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Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications ainsi que ses productions plastiques et éditoriales, le placent donc au cœur de ce sanctuaire mystérieux qu'est l'Art. Il a accepté d'évoquer son parcours, et ses avancées, si précieuses, avec Recours au poème

Germain, tu es plasticien, et écrivain. Pourquoi la poésie ? Quel lien avec ta discipline première ?
La peinture et l’activité d’écriture sont nées d’une immobilisation de 2 années faisant suite à un accident de voiture. Ce genre d’épreuves (je mets au pluriel) au moment de l’adolescence modifient complètement nos trajectoires, nos systèmes de pensée, et plus sûrement encore notre rapport à la vie. Cet accident pour fracassant qu’il fut (et qui m’a bien entendu poursuivi tout au cours de ma vie par la nécessité de nombreuses interventions chirurgicales jusqu’à récemment) a aussi ouvert de nombreuses portes sur l’art en général et plus fortement sur ce que peut signifier une vie d’engagement. C’est ainsi que j’ai fait irruption dans le monde de la peinture, de l’écriture. D’abord en autodidacte (j’avais 16 ans), ensuite par l’étude universitaire dans des domaines multiples. Cela m’a conduit à enseigner en théorie pratique et sciences des arts à l’université de Strasbourg après une thèse consacrée à la création collective. Il faut bien sûr des éléments fondateurs pour s’inscrire dans une pratique de l’art.
Pour moi ce fut une expérience avec la lumière, à la sortie du coma, que j’ai mis des années à élucider mais qui m’a plongé (ce terme est le bon mot) littéralement au cœur de la création (dans ce que Breton appelait cet infracassable noyau de nuit).
Mon parcours a toujours été mis en éveil par la pratique de la peinture, de l’écriture de la poésie et de textes théoriques (sur l’art bien entendu). Je dois aussi rappeler que j’ai participé à la création de plusieurs groupes artistiques (Attitude, le Faisant, Vis-à-vis, PlakatWandKunst et le duo l’épongistes avec Jean-François Robic) qui sont souvent à l’origine de l’existence même de l’art contemporain dans ma région. Ces groupes avaient aussi une forme structurelle qui se constituait autour de la création plastique, de l’écriture, de la recherche théorique voire de revues créées en commun (Feuilleton’s, Compresse, Scriptease). 

Exposition : L'Art monumental, Germain Roesz crée des oeuvres monumentales pour faire danser la couleur. Il a même créé des oeuvres inédites pour son exposition à Montigny-le-Bretonneux. 2018.

Dans l’effervescence des groupes des années 70 la dimension politique aussi était fondamentale. Et gérer des lieux d’artistes (nous en avons géré plusieurs), intervenir dans le débat théorique et politique était une manière nécessaire et presque unique de montrer et de faire exister la création contemporaine. Une donnée nouvelle aussi s’était imposée à nous, celle d’opérer en plusieurs domaines, un peu comme ce que thématisait Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra avec Joseph Noiret, d’une déspécialisation. À partir de ce moment-là un peintre pouvait toucher au cinéma, un cinéaste à la musique, un musicien à la peinture, etc. Non pas dans un principe d’équivalence mais bien comme une série de portes qui s’ouvraient pour dire le monde autrement que celui qu’on nous imposait.  
Peux-tu évoquer la création de ta maison d’édition ? Les raisons pour lesquelles tu l’as créée, et sa structure ?
De par mes activités de peintre, de poète, de théoricien de l’art j’étais entouré d’un milieu fertile, bouillonnant et bien sûr parfois et heureusement contradictoire. J’ai créé la maison d’édition en 1994 tout simplement parce qu’il me semblait qu’il y avait autour de moi bon nombre de poètes qui n’avaient pas la réception qu’ils auraient dû avoir (à mon sens) et surtout une réelle difficulté à pouvoir être édités. C’est évidemment aussi une question d’amitiés fortes avec cette idée immédiate d’associer la poésie et les arts plastiques. Cette association évidemment ne cherche en aucun cas une illustration mais bien une succession d’échos toujours pour augmenter la compréhension commune. La maison d’édition a donc d’abord commencé avec des livres de bibliophilie (rares d’une certaine manière et à peu d’exemplaires). Cela s’est fait en premier lieu avec Jacques Goorma, Bernard Vargaftig, Henri Maccheroni, Patrick Beurard Valdoye, Patrick Dubost, Sylvie Villaume. Assez rapidement et en observant le lectorat, l’envie de faire en sorte que plus de lecteurs pouvaient accéder aux livres il s’agissait de réaliser des objets moins onéreux. Et c’est ainsi que sont nées plusieurs collections (Jour&Nuit, Contre-Vers, les cahiers du loup bleu, les parallèles croisées, Bandes d’artistes, Duos, DessEins, 2Rives). Chaque collection développe une certaine spécificité (textes courts, ou textes plus expérimentaux, ou textes longs, relations plastiques et poétiques immédiates, parfois partir de la pratique plastique même, etc.) et peut se développer grâce aux collaborateurs suivants : Claudine Bohi, Jacques Goorma, Haleh Zahedi et Arnoldo Feuer.
Pour ce qui est de la structure l’ensemble fonctionne sur mon activité d’artiste.

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 1, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Comment se porte le marché de la poésie ? Et celui de l’art ?
Vaste question. Il faudrait un livre pour y répondre. Pour l’art en général la substitution de l’œuvre comme possibilité de transformer le regard, de le porter plus loin, de respirer mieux, d’avoir des hauteurs de vue, et je pourrai poursuivre cette énumération, la substitution (comme on dirait d’une confiscation) donc de tout cela fait le lit de l’argent facile, d’une rentabilité immédiate, et d’une marchandisation de l’art. Les œuvres qui se constituent dans le long terme avec du côté de l’artiste tout d’abord l’approfondissement de son art s’effacent lentement de l’horizon ! Le constat que l’on doit faire c’est que la connaissance qu’ont les gens de l’art est parfaitement limitée à quelques connaissances médiatiques. Je défends l’idée que l’art que l’on voit est porté par une histoire plus profonde, plus dense, et parfois peu visible. C’est cette histoire que j’ai envie de porter et non pas celle qui est fabriquée à partir de systèmes de réception qui omettent l’épaisseur des débats, des conflits et des possibles. Et puis, pour l’art on voit bien que la légitimation (de manière générale) des œuvres se fait (ne se fait qu’) à partir de l’argent, du prix et de son corollaire la spéculation. L’enrichissement qu’on doit tirer d’une œuvre ne tient pas au bénéfice monétaire qu’elle peut rapporter mais à la force de ses représentations, des idéaux qu’elle véhicule, des modifications de pensée, des ressentis qu’elle produit en nous !

Angles couleur 10, recto, 30,7x26,1 cm, 2023.

Angles couleur 10, verso, 30,7x26,1 cm, 2023.

Mais ta question a débuté avec marché de la poésie. Et curieusement j’entends marche de la poésie, une sorte de cheminement qui opte pour les différences, un chemin pour monter plus haut. La poésie, si l’on cherche à la fréquenter dans sa diversité échappe parfois à une institutionnalisation, et d’une certaine manière à l’argent. Je connais peu de poètes qui vivent de leur poésie (contrairement à la littérature du roman en général). Évidemment ce constat doit se faire en signalant un paradoxe. Pour ma part je pense que le fait que les poètes ne sont pas assujettis à l’argent leur donne (et montre) une force de liberté sans égal. Cependant cela signifie aussi (parce qu’ils n’en vivent pas) que la lecture de la poésie est restreinte, que les médias ne la parlent pas assez, ne la convient pas justement pour permettre, ce qui est ma ligne de combat, de montrer sa diversité de sens, de lieux qu’elle entrevoit, d’écarts qu’elle fait par rapport à l’hypercapitalisme qui nous avale, qui avale tout d’ailleurs. La poésie qui m’intéresse est diverse, mais c’est toujours celle qui est authentique, je veux dire qui se tient dans une singularité. Un ou une poète ne se doit pas à la totalisation du monde, à faire croire à sa compréhension d’un tout qui nous échappe, mais bien de témoigner de la multiplicité des constellations de pensées, de réflexions. Claudine Bohi a cette phrase que je trouve d’une justesse absolue, la poésie est la chair de la philosophie. Et c’est bien pour cela que certains philosophes, et non des moindres, nous disent que ce qui compte le plus c’est la poésie. Il y a, dans l’association des mots, lorsqu’elle est réussie, une urgence brûlante qu’il faut, qu’il faudrait pouvoir montrer. Il faut ajouter à mes remarques, et le marché de la poésie place St Sulpice qui a lieu chaque année le prouve qu’il y a plus de 300 éditeurs de poésie en France. On les dit petits éditeurs ! Cet attribut est inadéquat, ils sont justement la sève même de la poésie, ces petits éditeurs en plus d’éditer des livres, de faire découvrir des poètes, de permettre à certains d’avoir enfin un lectorat, d’organiser des lectures, de se battre avec l’aide des libraires pour que les livres soient disponibles, font le travail en profondeur que l’histoire ne devrait pas oublier.
Pour ce qui est de Les Lieux dits il y a un lectorat de plus en plus important. Cela s’est fait avec les poètes et les artistes eux-mêmes. Par le bouche à oreille et grâce aux recensions dans diverses revues qui ont relayé le travail que nous faisons.  

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 2, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Y a-t-il des lieux alternatifs qui permettent à un art et/ou à une écriture non « institutionnalisés » d’être aisément accessibles au grand public ?
Je crois justement que les dits petits éditeurs sont ces lieux alternatifs. Beaucoup d’entre eux sont aussi poètes, et de nombreux poètes œuvrent dans des professions totalement diversifiées et font eux-mêmes promotion de la poésie par des manifestations, des rencontres, des lieux, des revues. Ils le font souvent avec peu de moyens dans une sorte de sacerdoce souvent incompatible avec la théorie de la rentabilité mercantile envahissante. Ces lieux sont à protéger, à sanctuariser. Bien entendu, je regrette que la poésie ne soit pas davantage convoquée dans la sphère médiatique, qu’on ne donne pas assez la parole aux poètes. Dans la poésie contemporaine toutes les questions qui traversent la société en général sont présentes, mais ne le sont pas forcément sous l’angle d’un simple constat, ni sous la forme d’une solution impérative. Les questions sont présentes comme un écart, comme une suspension qui donne au sens la priorité fondamentale. La poésie n’est pas la communication, elle vise plus haut pour montrer un espace plus élargi, toujours plus large que la réduction capitaliste, que la réduction de la pensée dominante. D’autre part elle permet pour qui la fréquente d’accroître sa conscience quant à l’histoire, quant à l’écologie, quant au corps, quant à l’amour, quant à l’altérité, quant à l’invention d’un à-venir partageable. Cette conscience que donne la poésie appelle évidemment la curiosité des lecteurs, et plus fortement encore un engagement qui ne délègue pas au tout technologique la prise en mains de nos vies.  

Lisière, acryl past. s. arches, 23,5x29,4 cm, été 2023.

Tu enseignes l’art, à l’université. Comment, et pourquoi ? Tes étudiants lisent-ils de la poésie, est-elle associée à leur démarche artistique ?
Je n’y enseigne plus. Je suis aujourd’hui professeur honoraire. Cependant, j’ai gardé pas mal de contacts avec de nombreux étudiants. Certains sont passés par un cours de poésie sonore que j’avais créé. Ils ont pu y découvrir les figures historiques, et parfois ont été confrontés à des poètes vivants au cours de rencontres inoubliables (avec Bernard Vargaftig, Odile Cohen Abbas, Patrick Beurard Valdoye, Julien Blaine, Serge Pey, Patrick Dubost, Henri Meschonnic, Bernard Noël, et j’en oublie). Ils ont été amenés aussi à écrire de la poésie, et surtout à la dire, à la produire en public. Nous avons pu ainsi faire plusieurs spectacles au sein même de l’université et même à l’extérieur. Pour des étudiants en arts plastiques et en arts du spectacle cette initiation poétique et expérimentale a été fertile. Ensuite, c’est un chemin personnel. Il faudrait pouvoir donner beaucoup d’exemples personnels. J’ai le souvenir de textes poétiques dits et proférés par mes étudiants qui étaient extrêmement justes et émouvants, qui parlaient autant de leurs engagements politiques que de leurs ressentis les plus intimes. Cela montre bien que d’ouvrir une porte permet d’en ouvrir bien d’autres. L’exemple le plus proche concerne Haleh Zahedi qui a fait une thèse sous ma direction, qui est une artiste remarquable et qui vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle gère la collection bandes d’artistes (justement une des collections qui associent œuvres plastiques arrivant au départ et poèmes en échos à celles-ci). Cette collection compte aujourd’hui 110 duos artiste/poète.
Ajoutons qu’aujourd’hui nous ne sommes pas loin de 500 ouvrages publiés depuis le début de l’aventure de Les Lieux Dits.  
Tu publies des poètes accompagnés par des artistes plasticiens. Comment sont-ils associés ?
Au départ l’association était faite par moi, et grâce à la connaissance du milieu artistique et poétique que j’avais. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe grâce aux collaborateurs de Les Lieux Dits, mais aussi grâce aux artistes et poètes sollicités qui me rendent attentifs à telle ou telle œuvre, à telle ou telle forme poétique. Cela finit par relever d’un jonglage difficile à tenir.
Cela a aussi créé une synergie (un nombre considérable de manuscrits, des propositions tous azimuts, une demande à laquelle je ne peux plus répondre) passionnante, épuisante. Dans les associations qui se forment la question du désir est essentielle. Les poètes ont, la plupart du temps, à choisir parmi des propositions artistiques et donc des artistes qu’ils découvrent (qu’ils ne connaissaient pas forcément). L’idée est évidemment qu’ils répondent sans procéder à l’illustration de la peinture, du collage ou du dessin. C’est cela qui est passionnant parce que du côté du peintre par exemple la demande est de répondre dans une contrainte en toute liberté, et du côté de la poète ou du poète la demande est contrainte pour un nombre de pages, par un format spécifique, etc. mais aussi dans une totale liberté. 

Performance Germain Roesz Fondation Fernet-Branca. 13 février 2015.

