit le « nous » qui avait dû se défaire. Alors, l’imparfait des redites et des contes peut prolonger ce qi fut : « nous regardions /les prés / le soir /la brume et /encore le soir », lexique simple des évidences merveilleuses qu’il a fallu rompre. Au poème de le reproduire autrement – et consciemment. Au milieu des arbres, ce « nous » revient sachant la perte et le chemin somnambule de la traversée imposée. Il faut être autrement :

« mes yeux
mes mains
― sont les premiers nés »

Rien n’a pu se perdre qu’il faut recommencer : « ici / là / ici encore », l’insistance à mesure de l’amour, « tes yeux », le regard plus que porteur révèle le nom des choses, chacune marquée par celui dont l’absence demeure en elle :

« devant la fenêtre
qui est
la fenêtre où je
pense à toi ».

Du vouvoiement au tutoiement : élargir comme restreindre la présence échappée qui revient sous sa forme nouvelle, douloureuse et insistante, ce « tu » ou ce « vous » qui peut disparaître de la phrase (le premier vers par exemple), en un cache-cache où il réapparaîtra:

« qui êtes là ― avec vos
instruments
vos coupoles
vos colonnes ».

Entre deux mondes, la faille, « tu es tout entier en moi / mais je suis déjà seule à fêter / ce triomphe ». Nommer « le don de voix », même cachée, elle se déplace pour réveiller « une couleur différente », « on ne trouve pas / on approche ». Une « attente » dérivée en son adjectif « attentive » car ce déroulement de mots ou de sons proches (coupole/colonne) destine l’espace à une forme attendue, celle qui manque, un fil liant « à la fin » l’ombre à elle-même :

« est-ce là votre étreinte ―
notre accomplissement ? »

________________________

Voix cachée est la réédition d’un texte paru en livre d’artiste aux éditions du Rouleau Libre (dirigées par Pierre Mréjen, comme les éditions Harpo &) en 1993 à quarante exemplaires avec des gravures de Geneviève Bouchiat.

 

 




Krystyna Rodowska

 

KRYSTYNA RODOWSKA est poète, traductrice de littérature française et hispano-américaine, critique et essayiste.

En 1963, elle obtient une Maîtrise en lettres françaises à l’Université de Varsovie.

Auteur de sept recueils de poèmes dont Gesty na śniegu (1968, Gestes sur la neige), Stan posiadania (1981, Position des comptes) – choix de poèmes écrits sur une période de douze ans, Nuta przeciw nucie ( 1994, Point contrepoint), Szelest, półmrok, sens ( 1995, Murmures, pénombre, sens), Na dole płomień, w górze płomień ( 1996, En bas le feu, en haut le feu) – poèmes choisis, embrassant trente ans de son activité poétique, recueil qui lui a valu le Prix de la Fondation de la Culture en Pologne, Bliżej nagości ( 2002, Plus près de la nudité ). A l’automne 2012 a paru un choix de ses poèmes embrassant quarante-quatre ans de création poétique ; Wiersze Przesiane. (1968 - 2011) (Au tamis du temps - 1968 – 2011)

Ses poèmes sont traduits et publiés en français, espagnol, italien, anglais, tchèque, slovaque, russe, suédois, lituanien, letton, roumain et macédonien.

En novembre de 1994 la revue littéraire „ Aires” a consacré son numéro 19 à la présentation de sa poésie, traduite par Bernard Noël (en collaboration avec l’auteur) Ses poèmes, dans la même traduction, ont aussi été publiés par la revue Midi. En 2012, l’anthologie de ses poèmes, Vers le Nu, toujours dans la même traduction, a été publiée en France par L’Harmattan, dans la collection POETES DES CINQ CONTINENTS.

Au long des années, elle a fait du journalisme littéraire, collaborant aux plus prestigieuses revues littéraires en Pologne. De 1979 à 1994 elle a été membre de l’équipe de rédaction de la revue littéraire „ Literatura na świecie” (« La littérature dans le monde »). Actuellement, elle collabore à beaucoup d’autres revues et à des programmes culturels radiophoniques.

