Ken­neth White : une œuvre-monde

 

 

         Ken­neth White est venu à la fac des lettres
         et j’ai vu l’université Stend­hal évoluer
         dans mon esprit et ce print­emps nais­sant[1]

 

Voilà les mots que m’avait inspirés la con­férence don­née par Ken­neth White à l’université de Greno­ble à l’invitation de Christophe Ron­ca­to qui, en cette année 2013, pré­parait la pub­li­ca­tion de sa thèse. C’est une joie sincère de voir son tra­vail pub­lié aux Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes, avec ce titre évo­ca­teur et d’une grande justesse, et avec cette belle pho­togra­phie prise par Marie-Claude White en pre­mière de cou­ver­ture. Ces îlots gran­i­tiques de la côte nord de la Bre­tagne illus­trent par­faite­ment la mul­ti­plic­ité et l’unité de l’œuvre de White, ain­si que Christophe Ron­ca­to parvient à nous la présenter.

Il a su saisir, analyser et expliciter la mul­ti­plic­ité des formes et l’unité de fond de cette œuvre-monde, sans occul­ter le chem­ine­ment du nomade intel­lectuel tout au long de sa vie et de son œuvre (qui est encore, fort heureuse­ment pour nous tous, « une œuvre en cours »[2]).

Lecteur admi­ratif de l’œuvre de White, je ne suis ni uni­ver­si­taire ni géopoéti­cien, mais je demeure fidèle à cette œuvre qui m’inspire grande­ment depuis la sor­tie de Une apoc­a­lypse tran­quille alors que j’étais lycéen en classe de ter­mi­nale. Cette lec­ture m’avait ébloui et je m’étais dit : « enfin ! »[3], tout comme je me suis dit « enfin ! » à la lec­ture du livre de Christophe Ron­ca­to. Enfin une étude glob­ale, claire, savante, vivante et pas­sion­nante de l’œuvre whiti­enne, de ses influ­ences, de sa poé­tique dans sa langue d’origine et, en par­ti­c­uli­er, de ses réper­cus­sions dans ce qu’on appelle la post-modernité.

Certes, Ken­neth White lui-même réus­sit, il me sem­ble, à garder un œil très lucide sur son œuvre, notam­ment dans ses essais qui en déter­mi­nent la direc­tion ; mais un éclairage extérieur peut être bien­venu et enrichissant, surtout quant à l’impact des idées exprimées dans les réc­its, essais, poèmes, livres d’art, films… Ain­si Christophe Ron­ca­to réus­sit-il, avec une per­ti­nence soutenue, à don­ner une vision à la fois glob­ale et pré­cise de cette œuvre — qui a le mérite d’offrir une vision glob­ale, pré­cise et renou­velée du monde. De l’introduction magis­trale à la con­clu­sion qui rend encore plus man­i­feste l’aspect dynamique et ouvert de cette œuvre aux per­spec­tives mul­ti­ples, sont mis­es en évi­dence les artic­u­la­tions qui par­ticipent du grand geste whitien.

Le chercheur con­naît son sujet : l’œuvre-monde, et son auteur : l’homme White. D’aucuns pensent et affir­ment, de manière quelque peu péremp­toire et dog­ma­tique, que s’arrêter à l’œuvre devrait suf­fire et doit suf­fire ! Mais en l’occurrence, il a rai­son notre chercheur de ne pas sépar­er l’homme et son œuvre. Qui con­naît Ken­neth White, sait qu’il vit comme son œuvre respire, avec la lucid­ité, la joie et l’énergie dont par­le Christophe Ron­ca­to à plusieurs reprises.

Grâce à ce livre, on entre vrai­ment dans la pen­sée du poète et le lan­gage poé­tique du penseur, dans l’ouverture d’esprit et l’œuvre ouverte, tou­jours cohérente, fraîche et accueil­lante qui s’appuie sur l’héritage de penseurs et voyageurs de tous hori­zons, du présent et du passé plus ou moins loin­tain. Or, dans un tra­vail d’étude comme celui-ci, il n’est pas facile de ren­dre compte de toutes ces car­ac­téris­tiques qui, au regard des idées clas­siques, con­ven­tion­nelles et con­v­enues, peu­vent paraître para­doxales, voire sans lien aucun. Cette gageure fait l’intérêt même de la présente étude, et le chercheur explique fort logique­ment dans son intro­duc­tion ce qui la jus­ti­fie et ce qui la dis­tingue des autres études (par ailleurs aus­si très intéres­santes) : « le lien entre l’œuvre per­son­nelle et le déploiement de celle-ci dans le social et le cul­turel »[4].