C’est au fond deux libertés qui se joignent pour ouvrir un espace inconnu (cela concerne la collection 2Rives que dirige Claudine Bohi, la collection DessEin et Duo que je dirige, la collection Bandes d’artistes que dirige Haleh Zahedi). Les autres collections sont davantage dans l’espace du seul texte poétique, mais toujours sous l’angle de la liberté (J. Goorma pour les cahiers du loup bleu et Jour&Nuit ; Arnoldo Feuer pour Parallèles croisées). Pour les cahiers du loup bleu nous sommes dans un texte qui oscille entre 30 et 50 pages, et le loup (bleu) qui figure en 4èmede couverture est choisi par moi dans tous ceux que j’ai en réserve et pour lesquels j’ai sollicité de nombreux artistes (je crois qu’à ce jour il y a trente deux artistes différents qui ont proposé les loups).
Existe-t-il une dynamique sémantique spécifique préétablie entre l’écrit et l’image lorsqu’ils sont réunis dans un recueil ? Qu’apportent l’un à l’autre, et vice versa ?
Heureusement que la dynamique sémantique n’est pas préétablie. Le sens est justement dynamique. Il roule de l’un à l’autre, il fait - par ces allers et retours - comprendre ou le texte ou la peinture, à chaque fois différemment. Il s’agit toujours de faire confiance à l’artiste et au poète. Comme peintre et comme poète j’ai bien entendu des préférences, et au départ je choisissais des artistes dans mes champs de référence. Je faisais de même pour les poètes. En éditant de plus en plus le champ s’est agrandi, les amitiés se sont accrues et diversifiées. La dynamique s’est installée comme un refus des clans, comme une ouverture salutaire à la diversité. En ayant aussi observé (pour mon travail théorique) scrupuleusement le fonctionnement des duos je peux évoquer rapidement une sorte de typologie (qui relève d’une sémantique). Il y a des duos qui associent deux différences, qui les mettent en lutte, en duel pour produire un événement particulier. Il y a des duos qui fabriquent un autre qui pourrait à terme avoir un fonctionnement autonome, une signature singulière. Il y a des duos qui en saisissant leurs points de force et en observant leurs faiblesses s’associent pour une œuvre augmentée. Il y a ceux qui juxtaposent, d’autres qui s’observent et se répondent comme font des musiciens de jazz qui improvisent. Il y a ceux qui s’écartent de ce qu’ils font fréquemment, et souvent alors dans leur pratique personnelle quelques choses évoluent. Il y a ceux qui s’agglomèrent en connivence, en reconnaissance d’un terrain commun, d’un partage d’idées et d’idéal. La période de l’Ut Pictura Poésis est évidemment dépassée. Lorsqu’on y associe la formule du poète Simonide de Céos « la peinture est une poésie muette, la poésie est une peinture parlante » on peut penser qu’il y a une équivalence. Dans le temps d’aujourd’hui il me semble que l’association image (qui n’est pas une image) et poésie, lorsqu’elle n’est pas illustrative, fait advenir un territoire nouveau, ou qui était inaperçu. Cela veut dire à mes yeux que le projet est d’inscrire une série d’échos tout comme fait une pierre lancée à la surface de l’eau fait des ondes. Ces ondes provoquent un ensemble et déterminent dans le même temps des complexités singulières. Voilà le projet de ces associations, ambitieux mais magnifiquement stimulant.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Il faudra que je fasse comprendre que la structure artisanale de la maison d’édition doit encore continuer ainsi, mais ce sera au prix de nombreux refus d’éditer. J’ai trop de demandes aujourd’hui, et je dois me restreindre pour des raisons de temps, et bien sûr de budget. Mais le plus important est le temps. Si Les Lieux Dits sont ce qu’ils sont aujourd’hui, je le rappelle, c’est grâce à l’amitié indéfectible de ceux qui m’aident mais aussi à cette énergie que j’ai encore. Je veux dire que la volonté de tenir haut (cela n’empêche nullement de se tromper parfois) la forme poétique et plastique nous isole, et fait croire quelquefois qu’on ne répond pas à la demande de l’autre. Cela produit une grande solitude. Je veux dire que rester dans une authenticité de pensée isole, que de mettre l’exigence au cœur de notre travail produit une grande solitude et fait souvent souffrir. Mais, c’est à ce prix que nous gagnons à mieux faire comprendre ce que c’est que l’art. Pour ma part c’est un travail théorique que je fais dans mes textes (souvent publiés dans des catalogues) consacrés à des artistes où je m’impose de parler des origines souterraines de leurs œuvres, des partis pris nés de rencontres fortuites, improbables et encore de leurs engagements de vie. Je l’ai tenté aussi pour la poésie dans un essai au titre provocateur Où va la poésie ? chez Vibration éditions où j’évoque plus de 50 poètes de notre temps. Bien sûr, personne ne sait où va la poésie mais témoigner de sa diversité permet de comprendre aussi qu’on peut saisir l’art non pas dans ses imprécations impératives mais bien dans une structure dynamique et contradictoire qui active l’intelligence (comme celle d’être en bonne intelligence avec les autres).
Tu me demandes mes projets, j’aurai tendance à dire à ralentir, mais de ce ralentissement qui permet de mieux faire comprendre, de mieux réaliser aussi mon travail de poète et de peintre, et peut-être, pour un temps encore, de mieux accompagner les poètes qui déjà ont publié chez Les Lieux Dits. J’en suis à chercher une rareté de sens, une qualité de monde inaperçu qui ne sera pas que le miroir du virtuel, une exigence qui nous mettra encore en relation avec la vraie nature des choses (un tactile surprenant, une caresse réelle, un sens revivifié dans un monde si inquiétant). Cela relève bien sûr d’une position éthique. L’enjeu est énorme et la vie n’y suffira plus, mais reste comme un témoignage de ce qu’on peut, comme être humain, pour continuer à faire tenir debout ce que nous appelons humanité.

STRASBOURG, PRESQU'ILE MALRAUX : PARCOURS SONORE EC(H)O, 30 janvier 2020, intervention du poète GERMAIN ROESZ durant la conférence de présentation du parcours sonore (poésie/musique) par l’agence d’ingénierie culturelle CAPAC.

Présentation de l’auteur

Germain Roesz

Germain Roesz est peintre et écrivain. Professeur émérite de l’université de Strasbourg. Il vit et travaille à Paris et Strasbourg.
Son travail plastique cherche aujourd’hui un lieu entre chaos et organisation, entre origine matricielle et projections à venir. Depuis plus de 30 ans un protocole coloristique est à l’oeuvre qui produit une continuité dans les ruptures formelles et stylistiques engagées. C’est toujours la peinture qui est visée dans ses liens à toute l’histoire de la peinture, dans son sens politique face au monde contemporain. Faire monde face au monde, écart, pas de côté.
Comme auteur il a publié une trentaine d’ouvrages théoriques, poétiques. Il est représenté à Paris par la Galerie Cour Carrée. De nombreuses expositions personnelles et collectives dans le monde entier.

Bibliographie

Parmi les publications de G. Roesz on peut citer Paysages discontinus, textes de J.-P. Brigaudiot, J.-F. Robic et G. Roesz, Publ. Université des Sciences humaines de Strasbourg, 1996; Le jeu de l’exposition, actes du colloque de Beaulieu en Rouergue, septembre 1997, ouv. collectif sous la dir. de P.-D. Huyghe et J.-L. Déotte ; Sculptures trouvées, espace public et invention du regard, en collab. avec J.-F. Robic, l’Harmattan, 2003, 155 p. ; Pas de deux, avec Sabine Brand-Scheffel, publ. du Centre culturel franco-allemand, Karlsruhe, 2004, 56 p. ; Il dit c’est une poème d’amour, éditions Ipsa facta, Paris, 2005, 76 p.

Parmi les catalogues et les présentations de l’œuvre, mentionnons: Germain Roesz, Secret, catalogue pour l’exposition au Centre régional d’Art contemporain et au musée d’Altkirch, 1991; Germain Roesz, Stries Sites, textes d’A. Pignol et de G. Roesz, Carnets d’instants, n° 4, 2006: L’épongistes, L’année prochaine ça ira mieux, éditions Apollonia, 2007.

Autres lectures

Germain Roesz, La collerette était rouge

Germain Roesz est plasticien, il sait donner du corps à la langue ; ici égrenée sous forme de distiques dans un format à l’italienne, 6 centimètres de haut, 20 de large, que l’on feuillette [...]

Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications [...]




Nous avons perdu Michel Cosem, ne perdons pas Encres Vives ! Rencontre avec Eric Chassefière

Éric Chassefière est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes, et a publié dans de très nombreuses revues. Membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay, destinée à permettre des interactions entre poètes et scientifiques. Une carrière de poète, un dévouement entier, pour porter la poésie, qui aujourd'hui le mène à  prendre le cours de la vie de cette si belle revue, Encres Vives, crée par Michel Cosem, disparu le 10 juin dernier. 

 

Eric Chassefière, vous reprenez Encres vives. Pouvez-vous nous parler de ces éditions ?
Encres Vives, c’est à la fois une revue mensuelle publiant des recueils de poèmes, chaque numéro consistant en un recueil d’un seul auteur, et une maison d’édition éditant des recueils dans deux collections : Lieu, proposant des poèmes liant un poète à l'un de ses lieux favoris (voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage), et Encres Blanches, plus spécialement réservée aux nouveaux poètes, ou aux rééditions de recueils publiés dans la revue. Ces recueils ont été longtemps calibrés sur 16 pages au format A4, qui vont devenir en 2024 32 pages au format A5.
Certains numéros de la revue sont particuliers, comme des anthologies consacrées aux poésies régionales, issues notamment du pourtour méditerranéen, ou à des maisons d’éditions, ou des numéros spéciaux dédiés à présenter l’œuvre d’un poète. Les recueils publiés dans la revue Encres Vives sont distribués aux abonnés, ce qui garantit aux auteurs un socle stable de lecteurs, tandis que ceux publiés dans les deux collections Lieuet Encres Blanches, à un rythme irrégulier dépendant du flux de tapuscrits reçus jugés de qualité suffisante pour mériter publication, sont proposés notamment, mais pas seulement, à la vente aux abonnés de la revue, qui reçoivent régulièrement des catalogues mis à jour des parutions dans les deux collections.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de catalogue complet d’Encres Vives et de ses collections. Le catalogue établi par Jean-Marie David-Lebret sur le site web d’Encres Vives, bien que déjà fourni, présente des lacunes, d’autant plus nombreuses que l’on remonte dans le temps. Georges Cathalo m’a envoyé il y a quelques jours un catalogue chronologique recensant plus de 150 recueils de poèmes publiés par Encres Vives dans la période 1963-1983, 400 numéros environ étant paru dans la période postérieure. 
Le numéro de janvier 2024 sera le 529ème, suggérant d’ailleurs qu’un nombre significatif de recueils de la période 1963-1983 ont été publiés dans des collections annexes, hors série principale. Il faut savoir que dans les années 1970, Encres Vives était aussi une revue d’idées, prise dans les débats qui agitaient la communauté littéraire, notamment autour de la revue Tel Quel et de ses évolutions rapides à travers différents courants de pensée et orientations politiques. Cela n’est qu’au début des années 1970 qu’Encres Vives se stabilise, à travers notamment la relation nouée avec le GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), et l’arrivée dans le comité de rédaction de Gilles Lades, Michel Ducom, Chantal Danjou, Jean-Louis Clarac, Annie Briet et Jacqueline Saint-Jean, personnes qui pour la majorité sont encore présentes dans le comité de rédaction d’aujourd’hui.
Vingt ans plus tard, au milieu de la décennie 1990, apparaissent les deux collections Lieu et Encres Blanches, totalisant au jour d’aujourd’hui, respectivement, ≈400 et ≈800 recueils de poèmes, écrits par, resp., ≈160 et ≈300 auteurs. C’est au total plus de 400 poètes qui ont été publiés dans la revue et ses collections depuis le début des années 1980, le bilan global, incluant les vingt années précédentes, tournant autour de 500 auteurs (une recension exacte reste à faire), dont un nombre non-négligeable se sont fait un nom dans le milieu poétique. Plus que les chiffres eux-mêmes, c’est la constance avec laquelle Michel Cosem a mené son entreprise de diffusion de la poésie pendant plus de 60 ans qui impressionne. Encres Vives, au même titre d’ailleurs qu’un certain nombre de revues de poésie au long cours encore en activité aujourd’hui, c’est l’entreprise d’une vie, s’enracinant dans une démarche militante de libération de la parole par la poésie, revendiquée comme outil de désaliénation de la société de consommation imposée par la classe dominante. Car, pour Michel Cosem, c’est la Parole avant tout ! Et Encres Vives, en tant que lieu de création de la Parole libre, et malgré la modestie de sa présentation, en est la parfaite incarnation.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre Encres Vives ?
Comme de nombreux poètes qui ont dû leur élan initial en poésie à l’existence d’Encres Vives, je n’ai pu m’empêcher, apprenant la mort de Michel Cosem (décédé le 10 juin 2023), de me dire qu’une pareille entreprise méritait d’être reprise et poursuivie, si ce n’est encore amplifiée. Encres Vives est un monument dans le paysage de la poésie française, tant par la personnalité de son fondateur, à la sincérité et à la générosité éprouvées, que par la dimension cyclopéenne du corpus de poèmes réuni en son sein. Beaucoup doivent leur persévérance à écrire et publier à Encres Vives, sans laquelle ils se seraient rapidement découragés dans un paysage éditorial par nature contraint du fait des coûts de fabrication élevés du livre classique (qui ont encore bondi), et du faible nombre d’acheteurs potentiels. Grâce à Encres Vives, une brochure bon marché permettant une publication à bas coût, et offrant aux auteurs un lectorat d’abonnés par définition fidèles, le paysage poétique français est plus riche et diversifié qu’il ne l’aurait été sans cela. Paul Sanda qui, avec sa compagne Rafael de Surtis, fait de magnifiques livres, m’a dit un jour m’avoir édité après avoir téléphoné à Michel Cosem. Encres Vives a été pour beaucoup d’entre nous un tremplin et, ne serait-ce que par respect pour son fondateur, et par foi dans l’avenir de la poésie, dans une époque qui reste désespérément sombre, il m’a paru impensable que quelqu’un ne reprenne pas le flambeau. La proximité de la retraite, avec plus de temps disponible, m’a incité à tenter l’aventure. Quelques échanges téléphoniques avec Gilles Lades, puis, en octobre dernier, une réunion chaleureuse à une petite dizaine dans la maison Lotoise du poète près de Figeac, accueillis par sa compagne Annie Briet, ont fait le reste. Nous allons tenter de maintenir l’élan.
Quelle est la ligne éditoriale actuelle ? Combien y a-t-il de collections ? Allez-vous conserver ces éléments ?
Parlant de l’Encres Vives d’aujourd’hui, voici ce qu’en disait Michel Cosem : « Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vives continue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé. » Cela sera aussi notre ligne éditoriale : exigence et ouverture, loin de toute chapelle et de toute idée préconçue. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls, de nombreuses revues aujourd’hui peuvent s’honorer de maintenir le flambeau allumé, dans un esprit d’indépendance et de liberté. Nous essaierons de nous inscrire au mieux dans le concert de la Parole poétique d’aujourd’hui, dans une démarche qui ne peut être que collective. Pour les collections, elles resteront Lieu, que les voyageurs impénitents que sont de nombreux poètes apprécient tant, et Encres Blanches, ouvrant la voie de la publication à de jeunes poètes. La seule différence est que nous inclurons dans l’envoi aux abonnés des numéros de la revue, trois par trois tous les trois mois, alternativement un Lieu et un Encres Blanches, histoire de faire découvrir les collections et inciter les abonnés à acheter, à tarif réduit, d’autres numéros de ces collections.

Pourquoi la poésie ? Pourquoi vous être engagé dans cette aventure ?
Pourquoi la poésie, c’est une vieille histoire, qui remonte à l’enfance. Une joie ineffable à revenir, après mes études, passer mes étés dans le mas de famille, entre Avignon et Arles, sous l’emprise d’un sentiment d’émerveillement au sein de cette nature bruissant au vent, ces grands platanes du jardin berçant de leur souffle la mémoire des nuits. Des états frôlant l’extase, sur le fond d’une passion pour la musique de Bach, favorisée par la pratique du piano, et de la lecture de quelques poètes qui ont marqué ma jeunesse : Éluard, puis Char, puis Bonnefoy, surtout Bonnefoy, ce poète des clairs-obscurs qui m’a tellement intéressé. Je n’ai pas beaucoup lu de poésie, mon métier de chercheur m’a longtemps absorbé. Et finalement il n’y a que dans le « faire » que je me trouve bien. J’ai créé un master de planétologie, proposé des missions spatiales à destination de Vénus ou de Mars, un instrument pour une mission en cours vers Mercure, élaboré des hypothèses pour un changement climatique précoce sur Mars, créé pour un temps un département « Sciences de la Planète et de l’Univers » à Paris-Saclay réunissant astrophysiciens, géophysiciens et climatologues d’une dizaine de laboratoires de recherche, dirigé un laboratoire de géosciences à Orsay. Et jamais, durant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire de la poésie, même si j’en lisais assez peu par manque de temps.
Cette aventure, en poésie, est de la même nature que celles que j’ai tenté de mener dans ma vie de chercheur, avec plus ou moins de réussite. Fédérer autour de grands projets, faire rêver, agir en dehors des circuits institutionnels trop rigides (avec tous les inconvénients que cela comporte en termes d’efficacité immédiate). La poésie, dans ma vie, rejoint en quelque sorte la science. C’est une nouvelle étape, dans un autre champ. Là aussi, il y a un groupe à fédérer, des talents à révéler, des ponts à construire, en particulier entre poésie et musique, cela me tient à cœur. On verra bien.
Peut-on dire que la période est difficile pour les petits éditeurs ? Encres vives est-elle en danger ?
Je n’ai pas les chiffres en tête, mais la poésie, me semble-t-il ne se porte pas si mal. Il doit paraître pas loin d’un recueil par jour en moyenne, ou de cet ordre, non ? Et je crois que les ventes sont en hausse. En tous cas, la flamme brûle, même si elle n’éclaire qu’une toute petite minorité de citoyens. Il faudrait voir plus grand, que les éditeurs et revuistes se fédèrent au niveau national et trouvent des relais au plus haut niveau de l’État, des relais pour promouvoir un vrai apprentissage de la poésie à l’école, je parle de la vraie poésie, celle qui a la réputation d’être difficile et qui est au contraire celle qui part du plus profond et du plus vrai en nous, celle qu’entendait et parlait Michel Cosem immergé dans la pulsation de son Occitanie tant aimée. Souhaitons que notre ministre de la culture entende cette poésie-là. Mais c’est peut-être une utopie, sans doute la poésie ne sauvera-t-elle pas le monde malheureusement. Alors entretenons juste la flamme pour des jours éventuellement meilleurs.
Je ne crois pas qu’Encres Vives soit en danger. On n’a pas pour l’instant tout à fait autant d’abonnés qu’on l’espérait, même si l’on se rapproche de notre objectif. Cela va aller, on va repartir de toute façon, c’est l’essentiel. Nous avons déjà quelques beaux projets de recueils dans nos tiroirs. Et puis nous sommes une équipe : Annie Briet, la compagne de Michel Cosem, Catherine Bruneau, ma compagne, Jean-Marie David-Lebret pour le site web, et encore les compagnons historiques d’Encres Vives que sont, outre Annie Briet, Gilles Lades, Jean-Louis Clarac, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul, Michel Ducom. On réussit mieux à plusieurs que seul, pourvu que l’atmosphère soit bienveillante, et elle l’est.
Quelles seront vos premières actions ? Et les suivantes ?
Reprendre le fil des publications de la revue, calibrer un peu mieux la fréquence de publication des collections en fonction des recueils reçus et de notre capacité à les diffuser efficacement, identifier des médiathèques intéressées. Se rapprocher de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier, si possible aussi du festival Voix Vives de Sète, mettre en place des événements, lectures ou lectures-concerts, avec les recherches de financement que cela impose à l’échelle du territoire. Donc, tisser la toile, également d’ailleurs en région toulousaine. Les actions suivantes, je ne sais pas encore, nous verrons. À chaque jour suffit sa peine.
Mais en premier lieu, dans les semaines qui viennent, recueillir d’autres abonnements pour être mieux ancrés dans la communauté, et pour que nos auteurs aient plus de lecteurs.