Son activité de traductrice étant parallèle à celle de poète et critique, elle a réalisé de nombreuses traductions d’auteurs français, francophones et hispano-américains, surtout des poètes, de Gérard de Nerval, Jules Laforgue, André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Francis Ponge, Philippe Jaccottet, Claude Roy, Bernard Noël, Jean-Pierre Faye, Jacques Dupin, Michel Deguy, Marie-Claire Bancquart , Jean-Michel Maulpoix, Emmanuel Hocquard et d’autres encore. Parmi les grands poètes espagnols et latino-américains, traduits et publiés par Krystyna Rodowska, figurent, entre autres, Vicente Aleixandre, Federico Garcia Lorca, Jorge Guillen, Luis Cernuda, Angel Gonzalez, Vicente Huidobro, Cesar Vallejo, Octavio Paz, Jorge Luis. Borges, Pablo Neruda, Nicanor Parra, Roberto Juarroz, José Emilio Pacheco, Alejandra Pizarnik.

En 1996, elle a reçu le prestigieux Prix de la revue „ Literatura na świecie” pour sa traduction du roman de Jean Genet Ceremonie żałobne (Pompes funèbres.) Depuis quelques années elle travaille à la traduction du premier volume de l’oeuvre de Marcel Proust, Du côté de chez Swann.

En 2005, elle a obtenu le Prix de la Société des Auteurs et Compositeurs (ZAIKS) pour l’ensemble de son oeuvre de traductrice. En 2008, elle a publié une anthologie personnelle de 14 poètes français contemporains, de Francis Ponge à Pierre Alferi, Na szali znaków (Sur les signes). Son anthologie de 15 poètes latino-américains Umocz

wargi w kamieniu (Trempe tes lèvres dans la pierre), la première de cette ampleur en Pologne (608 pages) est sortie en mars 2011, publiée par Biuro Literackie de Wrocław. En octobre 2011, le livre a obtenu le prestigieux Prix littéraire de Warszawska Premiera Literacka (Varsovie).

Elle a effectué de nombreux voyages littéraires et d’études en France, Espagne, Canada et Amérique Latine, participant aux festivals internationaux de poésie à Murcia, Cordoba (Espagne), Struga (Macédoine), Druskienniki (Lituanie), Banska Stiavnica (Slovaquie), Buenos -Aires, Trois-Rivières, Mexico-City, Granada de Nicaragua, la Havane ; Rosario, en Argentine, à Medellin, en Colombie (2013), et à Tanger , au Maroc ( 2015).

En 2004 elle a participé à la Saison Culturelle polonaise en France, invitée par l’ARPEL Aquitaine.

Bénéficiaire à quatre reprises de la bourse du Ministère de la Culture en Pologne, et deux fois du Centre National du Livre en France.

Elle est membre de l’Association des Ecrivains Polonais et du PEN-club et vient d’être récompensée de la Médaille Gloria Artis pour l’ensemble de ses travaux littéraires.

 

 




Un réalisme habité : (poésie italienne des années 1970 : Fortini, Sereni, et aussi Raboni)

 

Chaque jour dans une maison se produit
quelque chose d’inexplicable
(G. Raboni, Lueurs d’histoire)

 

Nous proposons un choix encore, restreint, parmi les très nombreux poètes italiens de la seconde moitié du XXème siècle qui mériteraient d’être lus ou relus en français, après les quelques textes de Raboni ou Fortini, ou d’Amelia Rosselli déjà présentés ici ou là* en quête d’échos amis et – on peut toujours rêver – d’un intérêt véritable de la part de nouveaux “grands” éditeurs. Ces deux brèves séquences, respectivement de Franco Fortini (1917-1994) et Vittorio Sereni (1913-1983), deux poètes amis qui se lisaient très attentivement l’un l’autre, considérés désormais, avec Montale, Caproni, Luzi, Zanzotto ou Betocchi, comme des classiques contemporains, ont en commun, outre une langue simple, presque quotidienne, l’attention aux êtres et aux « choses banales », selon l’expression d’un historien tel que Daniel Roche, et donc un rapport assez direct – le plus “direct” possible – avec leur monde dit des références. Une démarche en direction du public ou lectorat d’un pays tout tourné, traditionnellement, vers ses étroites élites cultivées, seules capables – au moins jusqu’à la fin des années 1950, quand le néo-réalisme au cinéma parvint à faire éclater ces barrières – de goûter aux raffinements d’une littérature raréfiée, de préférence lyrique (à tout le moins, malgré l’exception Pavese, en poésie), riche de citations et d’allusions aux grands d’un glorieux passé, Dante et la succession… Littéralement illisible, du reste, hors de Toscane, sinon par une minorité d’Italiens ayant fait d’assez longues et durables études, assez lettrés enfin pour pouvoir même redécouvrir (poétiquement), comme en 1963 Pasolini, les charmes et la puissance expressive des dialectes maternels. Et l’illusion « d’être heureux / à l’ombre d’un pouvoir répugnant » (Raboni). La suite, jusqu’à la valorisation récente des « langues minorées », y compris d’une italophonie amenée par les grandes migrations du XXIème siècle, est un peu mieux connue** : aussi parce qu’elle rejoint de plus vastes courants où la France, parmi d’autres pays, se trouve également impliquée ou embarquée. Et, en un mot, la « mondialité » littéraire même (Édouard Glissant).

