À l’au­tomne dernier, lors de la nais­sance du pre­mier numéro de L’Ate­lier con­tem­po­rain, l’édi­teur annonçait la pub­li­ca­tion à venir d’ou­vrages con­sacrés à des aspects par­ti­c­uliers de l’art. C’est par­ti avec la sor­tie en librairie de Chemins ouvrant d’Yves Bon­nefoy et Gérard Titus-Carmel qui coïn­cide avec la paru­tion du numéro 2 de L’Ate­lier con­tem­po­rainChemins ouvrant se présente comme un livre inclass­able : out­re la pré­face de Marik Froide­fond, Sur ce rivage de sable et d’herbe, dont une pre­mière ver­sion fut pub­liée dans un ouvrage col­lec­tif il y a peu, “Yves Bon­nefoy. Poésie et pein­ture”, sont regroupés dans ce nou­v­el ouvrage cinq textes aux statuts divers (trois de Bon­nefoy sur le pein­tre et deux de Titus-Carmel sur le poète) s’éch­e­lon­nant de 2004 à 2013. Ni essai, ni mono­gra­phie, cette antholo­gie est l’oc­ca­sion de saisir la rela­tion priv­ilégiée qui s’est établie entre les deux hommes.

    De 2003 (date de la pre­mière ren­con­tre entre Yves Bon­nefoy et Gérard Titus-Carmel) et jusqu’à la pub­li­ca­tion en 2012 de Je vois sans yeux et sans bouche je crie (24 son­nets de Pétrar­que traduits par Bon­nefoy accom­pa­g­nés  de 8  propo­si­tions plas­tiques de Titus-Carmel) que Froide­fond qual­i­fie de fruit de dou­ble illus­tra­tion, ce dernier analyse les col­lab­o­ra­tions entre le pein­tre et le poète pour cern­er leur rela­tion. Une rela­tion qui se matéri­alise surtout par des livres   d’artiste ‑des livres de dia­logue selon l’ex­pres­sion d’Yves Peyré- et ce qui en ressort, c’est le refus de l’il­lus­tra­tion servile du texte. Marik Froide­fond le dit avec ces mots : “Il ne s’ag­it pas de refléter le poème, encore moins de le nar­rer en images, mais plutôt de lui offrir un espace ‑un espace de réso­nance”. Mais à la lec­ture de En présence de ces Feuil­lées, le texte qu’écrit Bon­nefoy après sa pre­mière vis­ite à Titus-Carmel dont il décou­vre l’ate­lier, on se prend à penser à ces lignes d’Yves Peyré : “Il est fréquent de voir des artistes (pein­tres, sculp­teurs) s’en remet­tre aux mots pour pré­cis­er leur pen­sée, pour éla­bor­er une réflex­ion faite quant à leur art”. Certes Titus-Carmel qui est aus­si écrivain (et poète plus par­ti­c­ulière­ment) ne répugne pas à écrire sur la pein­ture et, par­fois, sur la sienne (cer­tains se sou­vi­en­nent peut-être de ce livre paru en 1992 chez Actes Sud, Elle bouge encore…). Mais ici, c’est Bon­nefoy qui pré­cise : “L’art est pour Titus-Carmel ce sec­ond degré du rap­port à soi qui peut pren­dre forme dans l’ex­is­ter ordi­naire pour­tant sans être, c’est l’alchimie par la ver­tu de laque­lle le «moi» rap­a­trie et ravive dans le temps pro­pre de la créa­tion artis­tique des moyens de sen­tir et de penser qui hors de ce devenir ne seraient que richesse vaine et d’a­vance découragée” (p 75).

    Tou­jours Yves Peyré ; dans son ouvrage Pein­ture et poésie, il se risque à une déf­i­ni­tion du livre de dia­logue qui “s’ou­vre sur le beau mou­ve­ment du partage, de la réciproc­ité du regard”. Pro­pos qui s’ap­pliquent par­faite­ment à Chemins ouvrant : Bon­nefoy et Titus-Carmel ont dans leur vécu un arbre en com­mun et deux textes se répon­dent très pré­cisé­ment, Un lieu dans ce monde de Titus-Carmel est né de la lec­ture de L’Ar­rière-pays de Bon­nefoy. Mais cette coïn­ci­dence extra­or­di­naire ne doit pas être l’ar­bre qui cache la forêt. Le pre­mier texte qu’écrit Bon­nefoy sur le tra­vail du pein­tre est con­sacré aux Feuil­lées. Or le même thème est remis à plusieurs repris­es sur le méti­er par Titus-Carmel : Jun­gles, L’Her­bier du seul où le thème du végé­tal, de la palme est inter­rogé sans cesse.. Cette insis­tance cor­re­spond, me sem­ble-t-il, à la volon­té de retrou­ver ce qui cor­re­spond au pays natal. Dans En présence de ces Feuil­lées, Bon­nefoy écrit : “… existe une réal­ité impénétrée […] avec laque­lle il se pour­rait bien […] que nous ayons davan­tage de vrais rap­ports qu’il ne sem­ble”. Il faut alors con­venir que ces rap­ports don­nent nais­sance à l’échange, un échange qui se car­ac­térise par le déni de tout souci mimé­tique et c’est ce qui per­met à Titus-Carmel de dia­loguer avec les poèmes de Bon­nefoy sans les illus­tr­er. Et c’est ain­si que le dia­logue donne nais­sance à l’épiphanie de la fon­da­men­tale unité entre la poésie et l’in­ter­ven­tion plastique.

    Retour à l’il­lus­tra­tion. Si le terme est refusé dans son accep­tion tra­di­tion­nelle, Titus-Carmel, par un ren­verse­ment dialec­tique, ne manque pas de l’employer pour désign­er le tra­vail d’ac­com­pa­g­ne­ment des tra­duc­tions des son­nets de Pétrar­que par Yves Bon­nefoy. L’un des textes de ce recueil n’est-il pas inti­t­ulé Illus­trant Pétrar­que ? Mais dès le départ, Titus-Carmel donne au mot illus­tra­tion dans le cas de la tra­duc­tion une déf­i­ni­tion sin­gulière : “… façon d’en­ten­dre cette parole et de l’ac­cueil­lir”. Mais Titus-Carmel s’ex­plique sur son rôle : “Mon tra­vail aura donc été non de représen­ter […] mais de recon­naître Yves sur ce chemin, et juste­ment là, à la croisée de nos deux voix, une fois encore et presque naturelle­ment con­vo­quées autour d’une entre­prise com­mune, mes dessins, j’ose le croire, accom­pa­g­nant dans leur mise en espace ces son­nets qu’il avait, d’une autre façon, déjà illus­trés en français” (p 134). Illus­trés : ce qui per­met à Marik Froide­fond de rebondir dans sa pré­face et d’écrire que Titus-Car­men illus­tre l’il­lus­trant… Et Bon­nefoy note que la beauté  per­met “l’ac­ces­sion à plus de réel, à plus haut dans l’être, à la vraie vie”.

    C’est donc une mise en abysse de la réflex­ion qui est offerte au lecteur par la jux­ta­po­si­tion de ces textes. “Le face à face avec la pein­ture est sans répit et sans entracte, l’ob­ses­sion est com­plète, fer­mée sur elle-même” écrivait Yves Michaud en 1993 dans La Pein­ture, celle avec qui on n’en finit pas. 1

 

1. Texte repris dans Gérard Titus-Carmel. FRAC Picardie, 1993, pages 33–51.

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