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Présentation de l’auteur

Éric Chassefière

Né en 1956 à Montpellier, Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a
été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en
2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en
ligne Francopolis.

Bibliographie

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).

Autres lectures

Éric Chassefière, La présence simple des choses 

Composé de cinq « déplacements », eux-mêmes composés de 2 ou 3 suites (dont le titre compte toujours trois substantifs) parfois d’une certaine longueur, le recueil est consacré à la simplicité des choses ce qui [...]

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

Quatre suites composent Le Peu qui reste d’ici : Serrer le poing comme le poème, Une vie dessous, Rejoindre la mer et Os et souffle mêlés… Même si l’instant est avare de compliments, [...]

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, [...]




Rencontre avec Cécile Guivarch : De la terre au ciel

Cécile Guivarch est poète, et créatrice d'une revue de poésie incontournable, qu'elle diffuse généreusement, et où elle crée le lieu d'u. travail pluriel, et de publications ouvertes à de multiples voix, Terre à ciel. Elle a publié plus d’une dizaine de recueils depuis 2006 ; parmi ses dernières publications, citons : Un petit peu d’herbes et de bruits d’amour, éditions l’Arbre à paroles, 2013, Du soleil dans les orteils, éditions La porte, 2013, Renée, en elle, éditions Henry, 2015, S’il existe des fleurs, éditions l’Arbre à paroles, 2015, Sans abuelo Petite, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017, et dans de nombreuses revues comme Contre-Allées, Décharge, Sitaudis, Incertain regard et participé à plusieurs anthologies et recueils collectifs. Nombreux sot donc ses engagements, limpide son sourie. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

Cécile, tu as créé le site de poésie en ligne Terre à ciel. Quand, et surtout pourquoi ? Comment t’est venue cette envie de porter et d’offrir ainsi gracieusement la poésie ?

Chère Carole, Terre à ciel est née en 2005. Dix-huit ans ! Cette aventure est donc arrivée à sa majorité. Je n’en crois pas vraiment mes yeux, mes oreilles. Et pourtant. Au départ, j’avais pour projet d’offrir aux internautes un site de poésie dans lequel on aurait pu trouver une grande majorité de poètes contemporains. J’imaginais une sorte d’encyclopédie. En cliquant sur le nom d’un poète on peut lire des extraits de ses livres, sa biographie, sa bibliographie. J’avais envie de donner envie aux internautes de lire de la poésie.

De découvrir des auteurs, des univers. De leur donner la soif d’en découvrir plus. De pouvoir assouvir leur soif. Cela m’est venu de mes propres recherches en poésie. Au début des années 2000, j’ai découvert l’œuvre de Roberto Juarroz puis celle de Paul Celan. Ces poètes m’ont éclairée sur ce que la poésie pouvait m’apporter, sur ce qu’elle pouvait apporter à d’autres. A partir de ce moment, j’ai voulu tout savoir de la poésie, alors je suis allée dans les librairies, les médiathèques et j’ai cherché sur le net tout ce que je pouvais lire. J’avais surtout envie de découvrir des poètes contemporains et au début des années 2000 il n’existait que peu de sites de poésie. C’est de ce manque qu’est née Terre à ciel.    Je pensais qu’en quelques mois j’aurais répertorié tous les poètes contemporains existants, mais dix-huit ans plus tard ce n’est pas vraiment fini ! Et c’est bon signe ! La poésie est vivante ! La poésie est en mouvement.
Comment conçois-tu tes numéros ? Et comment Terre à ciel a-t-elle évolué ?
Au départ, Terre à ciel était donc conçue pour être un site personnel, un répertoire de poètes contemporains. Mais vite j’ai eu envie de parler de mes lectures, d’y intégrer des notes de poésie, de publier des voix amies émergentes… Des personnes ont commencé à m’envoyer des contributions que j’ai accepté de publier. Je trouvais que cela permettait d’élargir ma vision de la poésie. Puis vers 2009, je crois, des amis poètes, je nomme Sophie G. Lucas et Sabine Chagnaud, m’ont demandé s’il était possible de m’aider… C’est comme cela que Terre à ciel est devenue une équipe… C’est comme cela que nous avons commencé à fonctionner comme une revue. D’autres personnes nous ont rejoints par la suite… Sabine Huynh, Roselyne Sibille, Armand Dupuy, Roland Cornthwaith, Christine Bloyet, Mélanie Leblanc, Jean-Marc Undriener, Clara Regy, Isabelle Lévesque, Florence Saint-Roch, Françoise Delorme, Sabine Dewulf, Olivier Vossot  et tout récemment Justine Duval… Certains membres ont été de passage et ont apporté énormément à la revue. D’autres traversent les années à mes côtés et c’est un plaisir. Nous concevons les numéros tous ensemble. Déjà par le choix des jeunes poètes que nous mettons en avant. Nous recevons des contributions par la boîte de contact du site ou parfois nous sollicitons des extraits auprès de poètes que nous remarquons. Puis nous concevons les numéros au fil des rencontres, dans les festivals, les salons, au fil de nos lectures, de nos découvertes.  Des contributeurs extérieurs nous font également des propositions. Nous restons ouverts, c’est cela qui fait l’esprit de Terre à ciel.

Clip a été réalisé à partir du recueil Tourner Rond écrit par Cécile Guivarch et édité par la ©ollection Petit Va ! En 2023. Lecture par l’auteure enregistrée en 2023. Création sonore Rémy Peray. Réalisation et montage L'écrit du son.

© Centre de créations pour la jeunesse Collection Petit Va !

Tu es poète. Pourquoi la poésie ?
La poésie car elle sert à exprimer ce que je ne pourrais faire sans elle. La poésie est le moyen de rendre compte des plus profondes émotions et sensations. De les libérer. Elle est l’écriture du corps autant que celle de l’âme. Elle permet également d’avancer, d’ouvrir l’esprit, d’accepter ce qui fait peur. Elle garde l’empreinte du présent mais se souvient aussi du passé, de ceux qui nous ont précédés. Elle permet une grande liberté et un constant travail sur la langue. La poésie est vraiment riche et vivante. Elle aide à mieux vivre.

La poésie peut-elle affirmer, et donner à voir, une fraternité, est-elle le lieu d’un rassemblement humaniste qui dépasse toute frontière ?
Oui, j’en suis assez convaincue. La poésie permet de rassembler. La poésie n’a pas de frontière et en même temps elle rend compte de ce qui se passe dans le monde. La poésie est un relai, elle témoigne. Je suis presque convaincue que si tous les enfants lisaient de la poésie, peut-être il y aurait moins de haine dans ce monde, moins de guerres. Je dis « presque convaincue » car est-il possible de refaire l’homme ?
Que peut-elle transmettre ?
Elle peut transmettre de beaux messages. Aider à mieux vivre. Accepter ce qui est inacceptable. A comprendre. Elle aide à réfléchir. Car si on ne comprend pas toujours un poème, il infuse en nous une réflexion. Nous amène à nous questionner là où on ne se posait plus de questions. Elle nous prépare à perdre aussi. La poésie parle de la vie mais aussi de la mort.

La revue de poésie en ligne Terre à ciel - https://www.terreaciel.net/

Penses-tu qu’elle soit lue, et fréquentée, surtout par les plus jeunes ?
Pas suffisamment à mon goût. Déjà remarquons que les rayons poésie dans les librairies ne sont pas forcément les plus garnis, et ne représentent pas toujours ce qui s’écrit de nos jours en poésie. Heureusement au programme du bac de français est entrée la poétesse Hélène Dorion. Certains professeurs font du bon travail auprès des plus jeunes et ont compris l’intérêt de le faire. Je pense par exemple au travail que Michel Fievet, professeur de poésie et éditeur à L’Ail des ours, a fait avant son départ en retraite auprès des jeunes. Mais je pense aussi que la plupart des professeurs de français ne connaissent pas suffisamment la poésie contemporaine, ou n’osent pas assez sortir du programme de l’Éducation nationale. Or la poésie, c’est un entrainement.
Et les jeunes auraient bien besoin d’elle. Je salue le beau travail du Central National pour l’Enfance de Tinqueux qui organise des événements autour de la poésie pour les jeunes et publie revues et livres qui leur sont dédiés. Je pense par exemple au travail de Bernard Friot qui écrit pour les jeunes. Sabine Zuberek Kotlarczik et Sabine Dewulf ont également créé le Prix Pierre Dhainaut du Livre d'artiste dans l'Académie de Lille, qui s'adresse à tous les élèves depuis la primaire (CM1-CM2) jusqu'au lycée, en 1ère. C’est une superbe initiative pour faire lire de la poésie aux jeunes, surtout lorsque l’on sait qu’elles voudraient l’étendre au niveau national. Et j’oubliais, j’ai été lauréate du Prix Poésyvelynes en 2017 pour mon livre S’il existe des fleurs, paru aux éditions L’Arbre à paroles, ce prix est l’occasion pour des collégiens lecteurs de décerner un prix à un livre de poésie et donc de la diffuser. Nous avions été heureux avec mon éditeur quand nous sommes allés à la remise du prix de constater qu’un élève avait dérobé un livre sur l’étalage, nous aurions pu crier « Au voleur ! » mais non ! Nous étions heureux que la poésie intéresse cet élève. Je pense aux salons, aux festivals de poésie, mais qui ne sont peut-être pas assez fréquentés en dehors d’un public d’avisés… mais l’espoir n’est pas vain… car dans ces endroits parfois des rencontres se font avec des personnes qui ne connaissaient pas la poésie. Espérons gagner ainsi de nouveaux lecteurs !    
As-tu des témoignages, des retours de lecteurs ?
Oui, de nombreux témoignages. Les lecteurs de Terre à ciel sont contents d’y trouver beaucoup de choses à lire. Notamment on me parle beaucoup de l’esprit d’ouverture de Terre à ciel et d’y trouver des idées de lectures.
Comment diffuser la poésie, plus encore, et permettre aux gens de se rassembler autour du poème ?
Déclamer dans la rue ! Distribuer des poèmes dans les boîtes aux lettres. Lire un poème chaque soir au JT de 20 heures ! Mettre à disposition des poèmes dans les salles d’attente. La RATP le fait déjà avec son concours de poèmes. Je trouve cela formidable ! Il devrait y avoir un poème affiché à chaque coin de rue, dans toutes les vitrines, sur toutes les boîtes aux lettres ! Soyons nous-mêmes des poèmes !
Les guerres se multiplient sur la planète. Comment la poésie peut-elle aider à l’édification d’un monde pacifique et serein ? Que peut le poème ?
Les guerres… Nous poètes nous assistons. Impuissants. Témoins. Nous écrivons. Crions. Décrions. Dénonçons. J’ai l’impression que nous sommes si petits face à ces horreurs, face à ces guerres qui sans cesse recommencent. Je ne sais pas si le poème peut beaucoup pour la pacification. Ou alors il faudrait que ce soit la poésie qui passe au JT de 20 heures. Et non pas la guerre. Notre monde, les médias, ne nous font voir que les mauvaises choses, on nous maintient dans un climat constant de peur et de haine. Je suis convaincue que si les médias nous montraient la beauté du monde, la richesse des interactions entre les hommes, la bienveillance et l’altruisme, le monde serait bien plus beau. Car le monde est beau si on le regarde de plus près et dans ce qu’il a de beau.  
Et demain ? Des numéros particuliers en vue, des actions ? Ta poésie ?
Cela continue. Le prochain numéro est pour mi-décembre. Il y aura notamment une anthologie organisée par Florence Saint-Roch : « Brasser les cartes ». Ensuite ce sera le numéro d’avril puis celui de l’été. Nous sommes passés de 4 numéros annuels à 3. C’est du travail, de l’investissement et nous avons nos vies personnelles et professionnelles. Pour ma poésie, je viens de publier trois livres cette année : Tourner rond, dans la collection Petit VA ! du centre national pour la poésie jeunesse de Tinqueux, un livre qui a été écrit notamment en réaction à la guerre en Ukraine. Sa mémoire m’aime, aux éditions des Carnets du Dessert de Lune, un livre sur les deux dernières années de vie de ma maman atteinte d’Alzheimer. Partir vient tout juste de paraître à L’Atelier des Noyers, un livre en collaboration avec l’artiste Alexia Atmouni, très beau. Et voilà, la suite s’écrit en marchant. Merci Carole !     
Merci Cécile ! 

Présentation de l’auteur

Cécile Guivarch

Cécile Guivarch est franco-espagnole, née près de Rouen en 1976. Elle vit actuellement à Nantes où elle anime le site de poésie contemporaine Terre à Ciel.

Bibliographie

Prix Yves Cosson 2017 pour l’ensemble de l’œuvre

  • Terre à ciels, Les Carnets du Dessert de Lune, 2006
  • Planche en bois, Contre-Allées, Poètes au potager, 2007
  • Te visite le monde, Les Carnets du Dessert de Lune, 2009
  • Coups portés, Publie.net, 2009
  • La petite qu’ils disaient, Contre-Allées, Collection Lampe de poche, 2011
  • Le cri des mères, La Porte, 2012
  • Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour, L’Arbre à paroles, 2013
  • Vous êtes mes aïeux, éditions Henry, 2014
  • Du soleil dans les orteils, La Porte, 2013
  • Regarde comme elle est belle, Le petit flou, 2014
  • Le bruit des abeilles, La Porte, 2014 (avec Valérie Canat de Chizy)
  • Gestes printaniers / Xestos primaverais, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Felos au galop / Felos ao galop, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Renée, en elle, éditions Henry, 2015
  • S’il existe des fleurs, L’Arbre à paroles, 2015, prix des collégiens Poesyvelynes 2017
  • Sans Abuelo Petite, Les Carnets du Dessert de Lune, 2017
  • Cent au printemps, Les cahiers du loup bleu, Les lieux dits éditions, 2021
  • C’est tout pour aujourd’hui, La tête à l’envers, 2021, Sélection Prix francophone international du Festival de la poésie de Montréal 2022
  • Tourner rond, Petit Va !, Centre culturel de la poésie jeunesse Tinqueux, 2023
  • Sa mémoire m’aime, Les carnets du dessert de lune, 2023
  • Partir, L'atelier des Noyers, 2023

Participation à des anthologies et recueils collectifs :

  • Avec tes yeux, éditions en forêt, em verlag
  • La fête de la vie n°5, éditions en forêt, em verlag
  • Creuser les voix, éditions Samizdat, 2012
  • Métissage, L’arbre à paroles, 2012
  • Momento nudo, L’arbre à paroles, 2013
  • DUOS – 118 jeunes poètes de langue française né.e.s à partir du 1970,
    Anthologie dirigée par Lydia PADELLEC, Bacchanales, 2018
  • Sidérer le silence – poésie en exil, dirigée par Laurent Grison, éditions Henry, 2018
  • La Beauté - Éphéméride poétique pour chanter la vie, Editions Bruno Doucey, 2019
  • Le Système poétique des éléments, 118 poètes, éditions invenit, 2019
  • Polyphonie pour Antoine Emaz, Hors série 2019 N 47 Revue de poésie, 2019
  • Nous, avec le poème comme seul courage – 84 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2020
  • Le désir en nous comme un défi au monde – 94 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2021
  • Quelque part, le feu, éditions Henry, 2023

Autres lectures

Cécile Guivarch, Renée en elle

« Renée, mon aïeule », ce sont les premiers mots du récit bouleversant que nous livre Cécile Guivarch et déjà avec ce titre Renée, en elle, toute la présence puissante de cette aïeule dans le corps [...]