Dans les ensembles qu’on va lire, peut-être sentira-t-on ce « réalisme » potentiel, non réalisé mais jamais tout à fait abandonné en poésie, au moins depuis le courant anti-hermétique de Noventa, d’un certain Saba (les Cinq poèmes pour le jeu de foot), de Rocco Scotellaro, de Pavese bien sûr, du premier Fortini lui-même (Feuille de route). À propos de ce recueil, Giovanni Raboni a pu écrire qu’on y sentait – vraie singularité – le « présage de ce que la littérature italienne […] aurait pu être et n’a pas été, le point de départ paradoxalement concret de quelque chose qui n’a pas eu lieu : la poésie néo-réaliste » ; il me semble que cette attention au concret, mais toujours tournée vers ce qu’il appelait les hommes à venir (aspiration dont il n’a jamais désespéré), c’est-à-dire vers une possible lecture active, politiquement agissante si l’on veut (et si on le veut), définit aussi par la suite la poésie la plus aboutie de Fortini, jusqu’à Composita solvantur (1994) dont le tremblement se perçoit dans les êtres peuplant la « Colline » ci-dessous, et pourrait représenter un bon point de départ pour une forme de réalisme en poésie. Une forme assez différente, sans doute, chez son aîné bien plus désabusé Sereni, mais agissante malgré tout, au delà de leurs amicales dissidences et peut-être d’un fondamental désaccord. Avec, en arrière-fond, l’unique basse continue d’une « membrane / secrète, tendue dans le noir à mi-chemin / entre le rien et le cœur, entre le silence et le nom… » (Raboni encore, Quare tristis). Le fameux « effet de réel » agit aussi dans ces mots, évidemment, et ce sont des mots sans pesanteur, sans nécessité naturelle, arbitraires en somme, d’où se construisent des mondes. Leur crudité ni leur cruauté, ni l’usage commun qui semble les rendre accessibles n’y changent rien. Plutôt, c’est l’énergie et la charge dont leur texte est porteur qui les rend crédibles. Partageables. Partie intégrante de ce que chacun croit percevoir de la réalité, présente ou future. Ce réalisme habité, hanté même chez Sereni confronté aux ombres de ses chers et aux « grandes constructions de sa propre mort » (En lisant un poème, dans Paysage avec serpent), soutenu par une foi sociale et politique chez Fortini, anticipe obscurément, souterrainement, ce que certains « nouveaux réalismes » actuels essaient de retrouver, quoi qu’il en coûte, sous le vernis brillant des désillusions médiatiques et des individualismes forcenés de ce temps***. Je parle de ce temps – relatif – d’avant Charlie (et 13 novembre), bien sûr… ensuite, il faut, au moins provisoirement, se taire.     

______

 

 

Franco Fortini

De : Questo muro (1973)

 

De la colline

I.

Le petit rongeur
va parmi des glands, des écorces, et il tremble.
Il scrute dans la demi-lumière, il fouille
la fosse aux épines. S’en va parmi les pierres.

Tout est en accord. Si tu allonges la main
tu peux de cette hauteur toucher les montagnes,
la ville où tu avais une fois existé,
les amas de formes du ciel et du temps,
le passé infiniment las.
Tu veux savoir ce qu’il en sera de toi ?
Tu veux encore, bien sûr, le savoir.

Beaucoup de siècles reposent sous les nuages
dans la demi-lumière sur la pente
où parmi des pignes le petit rongeur se réjouit
et une araignée se consume sur la fosse aux épines.
Tout ce que tu vois sera tué.
Déjà ce que tu es n’est qu’un délicat cartilage.
Des gens approchent, il te semble reconnaître ces voix,
tu entends qu’ils discutent en montant.