Ken­neth White a été uni­ver­si­taire, il sait donc de quoi il par­le quand il met en cause les insti­tu­tions, et c’est peut-être bon signe que des uni­ver­si­taires s’intéressent à son tra­vail qui a pour fil con­duc­teur le fil d’une écri­t­ure ancrée à la fois dans la con­nais­sance intel­lectuelle, les recherch­es trans­dis­ci­plinaires et l’expérience vivante. C’est donc aus­si cette approche en miroir — peut-être même en miroirs mul­ti­ples — que l’enseignant-chercheur de l’université de Greno­ble offre au lecteur. Le chapitre 6 : L’œuvre en ligne de mire, est une analyse par­ti­c­ulière­ment aiguë et intéres­sante du tra­vail du poète-voyageur, mon­trant bien tous les aspects de ce tra­vail : mul­ti­di­men­sion­nel et cohérent, lit­téraire et lit­toral, de longue haleine et de grande enver­gure, chevil­lé au réel et tourné vers le dehors.

Ici je repense à ce pas­sage de La mai­son des marées, qui nous ramène à la pho­to de couverture :

           Quant aux théories, aux inter­pré­ta­tions et aux cal­culs, je les écoute avec atten­tion, dans un silence de pierre, avant de retourn­er, sur le rivage ou sur la lande, à quelque rocher où le gel et le sel de la mer ont écrit le cli­mat des âges.[5]

 

Le livre de Christophe Ron­ca­to rend compte d’un tra­vail exigeant, à la hau­teur de l’exigence de l’œuvre-monde de Ken­neth White. Mais rien de rébar­batif toute­fois dans cet ouvrage bien con­stru­it et dynamique. En effet, l’auteur se révèle chercheur, fouil­lant et analysant avec acuité, autant que guide, rel­e­vant et indi­quant avec péd­a­gogie les lignes (en sail­lie, en creux ou presque imper­cep­ti­bles) d’une œuvre aux four­mille­ments laborieux et dia­man­tins, aux mou­ve­ments ressourçants et éman­ci­pa­teurs, et aux éblouisse­ments blancs.

 

[1] Jig­mé Thrin­lé Gyat­so, Extrêmes saisons, éd. de l’Astronome, Thonon les Bains, 2014, p. 57.

[2] Christophe Ron­ca­to, Ken­neth White : une œuvre-monde, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes, col­lec­tion Plur­ial, Rennes, 2014, p. 13.

[3] Je pour­rais dévelop­per ce « enfin ! », mais là n’est pas l’objet de cette mod­este recension.

[4] Christophe Ron­ca­to, op. cit., p. 14.

[5] Ken­neth White, La mai­son des marées, éd. Albin Michel, Paris, 2005, p. 86–87.

 

Cette recen­sion a d’abord été pub­liée dans la Revue des ressources
 
http://www.larevuedesressources.org/kenneth-white-une-oeuvre-monde,2750.html

 

image_pdfimage_print
mm

Mauro Candiloro

Après des études de let­tres mod­ernes en Ital­ie, Mau­ro Can­diloro, né en 1983, a com­plété sa for­ma­tion en France, devenant enseignant d’italien et doc­teur en lit­téra­ture ital­i­enne. Sa thèse et ses arti­cles de recherche por­tent sur l’œuvre et notam­ment la poésie de Pao­lo Volponi, une fig­ure majeure de la lit­téra­ture ital­i­enne du XXème siè­cle. Il s’occupe prin­ci­pale­ment de poésie ital­i­enne du XXème siè­cle et con­tem­po­raine, et notam­ment de poésie sur le tra­vail et sur l’écologie. Poète, tra­duc­teur et bloggeur à ses heures per­dues, il tra­vaille à présent à son pre­mier recueil de poèmes et à la tra­duc­tion des recueils de Volponi, jamais traduits en français.