Le prix Yves Cosson 2017 : Cécile Guivarch

La rencontre de Cécile Guivarch avec l’écriture du poète argentin Roberto Juarroz a été fondamentale, ce fut pour elle la découverte de la poésie contemporaine facilitée ensuite grâce à des sites comme celui [...]

Cécile Guivarch, Sans abuelo Petite

Cécile Guivarch dans nombre de ses recueils creuse la question de la lignée, des transmissions d’une génération à la suivante. Comment existe-t-on dans ce mouvement ? Comment à partir des absences ,des silences,  des [...]

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

Se souvenir nous met au monde Pour Cécile Guivarch Comment garder ceux qui partent à jamais, si ce n’est en voyageant encore avec eux, les invisibles, dans « la barque » des [...]

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

C’est presque rien. Pendant trente pages, avancer la main dans la main de Dédé Guivarch, ou plutôt : Grand-père marche vers moi me cueillir dans le verger C’est son souvenir [...]

Cécile Guivarch, Sa mémoire m’aime

Le livre, de totale empathie, eût pu s’intituler « Le livre de ma mère » car ici respire l’hommage d’une fille à sa mère, dont l’attachement précieux a subi, en fin de parcours, le travail [...]

Rencontre avec Cécile Guivarch : De la terre au ciel

Cécile Guivarch est poète, et créatrice d'une revue de poésie incontournable, qu'elle diffuse généreusement, et où elle crée le lieu d'u. travail pluriel, et de publications ouvertes à de multiples voix, Terre à [...]




Rencontre avec Fawzia Zouari : Écrire par dessus les frontières

Ecrivains et journaliste Franco-tunisienne, Fawzia Zouari est l'auteure de nombreux romans et récits dont Le Corps de ma mère (Joëlle Losfeld, 2016), Gallimard, Folio, 2018, qui a obtenu le prix de la Francophonie. Elle a obtenu également le grand prix tunisien de la littérature, le Comar d'or pour son roman La Deuxième épouse en 2007. Elle interroge le rapport à la tradition et le statut des femmes dans les pays du Maghreb, condition féminine qu'elle soutient et promeut en fondant le Parlement des écrivaines francophones, dont le première réunion s'est déroulée à Orléans, les 26, 27 et 28 septembre 2018, en présence de plus de 70 écrivaines venues des cinq continents venues pour débattre sur la condition des femmes dans le monde, et leur place sur la scène publique, politique. 

Faouzia Zouari, vous êtes romancière et journaliste. Vous avez publié de nombreux romans, certains distingués par la critique et des prix prestigieux. Tous ont pour socle la condition des femmes dans le monde musulman. En quoi et comment la littérature vous a-t-elle permis de dénoncer leur place dans une société patriarcale ?
Je ne me souviens pas, ni ne crois avoir demandé expressément à la littérature de « dénoncer » ou de revendiquer. Cela s’est passé tout seul. De part mes origines, mon itinéraire, ma condition de femme du Sud, les mots disaient spontanément mon être au monde, mes peurs ancestrales, mes craintes et mes espoirs. La fiction se faisait d’office l’écho de la réalité. En cela, elle dénonce toute seule, entre les lignes, en dehors de tout engagement conscient.
C’est cela-même sa magie. Et c’est de la sorte que le roman des femmes insère automatiquement et naturellement le combat des femmes.
Pour le reste, et alors que je n’osais même pas me dire « féministe » au siècle dernier, l’actualité, le retour du bâton, l’islamisme et, plus particulièrement, le recul des droits des femmes dans beaucoup de pays m’ont poussée sur le « ring » si je puis dire.  Via le journalisme et les essais, cette fois. J’y ai pris part aux débats, aux manifestations, au militantisme actif. Romancière et essayiste, ce sont là deux casquettes pour une même tête.
Écrire est-ce résister ? Est-ce tenter de changer le monde ?

Rencontre avec Fawzia Zouari au Parlement des écrivaines francophones.https://www.parlement-ecrivaines-francophones.org/

L’été dernier, je marchais tous les jours avec un ami le long de la plage en bavardant. On a appelé ça « Les entretiens de la mer ». Et l’ami en question me disait, chaque fois que je développais une théorie ou avançais une réponse aux problématiques et aux crises actuelles : « Tu es sur les chemins de l’impossible ». Et l’impossible pour lui, c’est affirmer qu’on peut résister à la déferlante du religieux, c’est croire que la paix s’imposera, c’est avoir foi en l’universalisme, en l’altérité, en une révolution laïque dans le monde musulman.  Ecrire c’est probablement mener cette bataille de l’impossible et cette utopie de changer les choses un jour...
Est-ce que l’écriture romanesque diffère de l’écriture poétique ?
J’ai toujours aimé la poésie que je trouve supérieure à la fiction. Voilà un genre qui dit tant en si peu de mots, qui résume l’essentiel en une strophe, qui pêche le sens en un seul bond dans les profondeurs. C’est la musique de fond du monde sans laquelle nous mourrons de désharmonie.

Fawzia Zouari, Rencontre lors du festival Littératures Itinérantes au Maroc, à Fès. en octobre 2022.

En 2018 vous créez le Parlement des Écrivaines Francophones à Orléans, une plateforme qui a pour objectif de « faire grandir et de promouvoir la cause et la voix des femmes ». Pourquoi cette initiative ?
Il s’agit avant tout d’une aventure intellectuelle regroupant des auteures qui ont en commun le fait d’être femmes et d’écrire française. Son but est de mettre en exergue la littérature féminine, créer une solidarité entre les auteures, affirmer qu’il existe un écrire- ensemble au féminin et une voix commune habilitée à défendre la cause des femmes mais aussi à s’exprimer sur les affaires du monde. C’est en cela que nous publions régulièrement dans la presse des tribunes pour soutenir des écrivaines ou des journalistes emprisonnées ou en danger, ou pour dénoncer le sort fait aux femmes dans des pays comme l’Iran ou l’Afghanistan. Mais nos combats se situent aussi sur d’autres terrains : nous dénonçons les guerres, les intégrismes, le racisme, les saccages de la nature, par exemple. Nous avons également à notre actif plusieurs publications dont trois volumes d’anthologies listant les écrivaines et un ouvrage collectif, Corps de filles, corps de femmes, publié aux éditions des Femmes. Sans compter certaines « prestations » comme le « cabaret des écrivaines » ou le « Procès » qui met en scène une quinzaine de parlementaires autour du thème : « Les écrivaines sont-elles des femmes dangereuses ». 

Clôture des Voix d'Orléans, le 11 octobre 2021. 

Et demain, quels sont vos projets, personnels, mais aussi ceux du PEF ?
Pour le moment, nous sommes sur deux grands projets : le premier est un ouvrage sur l’histoire féminine des migrations, l’autre une rencontre en Martinique autour de l’œuvre d’Aimé Césaire. L’un et l’autre projet s’inscrivent dans la volonté du PEF de parer à l’inégalité mémorielle qui a fait en sorte que l’Histoire (y compris celles des migrations) a été jusque-là écrite et racontée par les hommes, et de revisiter la pensée de certains grands intellectuels d’un point de vue féminin.
Quant à mes projets personnels, je termine un livre qui s’intitule Rebelles d’Islam et commence un Dictionnaire amoureux de la Tunisie.  En attendant le retour au roman, ce territoire de liberté et de rêve total portant en lui ce beau paradoxe : il repose de tout, et engage à tout, laisse les mots penser à la place des idées (sic).

Présentation de l’auteur

Fawzia Zouari

Fawsia Zouari naît à Dahmani, à une trentaine de kilomètres au sud-est du Kef, au sud-ouest de Tunis, au sein d'une fratrie de six sœurs et quatre frères. Son père est un cheikh, propriétaire terrien et juge de paix. Elle est la première des filles à ne pas être mariée adolescente et à pouvoir mener des études. En 1974, elle obtient son baccalauréat, puis poursuit ses études à la faculté de Tunis.

En septembre 1979, elle s'installe à Paris pour son doctorat en littérature française et comparée de l'université Sorbonne-Nouvelle.

Elle travaille durant dix ans à l'Institut du monde arabe — à différents postes dont celui de rédactrice du magazine Qantara — avant de devenir journaliste à l'hebdomadaire Jeune Afrique en 1996.

La Caravane des chimères, publié en 1989 et qui reprend le sujet de sa thèse, est consacré au parcours de Valentine de Saint-Point, petite-nièce d'Alphonse de Lamartine, égérie du futurisme, qui a voulu réconcilier l'Orient et l'Occident, et s'est installée au Caire après s'être convertie à l'islam. Ses ouvrages suivants évoquent, pour la plupart, la femme maghrébine installée en Europe occidentale. Ce pays dont je meurs, publié en 1999 et inspiré d'un fait divers, raconte de façon romancée la vie de deux filles d'ouvrier algérien, déracinées aussi mal à l'aise dans leur société d'origine que dans leur pays d'accueil. La Retournée, roman publié en 2002, narre sur un ton ironique la vie d'une intellectuelle tunisienne vivant en France et qui ne pourrait plus retourner dans son village natal. Elle imbrique dans ce récit des termes arabo-berbères, sans équivalent sémantique exact en français ; cet ouvrage est réédité en version de poche en 2006. La même année paraît La Deuxième épouse, mettant en scène trois femmes maghrébines fréquentées simultanément par le même homme, et inspiré là encore d'un fait divers.

Le , elle reçoit le prix des cinq continents de la francophonie, pour son livre Le Corps de ma mère. Elle avait déjà reçu une mention spéciale dans le cadre de ce prix en 2003, pour le roman La Retournée. La Deuxième Épouse se voit décerner en 2007 le Comar d'or, principale distinction littéraire en Tunisie.

© Crédits photos Bruno Klein.

Bibliographie 

En allemand

  • Das Land, in dem ich sterbe : die wahre Geschichte meiner Schwester, Berlin, Ullstein Taschenbuchvlg, , 169 p.

En français

  • La Caravane des chimères, Paris, Éditions de l'Olivier Orban, , 345 p.
  • Ce pays dont je meurs, Paris, Ramsay, , 189 p. 
  • La Retournée, Paris, Ramsay, , 320 p. 
  • Le Voile islamique : histoire et actualité, du Coran à l'affaire du foulard, Lausanne, Éditions Favre, , 196 p. 
  • Pour en finir avec Shahrazad, Tunis, Cérès, , 137 p. 
  • Ce voile qui déchire la France, Paris, Ramsay, , 268 p. 
  • La Deuxième épouse, Paris, Ramsay, , 321 p. 
  • Pour un féminisme méditerranéen, Paris, L'Harmattan, , 102 p. 
  • Je ne suis pas Diam's, Paris, Éditions Stock, , 158 p. 
  • J'ai épousé un Français, Paris, Éditions du Rocher,
  • Le Corps de ma mère : récit, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, , 231 p. 
  • Douze musulmans parlent de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, , 161 p. 
  • J'avais tant de choses à dire encore : entretiens avec Fawzia Zouari, Paris, Desclée de Brouwer, , 124 p.
    Entretiens avec Malek Chebel

Poèmes choisis

Autres lectures




Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.




Un Petit Musée de la Poésie (1) : rencontre avec Sabrina De Canio et Massimo Silvotti

Maison de la poésie, Marché de la poésie… voici que nous ajoutons aux lieux de poésie  le très paradoxal « Musée de la poésie » de Piacenza, œuvre conjointe de deux poètes un peu fous, Massimo Silvoti et Sabrina de Canio qui depuis 2013 animent et soutiennent ce lieu d’exception dont les actions s'étendent bien au-delà de ses murs.

Sabrina et Massimo, vous êtes avant tout poètes, pouvez-vous en quelques lignes vous présenter, avant que nous ne vous donnions aussi la parole pour parler de votre création : comment êtes-vous arrivés à la poésie, d’abord, et à l’idée de ce lieu d’accueil et d’exposition qu’est le Piccolo Museo della poesia ?

 

SABRINA DE CANIO
La fascination pour la poésie remonte à mon enfance, j'exécutais des exercices solitaires sur de petites feuilles dont aucune trace ne devait subsister, une habitude ensuite consolidée à l'âge adulte, celle de faire disparaître toute trace de mon jardin secret. A onze ans j'ai découvert la prose poétique et mystique d'Herman Hesse, et je suis tombé amoureuse de lui, un grand visionnaire (et je m'en suis rendu compte quelques années plus tard) qui s'opposait au projet d'une Allemagne nazie, au rêve d'un nouvel humanisme. Je le considère comme mon premier Maître. Il y a des années, parlant au poète cherokee Lance Henson, un vétéran de la guerre du Vietnam, il m'a dit que la poésie l'avait sauvé de la folie ; je me reconnaissais tant bien que mal dans ces mots, j'étais rentré en Italie après plusieurs années passées dans une Érythrée troublée par des conflits sanglants. A Piacenza j'ai rencontré Massimo que je connaissais depuis mon adolescence et son esprit visionnaire m'a captivée, dans l'extraordinaire aventure du Musée de la Poésie que je n'ai jamais quitté. Dans cette expérience, j'ai eu le privilège de connaître et de traiter avec des poètes d'une grande profondeur culturelle et humaine, parmi lesquels, avec l'admiration indéniable que je cultivais déjà pour Ungaretti et Antonia Pozzi, des sources d'inspiration incontestables étaient Guido Oldani et Giampiero Neri.

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Sabrina De Canio et Giampiero Neri

MASSIMO SILVOTTI
Si on me demande comment je suis arrivé à la poésie, on me pose une question à laquelle j'ai beaucoup de mal à répondre. A fortiori si cette question est liée à une autre, comment êtes-vous arrivé au Musée de la Poésie ? Cependant je peux dire qu'au cours de ma vie deux circonstances particulières ont sans aucun doute eu un impact, la première concerne Michel-Ange, notamment avoir vu les "Prisonniers" à la Galleria dell'Accademia de Florence. Dans cet « inachevé », j'ai ressenti une sorte d'appel, ou une énergie perturbatrice que je voulais retenir, mais je ne savais pas comment ; l'autre circonstance concerne ma première profession d'éducateur. En particulier la phase de travail dans laquelle j'ai traité de la folie. C'était une douleur difficile à décrire, dans laquelle il fallait traverser le délire comme s'il s'agissait d'un pont, et là, dans ce no man's land, on gardait un sens tout à fait semblable à une place assignée au langage de l'art. Les trois grands maîtres du passé étaient et sont toujours Holderlin, Leopardi et Ungaretti, mais j'ai du mal à trouver une raison commune, dans le présent un seul maître, mon ami Giampiero Neri qui nous a récemment quittés, et sa simplicité vertigineuse.