 

II.

Non pas des siècles reposent, juste quelques étés
dans la demi-lumière sur la pente
où les pierres ne méditent rien.
Entre incisives et petites pattes
font leur trajet les fourmis.
La fougère se dessèche et se contracte.
Les graines giclent de leurs étuis.
Tu éprouves de la main la force de l’herbe.

Ceci restera de tout ce que tu vois :
un schéma de feuilles et une cupule de gland.
À la pince tremblante sous l’écale du pin,
que c’est bien ainsi, confesse-le.

Les voix sont tout près, des amis, des gens
qui n’ont besoin ni de toi ni d’eux-mêmes.
Lève-toi, parle.

 

III.

Parle de l’amour qu’il faut rompre et manger.
Donne l’ordre qu’il n’est plus temps, qu’à jamais
tout, si l’on ne vainc, reviendra.
Dis comment on nous a tués, et les noms des ennemis.
Essaie de persuader. Prétends. Questionne.

Mais le caillou déplacé roule et reste.
Ils vont regardant les broussailles et les pierres,
les pignes tombées, les écorces encore tièdes,
les rencontres du ciel si lentes, celles du temps,
le passé infiniment las.
Ils veulent savoir se qu’il en sera d’eux.
Ils piétinent plus loin.

Les voix qui discutaient ne s’entendent plus.
Elles ont passé ou tu es toi passé.
L’épine, l’œuf de l’araignée dans l’air exténué,
dans la blessure du pin la plume prise,
la pente qui repose,
tout ce que tu vois est encore tien
et pourtant tu tournes la tête et ne veux pas regarder.

°°°

 

Vittorio Sereni

De : Stella variabile (1981)

 

Ces pensées de calamité
et de catastrophe
dans la maison où tu es
venu demeurer, déjà
habitée
par l’idée d’être ici pour y mourir
venu
– et ceux-là qui te sourient amis
                                        cette fois sûrement
                                        tu es en train de mourir, ils le savent et pour ça
                                        te sourient

 

----------

Dans la montée
‘Pour finir, l’existence n’existe pas’
(l’autre : ‘lis certains poètes,
ils te diront
qu’en inexistant elle existe’).
Ce bizarre dialogue dévalait plus bas
d’un sentier ou deux
en direction de la mer.
Ils ont de ces conversations
à l’heure qui canicule méchant,
ces jeunes gens. Qu’est-ce à dire ? – pensais-je
en me poussant par ces pierrailles –.
Cela n’a aucun sens
sinon pour certains passants par hasard amers
lorsque s’impriment en eux pour toujours
des pans entiers de nature
figés dans leurs pupilles.
                                                   Mais moi
j’étais le passant, moi,
perplexe non pas vraiment amer. 

 

--------------

 

À mi-côte
Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

 

Trad. J.-Ch. Vegliante

 


* Voir en particulier les sites du Nouveau recueil (Rosselli, Sovente), Poezibao (Fortini, Magrelli) ou Recours au Poème (Raboni, Rosselli). Il convient de signaler aussi Terres de femmes, Une autre poésie italienne et quelques autres…  

** Là aussi, avec Michele Sovente cité ci-dessus, on pourra trouver quelques noms dans le site Une autre poésie italienne, ou dans la rubrique « FRONtiere, MARches » de Nos Italies Paris 3 (une vingtaine de pages). 

*** Non sans illusions, naïves ou habiles (voir mon intervention « Nuova haine de la littérature ? », 24 juillet 2014 : www.ospiteingrato.org/nuova-haine-de-la-litterature/ ).   

 




Manuel Becerra Salazar

Né à Mexico City en 1983, Manuel Bercera Salazar est l'auteur de Cantata Castrati, Los alumbrados, Canciones para adolescentes fumando en un claro del bosque, Instrucciones para matar un caballo, et La escritura de los animales distintos. Il fut également lauréat de différents prix de poésie : Premio Nacional de Poesía Enrique González Rojo Arthur 2008, Premio Nacional de Poesía Ramón López Velarde 2011, Premio Nacional de Poesía José Francisco Conde 2013, et Premio Nacional de Poesía Enriqueta Ochoa 2014.