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Massimo Silvotti et Giampiero Neri

Parlez-nous de cette aventure du Musée de la Poésie – et de son lieu extraordinaire :

 

Nous n'avons que deux souvenirs de l’année qui a précédé et préparé le lancement du musée (2013), lorsqu'un coursier a sonné à la porte et nous a livré le numéro un du magazine "Poésia" de Marinetti, et un bout du ruban du Maire de Piacenza, le jour de l'inauguration (17 mai 2014).
Mettre en vitrine la poésie ? C’était un vrai pari, bien au-delà de la limite de l'oxymore. Nous avons pu compter sur de merveilleux compagnons de voyage, tous poètes et/ou artistes d'une valeur et d'un courage incontestés, cette aventure s’est irisée de prégnantes valeurs. Mais le Piccolo Museo della Poesia, encore aujourd'hui, continue d'osciller entre l'impératif visionnaire et l'impératif catégorique. En revanche, on se rend compte qu'expliquer ce qu'est, ou prétend être, un « musée de la poésie » nécessiterait des arguments plus précis, en effet un appareil théorique robuste ne manque pas.
De l'intérieur d'une histoire, celle que l'on vit, les émotions souvent contradictoires prédominent, on la regarde avec les yeux de quelqu'un qui aimerait qu'on lui explique. De l'extérieur c'est différent, tout semble absolument cohérent – d’ailleurs, lorsque les visiteurs reviennent au Musée une seconde fois, c'est comme s'ils rentraient chez eux.
Mais plus qu'une demeure, c'est un authentique palais, un petit Versailles de poésie. Après mille vicissitudes, ou plus précisément des performances dont nous reparlerons plus tard (et constamment sur le point de tout abandonner en raison d'un permanent et total manque de fonds), l'évêque de Plaisance nous a proposé l'église désacralisée de San Cristoforo comme le siège définitif du Musée , également connu sous le nom d'Oratoire de la Bonne Mort (ou Nouvelle Mort).
Dès le premier impact visuel, en regardant la façade inhabituelle de l'extérieur, placée en diagonale "en coin", la singularité architecturale absolue est évidente. En fait, il n'y a pas beaucoup de sanctuaires avec une entrée de ce type. En Émilie-Romagne, nous ne mentionnons que l'Oratoire de la Beata Vergine del Serraglio, à San Secondo Parmense. La ressemblance n'est pas fortuite puisque la paternité de l'Oratoire de Parme appartient à l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena qui, de toute évidence, a participé à la conception de San Cristoforo avec son collègue Domenico Valmagini, architecte ducal, alors décorateur du dôme , un authentique chef-d'œuvre du quadraturisme baroque. Non seulement le dôme mais l'ensemble de l'appareil décoratif font de ce bijou un exemple rare de stature et de valeur européennes. On observe une multiplication d'effets illusionnistes, d'appareils éphémères, de fausses surfaces, d'objets, de figures, dans lesquels on se perd ou s'enchante en observant l'harmonie des couleurs, la passion portée par les figures et la plasticité souvent paroxystique des corps.
Et la poésie dans tout ceci ? direz-vous. La poésie dans un tel lieu est forcément chez soi.
Le 17 mai 2014, une idée inhabituelle de nécessité urgente a pris forme, avec le nom de Petit Musée de la Poésie les Fissures Infranchissables. Mais comme il n'y a rien de purement raisonné et encore moins de statique dans la Poésie, qui est plutôt humble, fatigante, douloureuse, parfois cinglante, mais aussi civile, courageuse et même physique, il en aurait été de même pour un musée qui aspirait à établir un contact direct entre l'utilisateur et la poésie. Il y avait probablement un peu de folie fertile dans notre projet à l'époque. Depuis, de nombreux poètes et artistes du monde entier nous ont soutenus et stimulés. Parmi eux, comme témoignage de la confiance autoritaire et clairvoyante qui nous a accompagnés jusqu'à présent, Giampiero Neri, président émérite du musée, récemment décédé, puis Guido Oldani (président du comité scientifique), Valerio Magrelli et Omar Galliani.
Ainsi une partie très substantielle d'un monde habituellement lent, autoréférentiel, et souvent réticent à s'approprier les innovations, a relevé avec enthousiasme le défi d'un musée de la poésie, pour la poésie, avec la poésie, bref, imprégné de poésie, de la tête aux pieds, une réalité muséale qui, tout en restant absolument ancrée dans le concept d'un lieu où les collections sont rassemblées et présentées au public, a fait du dynamisme sa marque de fabrique. A tel point qu'un espace imprégné d'histoire est devenu en même temps le lieu de conception, de créativité, de performance artistique poétique, voire parfois explosive, configurant souvent d'authentiques mosaïques poétiques collectives, parfois sauvages mais toujours authentiques en termes de vitalité.
Avant de passer aux considérations théoriques (qui vont former le cœur d’un second article), je voudrais présenter aux lecteurs deux poèmes choisis par vous pour vous représenter :

Sabrina De Canio

Pane

 

Vorrei tenere insieme tutti i pezzi

come il raspo fa con gli acini,

e non perdere né gli anni né gli amici,

né gli amanti a lungo amati

continuare a sentire il profumo

del bucato di mia madre

e del latte a colazione.

Ma questa vita ad ogni morso

è un pane che si sbriciola

se l’appoggi un attimo

qualcuno che sparecchia

se lo porta via.

 

*

 

Come perla

 

Come perla

mi lascio inanellare

dal fragile filo dei baratti con il tempo

scorro

al ritmo delle mie sorelle fino al nodo

non mi oppongo

al corso che mi è dato

dove il prima e il dopo

solo io conosco

sbiadisco

in fila indiana

nel silenzio prigioniera

di un bagliore incatenato

 

Pain

 

Je voudrais garder tous les morceaux ensemble

comme la rafle fait avec le raisin,

et ne perds ni tes années ni tes amis,

ni amants longtemps aimés

continuer à sentir

du linge de ma mère

et du lait pour le petit déjeuner.

Mais cette vie à chaque bouchée

c'est du pain qui s'émiette

si tu le poses un instant

quelqu'un qui clarifie

il l'enlève.

 

*

 

Comme une perle

 

Comme une perle

je me suis laissé accrocher

du fil fragile du troc avec le temps

je défile

au rythme de mes soeurs jusqu'au noeud

je n'objecte pas

au cours qui m'est donné

où l'avant et l'après

seulement je sais

je m'efface

en file

dans le silence de la captivité

d'une lueur enchaînée

 

 

Massimo Silvotti 

dal nebbiaio di una raminga memoria,

di ramo in ramo, cercare

sponda nelle parole eco, manchevoli

poiché intangibile, ma pur sempre

presenze

 

aggiungo, in certa poesia

come per rendere fruttuosi gli ulivi

occorre che passi la luce tra i rami

 

de la brume d'un souvenir errant,

de branche en branche, chercher

banque dans les mots echo, manquant

parce qu'intangible, mais quand même

présence

 

J'ajoute, dans une certaine poésie

comment faire fructifier les oliviers

la lumière doit passer à travers les branches

(trad. M. Bertoncini)

*

 

leçon d'esthétique

 

imagine Pierre

dans le fracas parfumé de la pluie

ou racine, l'eau qui t'apaise

 

ravir ce sens

esthétique de la vie d'hier

comme des claviers sur un piano

surtout, quand il est enclin au silence

(texte original en français)




Une maison pour la Poésie 2 : La Maison de Poésie Transjurassienne : entretien avec Marion Cirefice

En ce matin d’hiver 2023, il est midi au cadran solaire de la Maison de la Poésie Transjurassienne, nichée dans le village de Cinquétral, à 850 mètres d’altitude. L’inscription dorée du cadran nous invite à « Lire pour rester libre » … 

C’est dans cette belle maison que Marion Cirefice me reçoit pour me parler de l’association Saute-Frontière et de la Maison de la Poésie Transjurassienne qu’elle co-préside aujourd’hui avec sa sœur, Elisabeth.

Marion, j’imagine qu’on ne crée pas une maison de la poésie sans de profondes motivations qui remontent loin dans l’enfance peut-être… Pourrais-tu nous tracer les trajectoires multiples de ton parcours de vie, dont je commence à comprendre qu’il est particulièrement riche de chemins de traverse, et original…

Dès mon berceau, j’ai baigné dans le monde du théâtre, à Lyon, ou mon père Louis CIREFICE était metteur en scène et acteur et a fondé le théâtre des Marronniers. Il a passé sa vie sur les planches, ma mère Miette a mis dans mon berceau et celui de ma sœur les beaux jouets de la littérature et de la poésie. 

 

Cette enfance heureuse et cultivée m’a portée :  dès les années 70, j’ai volé de mes propres ailes et fondé ma compagnie de théâtre « le théâtre de l’œil nu » et nous avons sillonné pendant dix ans les villages de la Drôme avec un théâtre de proximité.

 Mais je n’ai pu résister, après un voyage en Islande à l’appel du grand Nord… », après avoir co-écrit avec ma mère Miette une fiction nordique, destinée à devenir un film d’animation, j’ai décidé de monter un projet plus vaste pour une Bourse d’études auprès des Affaires culturelles du Nord Québec. Et la grande aventure a commencé !

Au cours de mon premier séjour hivernal, j’ai rencontré des artistes Inuits à Inukjuaq ( Nunavik – Nord Québec) et nous avons réalisé avec Yanni Amittuq un ouvrage commun, mon histoire illustrée par ses propres dessins. 

De retour en France, j’ai choisi de me former auprès de Jean Rouch en cinéma documentaire. J’ai étudié l’Inuttitut à l’UQAM, et suivi un cursus de culture Arctique auprès de Jean Malaurie, au centre d’études arctiques.

J’ai choisi de finaliser ce cursus par une maîtrise en muséologie à l’UGAM (Montréal),

Cela m’a permis de repartir en 1990 dans le Nord Québec et de réaliser en fin d’études mon film « Le Lien » ou autrement dit en Inuttitut … « Attaattatsiaralu, Annaannatsiaralu : nos grands-pères nos grand-mères ».

On trouve déjà là deux de tes grands fils conducteurs qui t’on amenée plus tard à créer un lieu tel que la Maison de la Poésie Transjurassienne : la transmission et l’oralité ?

Oui, ces deux pôles m’ont toujours passionnée : la transmission d’une génération à une autre, par l’oralité entre autre, et les échanges d’une culture ou d’une civilisation à une autre, valeurs que je ne cesserai de développer au sein des rencontres et événements de la Maison de la Poésie Transjurassienne.

Revenue fin 1991, à Cinquétral, dans la maison familiale du  Jura dont on sait qu’à ses heures les terres deviennent une petite Sibérie… je cherchais comment articuler mes rêves et la réalité, mes passions et la nécessité de vivre… je pense alors à lier une recherche ethnologique antérieure, sur les ateliers de tuyaux de pipe familiaux de Cinquétral avec l’actualité économique. Je crée l’agence ARTHIS et entre 1992 et 2005, je propose aux acteurs économiques locaux mes compétences d’ethnographe et de muséographe. L’idée est de les aider à valoriser leurs productions en les faisant connaître du grand public. Lier culture et économie, quoi de plus passionnant ?

Je collabore alors avec l’Hôpital de Morez, le parc naturel régional du Haut-Jura, la tournerie-tabletterie, les fabricants de boutons, de jouets. J’invite des artistes à devenir les médiateurs de ces confluences. Je soutiens la mise en valeur des Savoir-faire de la Montagne Jurassienne… »

Qu’arrive-t-il en 2005 qui justifie l‘arrêt de ta S.A.R.L ARTHIS ?
Des courants… des synergies… en 2001 l’association Saute-Frontière avait posé les bases d’un partenariat littéraire à parts égales avec la Suisse, pays de quatre langues…. En 2005, je deviens salariée à plein temps de l’association et responsable du projet d’ensemble. Je vais dès lors m’orienter vers les langues, les écritures, les échanges etc…. Le roman ouvrit la voix avant de laisser la place à la poésie tout entière. Un premier cycle de 5 ans de Pérégrinations se déroula sur l’Arc Jurassien, enjambant le mur-frontière de pierres sèches, et enlaçant des écritures alémaniques, italiennes et françaises. De grandes voix classiques y sont portées (Bouvier, Cendras, Jaccottet, Ramuz) qui ouvrent la voix aux contemporains, (Lovey, Tâche, Matthey etc.).
Le professeur honoraire de littérature Romande à l’université de Lausanne, Doris Jakubec incite l’équipe de Saute Frontière à travailler la poésie, la traduction et les recherches en archives.

La première résidence d’auteur accueille Yves Laplace photographe écrivain. Elle se déroule entre les Rousses,  Foncine-le-Haut, Chapelle des Bois et la Vallée de Joux.
Les pérégrinations poétiques sont lancées, des kilomètres de paysages franco-suisses seront arpentés par un public tant local, que Suisse ou même Rhône-alpin, à l’écoute de grands auteurs contemporains, tout d’abord de littérature puis définitivement de poésie. 
Combien de kilomètres arpentés pendant ces 4 premières années ? 
150 kilomètres ! Au point qu’il nous a semblé nécessaire de nous sédentariser et de localiser les événements à Cinquétral même. Le lieu de la Maison de la Poésie Transjurassienne sera pérennisé après le bon conseil de Joël Bastard, poète des Monts Jura, qui nous a suggéré de rejoindre la fédération européenne des Maisons de Poésie… La maison de la Poésie Transjurassienne (en clin d’œil à l’épreuve sportive de ski nordique éponyme) est née.
C’est donc la création d’un lieu spacieux, chaleureux, pouvant accueillir un public nombreux, avec une bibliothèque bientôt remplie des ouvrages de poésie ayant éclairé de nombreux visiteurs… quelles aides as-tu reçues à ce moment de ton entourage local ? 
En 2009, à la faveur d’un changement électoral aux municipales, la ville de Saint-Claude nous a offert son partenariat. Les contacts avec le musée de l’Abbaye, et la Médiathèque donnèrent aussi beaucoup de force à nos projets et favorisèrent le rapprochement avec les habitants de la communauté de communes Haut-Jura Saint-Claude.
Nous avons pu porter  la poésie sonore et les lectures dans les lieux du paysage par les auteurs eux-mêmes… 
Ta passion pour le voyage et le différent, « l’autre », te fait-elle souvent changer de thématique ? 
Non, les thématiques des rencontres se construisent toujours sur 6 mois, pendant lesquels les auteurs sont en résidence, d’une année à l’autre.
En 2015, le thème abordé avec l’artiste-auteur Frédéric Dumond est celui des glossolalies, en lien avec les ateliers allophones, la classe UPE2A de la Cité scolaire de Saint-Claude, les élèves en classe option deuxième langue Turc, et l’espace Mosaîque.  Il se crée également le Chœur Ouvrier, et les partenariats avec la Médiathèque se pérennisent.
Avec la chef de chœur du Chœur Ouvrier, Stéphanie Barrarou, nous créons un groupe de chant en langues qui intègre des demandeurs d’asile.
Quel chemin entre l’Arctique et le Jura ...?
Les idées brassées dans le Grand nord m’accompagnent toujours. Je suis convaincue de l’importance majeure des liens que nous devons maintenir, tant par la transmission que par la confrontation des langues, des civilisations, des philosophies différentes. Les grandes questions planétaires qui nous assaillent désormais doivent être abordées avec des outils planétaires et nous devons échanger ces outils, il n’est que temps…
Et en 2020…à ton départ en retraite… tout s’est-il arrêté ?  
Pas du tout ! C’est tout le contraire ! Retraite ce n’est pas se mettre en retrait, c’est re-traiter ce que l’on a fait dans sa vie mais d’autre façon, avec d’autres moyens à inventer.
En revanche, la fin des Pérégrinations, avec la dernière résidence de Fabienne Swiatly, a été contemporaine de l’épidémie de Covid et il a fallu faire face. J’ai à nouveau privilégié l’oralité, avec les émissions de radio de RCF JURA (seul canal par lequel on pouvait encore intervenir, puisque la vie sociale s’était arrêtée). 
S’est aussi posé la question du devenir de la bibliothèque de la Maison, constituée année après année, lors des pérégrinations poétiques et des résidences, et abondée également par le fonds théâtral de ma sœur, metteur en scène. 1500 ouvrages de poésie et littérature et 1000 sur le théâtre…
Nous avons mis en lien ce fonds, grâce à une base numérique, avec le réseau des médiathèques Haut-Jura Saint-Claude et le réseau départemental JUMEL.
Nous travaillons aussi sur le site internet www.sautefrontiere.fr , vitrine majeure des événements portés par la Maison, la Médiathèque et le Musée de Saint-Claude, sans oublier les associations locales.
Nous allons poursuivre les rencontres et les échanges entre corps sociaux habituellement éloignés, voire même étrangers , comme par exemple le monde des éleveurs, celui des forestiers et celui des écrivains, des plasticiens…
Nous voulons plus que jamais interroger notre rapport au vivant… 
Nous savons que la poésie est un outil majeur dans la transformation du monde qu’il nous incombe de porter… génération après génération. 
Retrouverais-tu encore et toujours ton Grand Nord dans les terres du Haut-Jura ?
Oui, quelque part, je suis toujours en Arctique, le pays des grands espaces, des rencontres improbables, des quêtes inépuisables. »
Si en un mot tu devais te définir, quel serait-il ? 
Activiste.

Marion Cerefice

Née à Lyon en 1953, Marion Cirefice entame dès la fin de ses études secondaires une carrière dans le théâtre. Elle sillonne la Drome avec sa compagnie « Le théâtre de l’œil nu » jusqu’en 1985, date à laquelle elle s’élance vers le Grand Nord, le Quebec, dans un voyage fondateur de son parcours à venir.

1987-1990 Études de la langue Inuit à l’INALCO,ethnologie avec Jean Malaurie au Centre d’Études d’Arctiques et cinéma direct avec Jean Rouch. 

1991 - Maîtrise de nouvelle muséologie à l'université du Québec à Montréal (UQAM) 

1992 - Retour dans le Jura. Création de l'Agence ARTHIS - Mise en valeur des savoir-faire de la Montagne jurassienne avec les acteurs locaux du monde économique (pipe, bouton, tournage sur bois , émail etc..) de l'éducation (lycée des arts du bois de Moirans-en-Montagne), des métiers d'arts au niveau international et de la culture ( musée d'archéologie de Lons-le-Saunier - association Arts tournage et culture lavans-les-Saint-Claude) 

1997 - ARTHIS est sélectionné par le Conseil général du Jura pour réaliser la muséographie d e l'Aire du Jura 

2000 Création de la SARL ARTHIS / Juste Comme avec 4 artistes plasticiens et musiciens. Dissolution  en décembre 2005

2001 - Création de l’association SAUTE-FRONTIERE pour porter le projet transfrontalier des Pérégrinations poétiques dans les Montagnes du Jura dans le cadre d'un programme Interreg qui perdurera jusqu'en 2019. 

2009 - Création à Cinquetral de la Maison de la Poésie Transjurassienne qui accueille le projet associatif de Saute-frontière 

Janvier 2020 : Avec un nouveau statut de retraitée bénévole et activiste, développement de la bibliothèque associative de la Maison d ela poésie transjurassienne

Maintien des événements en lien avec la poésie, au sein même de la Maison de la Poésie Transjurassienne et avec des partenariats locaux réguliers.

EN JEU LA POÉSIE ! Rencontre-lecture, lecture-promenade, lecture-inédite, randonnée-lecture, apéro-poétique, lecture-performance, lecture-déambulation, lecture-concert, rituel-poétique autant de façons de dire, de lire, de découvrir ensemble et autrement les Montagnes du Jura. 2012.




Poésie is not dead : Réanimation poétique jusqu’à nouvel ordre ! Entretien avec François M.

François M. est le créateur du collectif Poésie is not dead, fondé en 2007, qui est défini comme « un concept et un collectif polymorphe et protéiforme qui se veut être un rhizome entre la poésie contemporaine et les autres arts ». Poésie is not dead propose des actions autour de la poésie pour la « dé-livrer » des espaces institutionnels, où elle est très souvent « enfermée », et réservée à un public restreint, choisi. Les actions menées par ce collectif visent donc à porter le poème dans des espaces du quotidien, pour toucher un public non averti. François M.  a accepté de nous dire comment il apporte la poésie dans l'espace public, et surtout pourquoi, qu’est-ce qui a motivé sa démarche, et qu’est-ce qui fait que depuis des années il continue.

François M., qu’est-ce que Poésie is not dead ?
Poésie is not dead est un collectif, un espace de rencontre qui n’est pas le fait d'une personne ou d'un groupe, comme on a pu voir par le passé avec les mouvements d’ »Avant-Gardes » comme les Lettristes, les Dadaïstes, les Situationnistes, etc. C'est un groupe qui se modifie selon l'objectif que l'on souhaite donner à une création A ce titre, je m’inscris dans la notion d’Intermédia développé par Dick Higgins, co-fondateur de Fluxus et à la suite de mes amis du groupe Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa). Les personnes qui sont alors susceptibles de le mener à bien varient. Pour une création donnée avec un point central/initial le « poème/poème », je m’entoure de « spécialistes », des poètes contemporains, des comédiens, des sculpteurs, des musiciens expérimentaux, dont la présence répond à l’œuvre que je souhaite créer… Donc, à ce titre, Poésie is not dead est un collectif, un « passe partout » dans des territoires du langage poétique à explorer. Je suis « un artiste d’artistes » comme disait Robert Filliou.

Quand ce collectif est né en 2007, je me suis rendu compte que nous étions enfermés dans des chapelles. Quand j'allais à des lectures de poésie j'avais l'impression d'être dans un petit milieu. Les gens se connaissaient, c'était sympathique par ailleurs, mais je ne me reconnaissais pas dans ces rencontres, dans cette manière de créer et de diffuser la « poésie ». J’ai été amené à évoquer cette question avec plusieurs jeunes éditeurs, notamment  à l'époque des amis qui géraient feu les éditions « Le Grand Incendie » et qui publiaient une revue qui s'appelait Pyro.

La Rimbaudmobile au Festival du Général Instin (6 juin 2014).

Autour de ces éditeurs et de ces jeunes poètes il y avait aussi des musiciens expérimentaux, des vidéastes. Nous avons alors créé ensemble avec Christophe Acker, Anne-Sophie Terrillon et Jean-Marc Wadel (T.V.La.S.Un.Or.) et Thomas Fernier (deux vidéastes et musiciens expérimentaux/improvisateurs et moi qui était un peu comme un « chef d'orchestre ») « Poésie is not dead ».
Il y a dans cette volonté « de sortir du cadre » une forte influence de nos goûts musicaux et artistiques imprégnés par le Rock, Punk et Post Punk. Nous invitions à l’époque des poètes pour diffuser de la poésie dans des lieux très divers, des lieux institutionnels ou pas. Nous avons commencé dans ma ville d'origine qui est Charleville-Mézières, au Musée Rimbaud, et à la médiathèque Voyelles. Puis, vivant à Paris, j’ai continué à développer des choses dans la capitale tout en continuant sur Charleville, puisque ma famille y vit toujours. J’ai ensuite étendu mes actions en dehors de Paris, et même de la France : à Marseille, à Bruxelles, et au Québec avec lequel j’ai un lien tout particulier. J’y ai fait une partie de mes études, mais j’y ai aussi rencontré le poète Jean-Paul Daoust. C’est lui qui m’a suggéré de créer un festival à Charleville-Mézières. C'était en 2006. En rentrant de Montréal je l’ai fait. Ce Festival intitulé « Les Ailleurs » a été l’occasion de créer des lectures performées de poésie contemporaine accompagnées de ces deux musiciens expérimentaux, et de créer et projeter des vidéos expérimentales pendant ces lectures. Les poètes rentraient dans cet univers assez « lynchéen » et ça crée une symbiose entre les différents arts. Nous avons vécu des moments  exceptionnels où nous avons pu susciter une très forte émotion autour de la poésie.

L'espace public est pour moi fondamental, j'ai toujours voulu sortir la poésie des institutions (officielles et alternatives). J'ai travaillé avec le Musée Rimbaud, avec qui je travaille toujours d’ailleurs (j’ai fait récemment une exposition de poétesses intermédia  autour de leur travail de poésies visuelle, action et sonore). A Paris, beaucoup de lieux comme la Bibliothèque Historique de la ville de Paris, La Galerie Satellite, Les Voûtes, des squats, et d’autres, me permettent de montrer, de faire écouter et d’offrir la poésie au public…

"Les confidents" : inauguration des 20 chaises-poèmes du jardin du Palais-Royal, 4 mars 2016.

Tu investis donc les espaces publics avec la poésie, que ce soit avec des images ou avec du son ? Quel type d’événement organises-tu ? Tu parlais des projections de poésie sur les murs de Paris pendant le confinement ? Mais quels autres types de manifestations organises-tu ?
J'ai la chance d'habiter un atelier en rez-de-chaussée avec en face un grand mur blanc. Pendant les confinements, tous les soirs, je projetais de la poésie contemporaine sur ce mur, donc tous les voisins regardaient. C’était un rendez-vous de quelques minutes à 19h56.
Nous avons également créé des œuvres plastiques écrites avec le sculpteur et ami québécois Michel Goulet, les chaises et bancs poèmes du jardin du Palais Royal qui sont là en permanence et permettent d’ancrer le poème dans l'espace public... Des poèmes sont inscrits sur le dossier des bancs-poèmes ou des chaises-poèmes, installés dans le jardin du Palais-Royal. Pour les bancs-poèmes, qui sont fixés au sol, nous avons inauguré à cette occasion deux allées que nous avons nommées l’allée « Cocteau », ou « Colette ».  Su cr chacun des banc il y a en recto un poème ou une citation de Cocteau  ou de Colette  et en verso une vers d’un poète/poétesse moderne. Chacun de ces poètes propose au public des univers bien particuliers/singuliers (de Bernard Heidsieck à Paul Celan dans l’allée Cocteau et de Marceline Desbordes-Valmore à Danielle Collobert dans l'allée Colette) qu’il est important de donner à voir et à entendre à un public non averti. En effet, dans le dispositif des chaises-poèmes en vis-à-vis rappellent les fameux confidents où on s'assoit à deux , propose en plus des vers gravés sur le dossier, un boîtier sonore central avec un sytème technologique de pointe permet de brancher des écouteurs et entendre de la poésie que nous changeons régulièrement. Donc à la fois de « poésie sonore » et à la fois de la « poésie visuelle ».
Je fais également aussi beaucoup de « poèmes peints » dans l’espace public avec des citations de poètes (John Giorno, Tristan Tzara, Rimbaud, etc.), avec une typographie qui est proche d'un artiste que j'aime beaucoup, qui est Jacques Villeglé.  Je suis assez proche de son fameux alphabet sociologique que j'ai retravaillé personnellement pour écrire des citations de poèmes que j’ai inscrits sur les murs, sur les rideaux de fer des magasins, sur le macadam  (avec la création d’une marelle poétique)! Ces inscriptions sont semi-permanentes car la mairie de Paris ne les efface pas toujours !!!!
Sans oublier la Rimbaudmobile créée il y a plus de 10 ans. C'est une voiture, une Citroën ami 8 de 1972 que j'ai récupérée dans le village de la ferme de la famille Rimbaud (à Riche), là où il écrit Une saison en enfer. Il y avait là cette voiture qui pourrissait sous une grange. Je l’ai achetée puis je l'ai faite réparer. 

Rimbaud Live(s) : Ma Bohème, "les cahiers de Douai", sur Disorder de Joy Division, Vidéo filmée à l'occasion des courts métrages "Les Cahiers de Douai". Idée du scénario et "comédien" : François M pour Poêsie is not dead Vidéo et Montage : Johann Kruzina Production : Smac Freddy Pannecocke Musique : Joy Division / Disorder Vêtements customisés Rimbaud et Poêsie is not dead par le street Artist Pedrô! et la brodeuse Anna La Fontaine. 2021.

J’ai installé sur le toit de cette Rimbaud mobile un mégaphone destiné initialement aux pompiers. Nous avons pu faire des road trips de poésie-action, nous avons diffusé de la poésie avec ce mégaphone qui porte à 3 km. Ensuite nous nous arrêtions pour faire une performance sur une place publique. J'espère reprendre ces actions prochainement parce que c’est très drôle ça touche énormément les gens ! Ils ouvrent les magasins, les portes, sont surpris !
Et qu'est-ce que ça fait d'offrir ainsi de la poésie aux gens qui passent, quel est l’effet produit ?
Petit, je n’ai pas eu la chance moi d'avoir accès à la poésie, aux livres… C'est un peu une revanche. Quand on prend le métro ou le train, et dans la rue, on constate que les gens sont absorbés par l’écran de leur téléphone.  L'idée c'est de les interpeler, de créer ce fameux « contre-flux » des situationnistes : les gens sont pris par leur quotidien, rythmé par le fameux « métro-boulot-dodo » (qui est un poème à l'origine). L'idée c'est de créer « une parenthèse poétique » dans ce cet espace qui nous enferme, et qui nous empêche de réfléchir, de voir la beauté du quotidien. Alors quand vous projetez un poème sur un mur les gens s'arrêtent. Ils sont complètement surpris, et même si ça ne peut pas toucher tout le monde, ça touche tout de même un large public. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait Filliou.

Exposition Elle(s) : Poétesses Intermédia en France de 1959 à 2023, présentation des oeuvres exposées au Musée Arthur Rimbaud du 21 octobre au 27 Novembre 2022. AVEC : SUZANNE BERNARD, ILSE GARNIER, COZETTE DE CHARMOY, FRANCOISE MAIREY, AUDE JESSEMIN, MICHÈLE MÉTAIL, ESTHER FERRER, MAGGY MAURITZ, LILIANE GIRAUDON, CÉCILE RICHARD, CHIARA MULAS, EDITH AZAM, HORTENSE GAUTHIER, AC HELLO, MARIE BAUTHIAS, NATACHA GUILLER, CAMILLE D’ARC, GUYLAINE MONNIER, AZIYADÉ BAUDOUIN-TALEC, SÉGOLÈNE THUILLART ET ELSA ESCAFFRE UNE PROPOSITION DE POÉSIE IS NOT DEAD UNE EXPOSITION DE POÈMES CONCRETS, SPATIAUX, VISUELS, SONORES, ACTIONS ET NUMÉRIQUES

Quel est le pouvoir de la poésie ?
Je ne sais pas si la poésie a un pouvoir. Je crois que ce n'est pas son objectif premier. Avant tout elle doit créer de la beauté et de l'émotion, mais une émotion forte. Elle doit en quelque sorte percer la carapace dans laquelle nous sommes construits, toutes et tous, de par notre histoire personnelle et la société qui nous met dans des moules. Il faut essayer de casser ce cadre, dans lequel on est enfermés. Je ne pense pas non plus que la poésie ait une fonction politique. Elle doit avant tout créer de l'émotion, et j'ai pu constater que l’émotion peut changer vraiment la manière dont on appréhende le monde. Je ne prétends pas qu’elle change la vie des gens, mais la manière dont ils perçoivent la vie, oui. La poésie a été pour moi un élément déterminant. Au départ ce n’était pas le but recherché parce que nous voulions avant tout nous amuser, car nous nous inscrivons dans le mouvement post Fluxus notamment. Je suis très influencé par Robert Filliou. Et l’idée ce n’est pas d'imposer un message politique où de définir ce que doit faire, dire ou être la poésie. Je trouve que la poésie doit être apolitique bien au contraire. Mais elle doit avoir une un côté subversif par rapport au langage qui est souvent un outil de manipulation.

Poésie is not dead présente : Réanimation poétique jusqu'à nouvel ordre !!!!!! Dès le premier confinement en mars 2020, Poésie is not dead projette en vidéo et en son, les voix des poètes, après le couvre-feu, sur l'immeuble d'en face d'Ut Pictura Poesis (Studio des Poésies Expérimentales), rue de la Folie Méricourt, Paris 11.

Est-ce que ce n’est pas justement éminemment apolitique donc politique de sortir le langage de son emploi quotidien ?
Oui effectivement dès lors qu'on sort le langage de son emploi quotidien, mais dès lors qu’on ne fait pas toujours la même chose, on crée du sens, on questionne, on ouvre des voies. Comme un artiste, il faut toujours se remettre en question et remettre en question les représentations, on est toujours en « work in progress ». Mon ami Joël Hubaut le dit très bien, lorsqu’il constate qu’un texte évolue à chaque fois qu’il est dit.  Donc, le côté apolitique est également certainement politique mais ce n’est pas l'objectif premier, qui est cette nécessité  de casser cette carapace et cet enfermement dans lequel on est, grâce à l'émotion.
Est-ce que l'émotion nous rassemble et témoigne de l’existence d’un collectif humain ?
Oui, l'émotion, la beauté, peuvent effectivement rassembler, et, on le voit bien, elles ont un effet cathartique. Est-ce que la poésie crée un rassemblement de pensée, je ne sais pas, mais ce qui est certain c’est que la poésie crée une émotion, autre, singulière, différente de celle que nous procure nos téléphones cellulaires, le streaming, les plateformes, les réseaux dits "sociaux" ...

Vidéo-poème-action de Jean Torregrosa , membre d'Akenaton à Stefannacia (Corse) en 2019.