La traduction de l’anthologie Rothenberg

 

 

Lorsque Christophe Lamiot m'a proposé ce projet, j'ai accepté avec enthousiasme. Je connaissais l'anthologie de Jerome Rothenberg pour en avoir déjà traduit quelques textes, parus en 1997 aux éditions Textuel, et je mesurais bien l'envergure d'une traduction intégrale, qui exige que l'on se plonge dans les croyances, les traditions et la liturgie d'une vingtaine de cultures différentes. Un peu comme si une Chinoise devait se familiariser avec les usages des vingt-huit états membres de l'Union européenne... Il est évident qu'en trois mois je n'ai pu qu'érafler la surface des choses, mais l'expérience a néanmoins été fabuleuse en ce qu'elle m'a ouvert des perspectives sur un vaste ensemble culturel que nous autres Européens n'avons que trop piétiné avant de le dédaigner. A mon regret éternel.

Je souhaite aux lecteurs de ce livre autant de plaisir que j'ai eu à le traduire.

 

Traduction de l'anthologie Rothenberg.

Beaucoup d'entre eux sont très longs ou typographiquement compliqués, mais voici quelques beaux exemples sans difficulté particulière :

 

CE QUE LA REPONDANTE A DIT A FRANZ BOAS EN 1920

Keresan

il y a longtemps sa mère
dut chanter cette chanson et ainsi
elle devait moudre à ce rythme
du maïs le peuple aussi a un chant
il est très bon
je ne le dirai pas

 

L’ARTISTE

Aztèque

L’artiste : disciple, abondant, multiple, inquiet.
L’artiste véritable : capable, actif, habile ;
maintient le dialogue avec son cœur, va à la rencontre des choses avec son esprit.
L’artiste véritable : retire tout de son cœur,
travaille avec enchantement, fabrique les choses avec calme, avec sagacité,
travaille comme un Toltèque véritable, compose ses objets, travaille avec dextérité, invente ;
dispose les matériaux, les décore, fait en sorte qu’ils s’ajustent.

L’artiste charogne : travaille au hasard, se moque du peuple,
rend les choses opaques, effleure la surface du visage des choses,
travaille sans soin, escroque le peuple, est un voleur.

(Version anglaise de Denise Levertov)

 

 

IL ME FAUT DONC DIRE LA VERITE
(de Torlino)

Navajo

J’ai honte devant la terre :
J’ai honte devant les cieux :
J’ai honte devant l’aurore :
J’ai honte devant le crépuscule :
J’ai honte devant le ciel bleu :
J’ai honte devant l’obscurité :
J’ai honte devant le soleil.
J’ai honte devant ce qui debout en moi parle avec moi.
Certaines de ces choses me regardent sans cesse.
Je ne suis jamais hors de vue.
Il me faut donc dire la vérité.
Je serre ma parole contre mon cœur.

 

CHANT ESQUIMAU

fjord au printemps

J’étais sorti en kayak
j’était en mer avec lui
je pagayais
très doucement dans le fjord Ammassivik
il y avait de la glace dans l’eau
et sur l’eau un pétrel
tournait la tête d’un côté puis de l’autre
ne m’a pas vu pagayer
Soudain plus rien que sa queue
puis plus rien
Il plongeait mais pas à cause de moi :
tête énorme sur l’eau
grand phoque poilu
tête géante aux yeux géants, moustache
toute luisante et qui dégouttait
et le phoque a nagé doucement vers moi
pourquoi ne l’ai-je pas harponné ?
avais-je pitié de lui ?
était-ce la journée, la journée de printemps, le phoque
qui s’amusait au soleil
tout comme moi ?

 

COMMENT ON LUI ARRACHA LES DENTS

Paiute

Autrefois le con des femmes avait des dents.
C’était dur alors d’être un homme
de regarder ta squaw s’accroupir pour manger
d’entendre craquer les petits os de lapin.
Quand la baise a été inventée elle est morte aussitôt avec l’inventeur.
Quand ta femme te disait qu’elle avait envie de te mordre ça ne te faisait pas rire.
Peut-être que tu filais te battre avec Numuzoho le Cannibale.

C’est Coyote qui a tout arrangé.
C’est lui qui a réglé leur compte à ces femelles dentues !
Un jour il a pris avec lui le pilon de basalte de Numuzoho
pour coucher avec une véritable mégère
Et boum boum crac crac aïe aïe  
Toute la nuit :
« Je suis heureuse, mon mari, » dit-elle
Et la suite on la connaît.
               C’est en son honneur que nous portons nos colliers de dents.