Mais est-ce qu’on peut affirmer que la poésie est un genre moins lu, moins fréquenté ?
Déjà est-ce qu'elle est diffusée ? Il y a aujourd'hui beaucoup de maisons d'édition, je crois qu'on n'a jamais autant publié, mais elle est peu diffusée parce qu'elle n'est pas économiquement viable. Donc vous avez des éditeurs qui sont soutenus par les instances publiques, par le CNL, par les régions ou autres… Vous allez dans une librairie, pas à Paris parce qu’il y a des librairies qui offrent des choses assez différentes, mais quand je suis à Charleville par exemple, dans la librairie Rimbaud, certes il y a un rayon Rimbaud, mais le rayon de poésie contemporaine fait 30 cm, et vous n’avez que la collection Gallimard !  Dernièrement j'ai repris avec mon ami Xavier Dandoy de Casabianca la revue Doc(k)s qui est la plus vieille revue de poésie expérimentale créée par Julien Blaine en 1976, qui avait été ensuite reprise par Akenaton (Jean Torregrosa et Philippe Castellin). Malheureusement Philippe nous a quittés il y a un peu plus d'un an. C’est une revue qui a été peu diffusée parce que non économiquement viable.
Les poètes sont un peu fautifs aussi car je pense qu’il y a une responsabilité collective : certains cultivent un côté hermétique de la poésie qui s'est mis en place, il y a eu un côté très individualiste… Même parmi les poètes expérimentaux certains restaient dans leur chapelle… Alors je ne sais pas pourquoi… Est-ce que c'est la peur de l’autre, est-ce que c'est le fait qu’ils attendent des subventions publiques… ?

Poèmes à la Criée : Macadam Poèmes/Poésie Action/Sonore & Performances - Rues de paris - Distribution de 1001 livres de Poésie de la bibliothèque de Jean-Pierre Balpe.

Personnellement j'ai mon indépendance, et je n'attends pas d'avoir une subvention pour créer, bien au contraire. Le seul qui nous aide aujourd'hui c'est Vincent Gimeno Pons avec le Marché de la Poésie. Il a toujours été présent. En dehors de projets très spécifiques comme l’exposition des poétesses à Charleville-Mézières au Musée Rimbaud cet automne, je créé et organise des performances, lectures, des éditions (vinyles, vidéos, livres/fanzines, etc) majoritairement sans argent et avec nos propres moyens, ce qui nous laisse aussi une totale liberté.
Est-ce que la poésie n’est pas, par ailleurs, confisquée, prise en otage, définie par une élite, un certain milieu ?
Oui effectivement je pense que beaucoup de poètes ne se reconnaissent pas dans ce que je propose dans l'espace public. Par exemple, l'ancien directeur de la collection Gallimard Poésie a refusé que nous citions certains poètes, quand nous avons créé en 2016 les chaises-poèmes (Confidents) avec Michel Goulet au jardin du palais Royal nous lui avions très respectueusement écrit pour demander le droit de citer Henri Michaux et Antonin Artaud. Il avait refusé alors que nous avions l'accord, notamment, des ayants droit, prétendant que ces chaises poèmes ne l’intéressaient pas. Réaction bizarre ! Nous avons ensuite compris pourquoi : ces chaises poèmes ont eu un grand retentissement et comme il n’était pas impliqué dès le début…L’Ego comme dit notre ami Ben Vautier.

Plus généralement on voit aujourd’hui un fossé qui s’est creusé entre des poètes ex soixante-huitards et les plus jeunes. Les plus âgés veulent vraiment garder le pouvoir : ce sont eux « la poésie », et surtout ce sont eux qui ont le pouvoir et la légitimité pour la définir. Proposer de la poésie dans l'espace public ce n’est pas assez noble pour certains qui préfèrent les « Maison de la Poésie »  ou les Musées.  Dire des poèmes pour le quidam de la rue ça ne les intéresse pas…
Dernièrement, le premier novembre, nous nous sommes beaucoup amusés, nous avons développé une performance dans les rues de Paris, intitulée « Poèmes à la Criée ». Comme effectivement la poésie ne se vend pas, j’ai récupéré la bibliothèque de poésie de Jean-Pierre Balpe, qui est un ami poète autrefois directeur du BIPVAL (Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne), fortement impliqué dans la revue Action poétique avec Henri Deluy et dont le dernier numéro est sorti en 2012, la revue datait de 1950 !!! Jean-Pierre avait plus de 1001 livres de poésie qu’il voulait donner.
Comme les bibliothèques n’en voulaient pas, et que personne ne voulait prendre tous les livres en même temps, j'ai appelé Jean-Pierre et je lui dis je viens chercher les livres avec comme objectif de créer une action avec ces livres, compte tenu de leur histoire singulière et cette histoire abracadabrantesque de les donner . J'ai pris ma camionnette et effectivement j’ai emporté les 1001 volumes, pour les donner. Et nous avons donc organisé cette action/déambulation poétique avec une quinzaine de Poètes et autres artistes (Julien Blaine, Ma Desheng, Patrice Cazelles, Guylaine Monnier,  Natacha Guiller, Etienne Brunet, Mickaël Berdugo, collectif Famapoil, etc) dans les rues de Paris, nous avons commencé Place Colette et la journée s’est terminée devant Shakespeare and Co avec différents arrêts (Ponts des Arts, Place de Furstenberg, Place St Sulpice, Hotel Beat, etc)  J’avais trois caddies de supermarché que j'avais récupérés et customisés, ils étaient tout doré et nous avons donné déjà 600 livres. Les gens étaient très heureux et vraiment réceptifs, français comme touristes étrangers, pendant que les actions/performances des poètes et artistes …. Il reste quatre-cents livres et nous allons organiser une autre action quand le temps le permettra. Donc si la poésie était mieux diffusée les gens en liraient plus.
En plus de ces actions, j’effectue depuis plus de deux ans aussi des interviews-actions de poètes, pour garder trace et une mémoire de la poésie contemporaine (Serge Pey, Julien Blaine, Philippe Castellin et Akenaton, Joël Hubaut, Esther Ferrer, Liliane Giraudon, Michel Giroud, par exemple), ainsi que des vidéos de lectures performance auxquelles j’assiste, tout ceci diffusé sur ma chaine YouTube…

Poésie is not dead - Jardins du Palais Royal.

Est-ce que les plus jeunes lisent ou écoutent de la poésie ?
Mais qu’est-ce que la poésie ? On ne peut pas la définir, mais pour parler de mon expérience, les jeunes qui ont eu accès à la rencontre humaine avec des poètes vivants ont été touchés, et ces rencontres ont été importantes.
A Charleville j’organisais des résidences à la maison Rimbaud pendant 3 semaines, avec un certain nombre de poètes qui venaient et allaient à la rencontre avec des collégiens ou des lycéens. Là dans cette rencontre avec ce qu’est la poésie, le langage, le texte, quelque chose s’éveillait chez ces jeunes. Le langage est toujours source d’interrogation pour eux. Donc il faut aller vers le jeune public, ils sont en attente ! Il faut diffuser la poésie et ne pas rester dans « l’entre-soi ».
Par exemple sur ma chaîne YouTube John Giorno a fait 18000 vues ! Ce qui est énorme pour la Poésie. Autre exemple : Bernard Heidsieck a fait la première partie d’un groupe de Rock à L’Élysée Montmartre, avec Vaduz ! Le public l’a applaudi. Donc arrêtons de nous flageller !!!
Donc il faut prendre des risques et sortir de sa zone de confort. La poésie demande à être criée, hurlée, parlée, pollinisée… Il faut aller à la rencontre des jeunes, du public…
Est-ce que pour les jeunes le Rap et la Slam n’est pas ce nouveau territoire poétique des jeunes ?
Si, bien sûr, ils peuvent être une entrée , un vecteur. Natacha Guiller par exemple, une des nouvelles voix de la poésie contemporaine, elle a commencé par le Slam ! Les nouvelles générations en creusant découvrent aussi l’oralité, les sonorités, la plasticité du poème également via les écoles d’art ! Quand on voit et et on entend des poètes contemporains comme Charles Pennequin ou Edith Azam, on ne peut être que surpris et les nouvelles générations y sont très sensibles… Il y a un « vrai » message derrière cette « poésie » qui surprend de prime abord. L’essentiel est que « la poésie n’est pas morte and poetry never dies » !!!  

Présentation de l’auteur

François M.

François M. est né et a grandi en Rimbaldie. Il a fondé en 2007 le concept/collectif polymorphe et protéiforme Poésie is not dead , qui se veut être un rhizome entre la poésie et les autres arts, qu’on pourrait dénommer MétaPoésie. Ce concept et collectif sont influencés par les mouvements et les poètes des "poésies expérimentales"(poésie sonore, poésie action, poésie visuelle, poésie-performance et poésie numérique), ainsi que des mouvements d’avant-garde :  dadaïsme, lettrisme, situationnisme et Fluxus.

L’essence des actions entreprises par Poésie is not dead est de « dé-livrer » le poème des espaces institutionnels et/ou alternatifs où il est généralement « enfermé » (rayons des bibliothèques, musées, squats, librairies, etc.) à l’attention souvent d’un public « averti ». Il tente de vaporiser, de percoler et de polliniser le poème dans l’espace public via différents médiums (installations éphémères et pérennes : bancs-poèmes et chaises-poèmes au jardin du Palais Royal par exemple, lectures-performances de poètes sonores et de musiciens expérimentaux dans la rue, road-trips de poésie-action avec la Rimbaumobile, etc.).  Ce collectif est intervenu principalement en Europe et en Amérique du Nord.

Poésie is not dead s'inscrit dans la continuité du poète Bernard Heidsieck pour qui :

« A quoi bon le poème, tout court, s’il ne contribue pas tant soit peu (…) à oxygéner, brûler, irradier, ce qu’il touche ou doit toucher et tente d’atteindre ? », « ce n'est pas le public habituel de la poésie avec ses applaudissements de politesse », que Poésie is not dead souhaite atteindre mais faire réagir « un auditoire non averti, non préparé. C'est ainsi, dans cette situation de risque et de fraîcheur, en fait, que la poésie, toujours, devrait se communiquer. Funambule et présente, malgré tout ! »

La position poétique de Poésie is not dead s'inscrit dans les courants de "l'art pour tous" développé par les artistes Gilbert and George et du "théâtre élitaire pour tous" d'Antoine Vitez

La problématique de Poésie is not dead est alors de : comment créer, diffuser et donner accès à la poésie, qui plus est de la poésie contemporaine, dans l’espace public pour un auditoire non initié ? Comment tenter d’y arriver dans un espace urbain saturé de technologies visant à capter notre attention et rythmé par des flux quotidiens chronométrés et répétitifs ?

Cette démarche de « contre-flux » s’inscrit dans la dérive situationniste telle que Guy Debord la conçoit. Susciter un regroupement, un agencement, un ralliement des passants, qui soient une incision, une distorsion, une rupture et in fine une parenthèse poétique dans leurs courses routinières.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

DOC(K)S, la Revue : Entretien avec François M.

C’est en 1976 que DOC(K)S paraît pour la première fois, orchestrée par Julien Blaine qui en assume la direction et l’édition jusqu’en 1989.  Julien Blaine choisit de transmettre la publication de DOC(K)S et propose [...]




Robert Lobet : les Éditions De La Margeride, lieu du poème

Robert Lobet est un artiste et un créateur de livres, c'est à dire un éditeur, un imprimeur, et un poète qui écrit avec des images, près des mots de ceux qu'il accompagne, ou qui l'accompagnent, dans la création de livres d'artistes qu'il publie aux Editions De La Margeride, sa maison d'édition, créée en 2001. Ce travail de mise en résonance des mots et de l'image opère un syncrétisme artistique qui révèle les potentialités infinies de ces deux vecteurs que sont le langage et la représentation picturale. C'est pour déployer ces univers sémantiques et les offrir aux autres, à tous, qu'il continue ce chemin de travail et de questionnement. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l'en remercions vivement.

Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ? A-t-il des caractéristiques particulières ?
Un livre d’artiste est un livre qui fait intervenir un texte poétique, et le travail plastique (dessin, peinture ou gravure) d’un artiste. L’écrivain et historien d’art Yves Peyré dans son ouvrage Peinture et poésie parle d’images en résonance avec le texte, ce ne sont pas des illustrations. Dans un livre d’artiste on crée des images en fonction d’émotions liées au texte. Il s’agit toujours d’une évocation, selon la thématique des textes choisis. Il faut qu'il y ait une adéquation entre le projet littéraire, poétique, et la création plastique.
Pour réaliser un livre d’artiste il faut une qualité de fabrication, de papier, et des œuvres originales qui peuvent être des dessins, des gravures, des peintures… Le tirage est assez réduit, parfois quelques exemplaires seulement. Le soin apporté à la composition, l’originalité de la mise en page et du format participent à l’harmonie de l’ensemble. En ce qui me concerne je travaille essentiellement avec des auteurs contemporains, français ou étrangers. J’imprime en typographie à l'ancienne, c'est à dire avec des caractères en plomb, ce qu'on appelle le plomb mobile, ou en sérigraphie.  Je suis devenu mon propre imprimeur en me constituant une petite imprimerie traditionnelle.
Qu’est-ce qu’un livre de bibliophilie ?
Tous les livres d’artiste entrent dans le domaine de la bibliophilie. Cela n’exclut pas de diversifier ces créations en les présentant en différentes collections.

Sabine Huynh, Robert Lobet, Loin du rivage, collection Passerelle, accompagné d'une peinture en double page et cinq dessins à l'encre au fil du texte. Estampage en couverture, 52 pages, 51 exemplaires numérotés et signés, 40 €.

Aux Éditions de la Margeride dans la collection Tirages de tête je propose entre 7 et 9 exemplaires, un papier vélin, plusieurs peintures ou gravures et en général le livre est présenté dans un coffret. Il peut y avoir aussi des livres uniques ou manuscrits.
Toutefois, depuis très longtemps j'ai souhaité que les livres soient accessibles à un public le plus large possible. C’est la raison pour laquelle j’ai créé d'autres collections : collection Passerelle, ou bien encore Les îles inconnues. Dans toutes les collections des Éditions de la Margeride, je reste dans la tradition du livre d'artiste, en m’étant donné les moyens de diffuser des ouvrages de qualité.
Il y a des œuvres originales dans tous vos livres d'artiste ?
Mon statut professionnel est celui d’un artiste, je ne suis pas un éditeur au sens commercial, donc je diffuse mes créations. Je fais toutes les images qui accompagnent les poèmes. J'imagine un nouveau dispositif à chaque fois.
Il y a des œuvres originales dans tous mes livres. Le poète Salah Stétié avec qui j’avais évoqué la question de la diffusion pour la parution d’Avant-livre, m’avait dit « Robert vos livres sont magnifiques mais il faudrait que ce poème soit diffusé un peu plus largement ! » A l'époque j'en avais tiré 27 exemplaires qui se sont retrouvés entre les mains soit des bibliothèques soit d'amateurs fortunés… Son idée me plaisait, il fallait se donner les moyens de la mettre en pratique d’où les collections Passerelle et les îles inconnues.

Marie Alloy, Robert Lobet, Duo de rives, Editions De La Margeride, collection Les îles inconnues, accompagné d'une peinture en leporello, recto-verso, Couverture peinte, 42 exemplaires numérotés et signés, 30 €.

Dans la collection « Passerelle » j’ai voulu proposer des livres entre 20 et 40 €.
Le tirage se situe entre 40 et 50 exemplaires et dans chaque livre il y a une intervention en couverture avec une à plusieurs œuvres originales à l’intérieur.
C’est le poème qui guide mon travail. Par exemple, pour le dernier livre que j'ai publié, avec Sabine Huynh, en cinquante exemplaires, il y a une peinture en double page à l’intérieur, et 5 dessins en regard du texte. En ceci je suis vraiment atypique.
Ces livres sont des écrins très particuliers. La diffusion est réduite, 50 exemplaires pour une édition de poésie c'est peu, mais ce sont des livres qui ont une présence différente. Les gens qui achètent un livre d'artiste aux Éditions De La Margeride ont un coup de cœur. Ils achètent un livre qu’ils vont conserver et il occupera une place un peu particulière parce qu’ils l’ont trouvé beau, qu’il les a touchés. Les images peuvent être dépliées, présentées comme une installation dans leur bibliothèque… C'est un rapport à la fois personnel et symbolique, plus fort qu'avec un livre « ordinaire », et je ne critique pas les livres « ordinaires » j'en achète et j'en ai beaucoup. C’est un rapport différent.

Robert Lobet et Michel Butor, Les vivants et les morts, 2007, Editions De La Margeride, accompagné d'une peinture originale, Collage et peinture en couverture, 26 exemplaires numérotés et signés.

Cette relation singulière au livre existe aussi pour les auteurs. Le contact avec le lecteur mais aussi le rapport à l'écriture est modifié. Très souvent , des personnes me font part de leur émotion, de leur bonheur, et me disent « vous savez grâce à vos livres je suis devenu collectionneur », ou bien « j’ai découvert un auteur » … Ces exemples sont très nombreux.
Pourquoi avoir choisi de publier des livres d’artistes ?
J’ai choisi le livre d'artiste pour cette dialectique, pour l'objet signifiant et magnifique. J’ai toujours été attiré par les livres, notamment les livres anciens, la calligraphie, la typographie… D'aussi loin que je me souvienne le livre a toujours été un objet attirant, un objet de fascination.
Connivences 7, Coffret, Editions De La Margeride, version présentée en coffret cuir avec incrustation, comporte un exemplaire accompagné d’une aquarelle originale, coffret réalisé par Claude Adélaïde Brémond, Arles, 260 €.
Les livres d’artistes que vous proposez aux Éditions de La Margeride sont tous créés à deux, vous et un auteur. Est-ce que cette relation nourrit votre activité d’artiste et d’éditeur ?
Le fait d'aller à la rencontre d'une personnalité, d'une œuvre, de la découvrir, d'être non plus dans la solitude de l'atelier mais dans une dimension d'échange et de partage est enrichissant et permet de créer des liens avec la plupart de mes auteurs. Ils m'ont apporté leur sensibilité, leur originalité. Souvent je pense à des gens comme Andrée Chedid et Michel Butor, avec lesquels j’ai eu des échanges passionnants.
La parution d’un livre d’artiste est parfois associée à un évènement. Il y a quelques années j’ai créé une collection qui s’intitule « Connivences », des livres qui se situent entre revue de poésie et livre d'artiste, quelque chose d'un peu hybride. Le premier numéro était en lien avec un festival de poésie à Rome, un autre avec la Réserve Nationale de Camargue, ou bien encore avec la Médiathèque de Quimper, la Marine Nationale…

Marianne Cohn, Bruno Doucey, Robert Lobet, Marianne, Kaddish pour Marianne Cohn, Editions De La Margeride, accompagné de trois peintures en pages intérieures et une en couverture, avec l'unique poème connu de Marianne Cohn accompagné par les textes de Bruno Doucey, 2019, 7 exemplaires numérotés et signés. Épuisé.

Comment choisissez-vous les poètes ?
J’ai du mal à travailler avec des textes qui sont très abstraits. Lorsque je reçois un projet, le processus est très souvent le même : le texte suscite en moi l'idée du livre. Avec ce poème ou ces poèmes je vais faire tel format, je vais travailler une technique ou l’autre, et surtout je vois très vite les images possibles.
Comment sont « fabriqués » vos livres ? Pouvez-vous évoquer votre art, qui regroupe deux savoir-faire, celui de l’imprimeur et celui de l’éditeur ?

LES "PAROLES GELÉES" d'Yves Namur, Editions De La Margeride, 2015, 12 compositions typographiques avec lettres plomb et bois, une peinture à l'encre de chine, couverture peinte, 9 exemplaires numérotés et signés par les auteurs, 400 €.

J’ai été amené à résoudre des questions à la fois liées à la création et aux contraintes inhérentes pour arriver à un résultat satisfaisant. Ensuite il y a des contraintes matérielles, y compris financières, qui m'ont amené à imprimer moi-même pour pouvoir faire ce que je voulais, comme je voulais, avec la qualité que je souhaitais et au moment où je le souhaitais. Parce que les livres d'artistes sont souvent des objets atypiques. Par exemple vous avez des papiers qui ne passent pas dans une presse d'imprimerie moderne, vous avez des formats aussi qui sont compliqués. J’ai donc pris le parti de tout faire moi-même. Mon matériel d’imprimerie me permet, que ce soit en sérigraphie, ou en typographie, d'être autonome. C'est un avantage financier, et un avantage en termes de liberté de création. Cela représente beaucoup de travail, c'est un peu le revers de la médaille…

Marc-Henri Arfeux, Suspens du visiteur, Editions De La Margeride, 2012, texte manuscrit par Robert Lobet accompagné de quatre peintures à l'encre  et acrylique, peinture en couverture, 5 exemplaires numérotés et signés, 180 €.

Combien faut-il de temps pour fabriquer un livre en prenant en compte que vous réalisez les illustrations ?
Je compte en général un mois et demi pour un titre tiré à une quarantaine d’exemplaires, entre le moment où je commence et le moment où je présente les photos du livre sur le site internet. J'ai beau me dire ça va aller plus vite… non, ça ne va pas plus vite, ça ne va jamais plus vite.
Existe-t-il des salons ou des lieux d’exposition pour ce genre de productions ? Quel public est touché par les livres d’artistes et par qui sont-ils achetés et lus ?
Tous les publics sont intéressés par le livre d’artiste, enfants et adultes, collectionneurs ou amateurs, passionnés de poésie ou intéressés par les arts graphiques.
Nous faisons effectivement beaucoup de salons en France et à l'étranger. Pour vous donner une idée cette année nous avons participé à 11 manifestations. Nous rentrons tout juste du Festival des Sources Poétiques en Lozère. En novembre nous serons à Paris pour le salon Pages, de bibliophilie contemporaine, au Palais de la femme. Les médiathèques et bibliothèques sont nos interlocuteurs privilégiés. Cette année j'ai présenté une exposition à la Médiathèque du Carré d'art de Nîmes tout l'été, et une exposition au Manoir des livres-Archipel Butor à Lucinges en Savoie. Ces deux manifestations ont touché plusieurs milliers de personnes, et pas uniquement des gens qui s’intéressent au livre d’artiste. J’ai présenté au Carré d'art des sculptures, des livres, des peintures, des gravures. C'est cet ensemble-là, cette diversité, qui interpelle le public. J’ai pu faire de nombreuses rencontres, et l’émotion était palpable. Des personnes venues de tous horizons m'ont dit « cette exposition nous a procuré du bonheur, il y a de la douceur, de l'harmonie ». C’est la plus belle récompense.

Depuis des décennies vous publiez et défendez ces productions rares et précieuses. Pourquoi cet engagement ?

Il y a le fait de défendre la poésie, en la présentant sous une forme originale, qui lui permet d’exister de façon différente en marge des circuits classiques de diffusion et de distribution. Parce que je pense que la poésie, les textes poétiques, portent un message, une vision du monde unique, qui ne s'exprimerait pas, où très différemment, sous une autre forme littéraire. J’aime les formes courtes, les textes percutants, et je me rends compte que ça fonctionne, et que cela peut avoir une importance quasi vitale pour le lecteur. Donc il y a une nécessité dans ce travail de création.
Pouvez-vous donner des exemples de vos productions remarquables, que nous présenterions à nos lecteurs ?
Je souhaiterais parler de quelques livres et auteurs avec qui je travaille.
Felip Costaglioli avec qui j’ai fait le plus de livres d’artiste, le dernier étant Amnésie au jardin, dans la collection Tirages de tête.
Corinne Hoex, autrice belge, dernier titre : Les ombres , collections Tirages de tête et Passerelle.
Dans la collection Les îles inconnues, Marie Alloy, Duo de rives, Mathieu Gimenez, Prendre terre, deux exemples d’une première publication aux Éditions de la Margeride.
Bien entendu je pense à tous les autres poètes avec qui depuis vingt ans je partage cette aventure et qui m’ont fait confiance.
Quelles seront vos actions futures, les expositions prévues, vos prochaines publications ? D’autres collections en préparation ?
En ce moment je travaille la peinture et le dessin, et c’est important. L’hiver est une période de réflexion. Je vais certainement publier deux jeunes auteurs, pour le printemps. Ils sont en phase avec leur temps, avec leurs doutes, avec des questionnements propres à leur jeunesse et à notre société en crise.

Photo de couverture, Michel Butor, Sous-Bois, Editions De La Margeride, 2013, texte manuscrit par l'auteur accompagné de quatre peintures à l'encre et acrylique, peinture en couverture, 7 exemplaires numérotés et signés.

Robert Lobet, 20 ans de poésie, Ville de Nîmes.




A propos de XXL…S — entretien avec Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini, XXL… S, éditions L’Atelier du Grand Tétras, mars 2022, 56 pages, 12 euros

En exergue du livre, publié récemment à l’Atelier du Grand Tétras, la réflexion de Victor Hugo,  stipulant que l’homme tout entier tient dans l'alphabet, dont les lettres distinguées, Y, mais également X, L, seront reprises en échos dans votre texte : « L, c’est la jambe, le pied […] L’X, l’Y, ce sont les épées croisées, c’est le combat ; qui est le vainqueur ? » Peut-on lire dans votre réflexion une allusion amusée à la guerre des sexes dont vous vous détachez dans un éloge souverain des lettres féminines, donc des femmes dans les lettres, reprenant un combat féministe, à travers ce poème-essai, dans lequel vous déployez la signature d’une écriture sous-jacente dans l’alphabet universel ?
J’ai depuis longtemps en tête cette remarque de Hugo – la fourche du Y, si difficile à placer dans mon prénom, m’y invitait – mais ce n’est que récemment que j’ai réalisé combien  la lecture du poète était strictement masculine et guerrière, alors que les découvertes de la génétique ont depuis attribué le double X au féminin, et que la vision graphique du poète (ne pas oublier son art de dessinateur) était limitée à une vision corporelle et de postures, et négligeait nombre de possibilités auxquelles me portait ma fascination pour l’alphabet, notamment hébraïque :  dans ce dernier,  purement consonantique, chaque lettre porte un univers, de telle sorte qu’elles ne se touchent pas mais impliquent la présence de blancs, comme des respirations, qui rythment le texte – d’où la mise en page du livre, qui joue des marges, et des formes évoquant des calligrammes (ainsi le L formé par la liste des autrices du passé) et portant à une sorte de cantillation (un parlar cantando) qui sous-tend et « construit » le texte de mon poème. Plus qu'aux voyelles rimbaldiennes que tu avais évoquées dans un échange précédent, ce livre – par son titre surtout – doit beaucoup à mon admiration pour le Livre des Questions d'Edmond Jabès, et notamment le dernier du cycle,  El ou le dernier livre , dont le titre est en fait un simple signe de ponctuation (.)  À la stérilité de ce point final choisi par le poète,  j'ai opposé, je pense, la fertilité des lettres X et L – et tu as raison de parler d' « alphabet universel » en ce sens que la génétique est le langage primordial de la vie, tout comme El, la divinité sémitique, est le dieu pancréator. Ainsi, ce n’est pas une énième «guerre des sexes » qui m’inspire, ni un «combat» féministe (même si, évidemment, les lettres portent une revendication à être)  : c'est une tentative d’élargissement (le XXL du titre y invite) de la lecture de l’alphabet, tout simplement en suivant les pentes des rêveries que les lettres suscitent aux différents niveaux, sonore, formel, lexical… qu’elles portent et évoquent.
Ainsi, en déroulant le fil des lettres du titre, en jouant sur les suggestions de sens opérées par les homophonies, en faisant vôtres les jeux de sonorités – entre procédé à la Raymond Roussel et  interprétation fantaisiste des alphabets sémitiques - vous interrogez la langue, notre rapport à elle, en débobinant cette pelote malicieuse comme autant de signes distincts « d’une potentialité libératrice lorsque comme ici les mots tissent leur propre paysage inédit et neuf grâce au travail de la poésie » ainsi que le souligne Carole Mesrobian dans la présentation en 4ème de couverture
En fait, je ne « déroule » pas le fil des lettres, mais j’en tire plusieurs dans l’écheveau qu’elles me proposent. Le livre se compose de 8 brefs chapitres, développant à chaque fois une notion « encyclopédique » liée à chacune des lettres du titre – à l’exception du …S.  Ce dernier est venu tardivement dans le titre – signe de pluralité du féminin, mais aussi, à bien y regarder, signe de l'inversion des représentations. Au centre du poème, le chapitre « ablation/lallation » évoque une lettre absente, le O – l’unique « voyelle », liée à l’amputation du nom dont se sert George Sand afin de pouvoir écrire. Procédé à la Raymond Roussel, ai-je suggéré dans un échange précédent, car chaque chapitre déploie toutes les possibilités incluses dans l’épigraphe qui l’ouvre et lui sert de pré-texte – et Carole Mesrobian a parfaitement décrit le procédé : les lettres tissent elles-mêmes le texte et ouvrent des chemins de fuite, que je me suis contentée de suivre sans leur opposer de résistance : j’ai ressenti, en écrivant ce livre, avec force,  qu’il y a bien une « pensée du poème », une force puissante qui agit – on parlera de muse, d’inspiration ou d’inconscient selon les époques et les écoles – mais je soutiens que les lettres et les mots s’imposent et pensent avec/à travers le scripteur – c'est en cela sans doute que la poésie et la science (notamment mathématique) sont sœurs : les mots dans le poème fonctionnent et se déroulent comme des équations, avec leur logique propre, ouvrant une pluralité de sens que la langue commune et la pensée rationnelle n'atteignent pas. Ce n'est pas sans raison que me viennent à l'esprit les chemins de fuite : les mots comme les lettres (dont la typographie accentue l'importance et la répétition génératrice de sens) jouent dans l'espace, tracent, proposent des voies à voir autant qu'à entendre, et à suivre.
A travers  la figure lettrée de George Sand, vous rappelez la ruse de l’hétéronyme de convenance masculin comme masque libérateur de l’écriture personnelle de l'écrivaine  : « pour parler, se faire entendre, / devoir se camoufler / George plutôt qu’Aurore / comme une gorge d’où jaillit le geyser enfin libre des mots » !
Pas seulement George (sans S – au contraire de mon titre !) mais toutes les figures privées de parole dans la mythologie (et elles sont nombreuses, mutilées ou rendues muettes) – George apparaît dans le chapitre central, qui exprime la violence de cette répression/inexpression. C'est la force d’Aurore Dupin, qui ne se « cache » pas sous un hétéronyme, mais se forge un nom, SON propre nom, en amputant celui de son amant-écrivain-journaliste. Le O est originel en tant qu'il lui ouvre le champ de l'écriture – le chant même. Cet acte est fondamentalement poiétique, car créateur.
De la même manière donc, dans un passé plus lointain, plus occultée, la critique littéraire que vous êtes invite à gommer la réécriture masculine de l’Histoire, à en réhabiliter l’écriture féminine, dressant la longue liste de « ces dames / du temps jadis / écrivaines et / clergesses / du Moyen-Âge », accusant le mépris misogyne de l’histoire officielle : « combien de noms aujourd’hui oubliés / et combien d’autres jamais publiés / combien de voix à jamais étouffées » ? 
Oui, même si le terme « gommer » me semble inapproprié – il ne s’agit pas de supprimer, d’effacer, mais de restituer leur place aux femmes de lettres, à travers ce jeu de restitution du féminin dans les lettres de l’alphabet. Cette liste, qui prend la forme calligrammatique d'un L majuscule, invite à considérer l'histoire littéraire comme incomplète et à en proposer une lecture qui tienne compte à la fois des effacées, et des raisons pour lesquelles elles le furent. Je repense à un passage qui m'a marquée et m'accompagne, dans l'oeuvre de Louise Michel (je ne sais plus si dans ses Mémoires ou plutôt dans L'Histoire de la Commune) où elle évoque toutes ces femmes confinées au ménage et à l'enfantement, dont les œuvres potentielles forment une sorte de galaxie ignorée : il s'agit d'enrichir le patrimoine (on n'évoque guère le « matrimoine ») culturel en lui rendant les deux parties qui le composent. Non pas gommer, mais réparer une perte, pour un avenir plus riche.
Ainsi, au fil de votre poème-essai qui mêle idées philosophiques, références mythologiques et données historiques, ce sont bien les AILES en puissance de toutes ces ELLES en acte qui prennent leur envol vers un autre monde, à l’harmonie non feinte, à créer : « en forme d’AILE / ne plus en découdre / mais recoudre / résoudre / faire sourdre / un nouveau monde / androgyne peut-être / multiple / utopique sans doute / et / Libre »…