Cette nuit, j’ai sen­ti une souf­france indi­ci­ble. Je ne me rap­pelle pas avoir éprou­vé rien de tel. Cette souf­france ne se dis­tin­guait ni par sa vir­u­lence ni par son inten­sité. Elle n’était pas plus physique que morale, elle était sans voix au point d’interdire toute échap­pa­toire. Elle était, au sens pro­pre, indi­ci­ble. Même si j’avais eu en mémoire le détail des événe­ments qui auraient pu favoris­er son éclo­sion, ceux-ci étaient sans com­mune mesure avec ce que j’éprouvais. Ce qu’il y avait d’inavouable en elle, c’était qu’elle m’atteignait au sein d’un vide désem­paré. Je ne dis­po­sais d’aucun mot pour traduire son impact, pour reli­er l’effet à la cause, elle était sans voix, elle m’avait sur­pris alors que les mots vaquaient à leur insignifi­ance et que la douleur, une étrange et dif­fuse douleur, flot­tait par­mi les épaves du sou­venir. J’ai pen­sé, alors que je renonçais aux fables qui auraient pu lui don­ner sens, qu’elle avait tou­jours été présente, obscuré­ment présente, hôtesse dés­abusée des efforts que je déploy­ais pour l’assigner à demeure.

   Ce n’était pas une sen­sa­tion, un sen­ti­ment, un état d’âme qui se serait prêté à mon pou­voir d’objectivation, suff­isam­ment docile pour se laiss­er leur­rer par les sub­terfuges de l’imagination. Elle était sans his­toire, elle glis­sait entre les mailles du temps. Sans ombre, elle n’appelait nul com­men­taire sus­cep­ti­ble de la con­tenir dans le théâtre d’une fic­tion. Elle sem­blait sur­gir d’un désert, d’une vacance que le bavardage de la pen­sée s’efforçait de cou­vrir. Me refu­sait-elle l’alibi de la douleur ? Si la douleur tient à son objet au point de le con­fon­dre avec sa cause, la souf­france, elle, ne se con­naît guère par l’entremise d’un phénomène dis­tinct de celui qui l’éprouve. Celui qui la res¬sent est affec­té d’une pas­siv­ité qu’il con­trôle d’autant moins qu’elle con­stitue l’essence d’une vul­néra­bil­ité tou­jours sus­pecte d’être las­cive. Elle ne s’impose pas de l’extérieur comme un mau­vais coup, une peine in¬fligée par le sort, un de ces acci­dents dont l’âme a le secret, on dirait qu’elle jail­lit d’une source interne à l’effervescence du vivant. Il arrive par­fois qu’elle ren­verse les bar­rières érigées par la con­science con­tre tout ce qu’elle ne peut inté­gr­er. C’est pourquoi elle ne saurait se mon­tr­er en pleine lumière de manière à faire coïn­cider son être avec l’apparition d’un phénomène.

   Cette souf­france ne m’inspirait aucun espoir, pas plus celui de m’y sous­traire que de m’y accou­tumer. Si je per­siste à écrire cette souf­france, c’est qu’il ne me revient pas de l’appeler « ma souf­france » : c’est elle qui me tient à dis­tance des mots ambi­gus de l’appropriation. Qui aurait pu s’imaginer qu’elle sub­sis­tait en soi, ardente d’une vie brûlante d’immanence ? Seul le mot « là » con­ve­nait à l’irruption de sa présence, tout bon­nement parce que j’occupais pas le lieu où elle dévelop­pait sa dévas­ta­tion, à mi-chemin entre la prox­im­ité et le retrait. Me pous­sant à con­gédi­er les mots qui auraient pu en faire une chose con­cev­able par d’autres ; mag­nifique vais­seau fan­tôme hal­lu­ciné dans le gel noc­turne de ma soli­tude. Car il n’y avait que moi pour la ressen­tir, à l’exclusion des autres dont elle me con­traig­nait à partager le sort. Quelle con­sis­tance accorder à ce Moi s’il n’existe qu’en rai­son du peu de souf­fle qui le fait viv­ot­er ? Même si je suis seul à éprou­ver cette souf­france qui m’interdit d’évoluer dans un monde où autrui se réjouit mon insignifi­ance, je ne suis pas pour autant cen­tré sur moi-même. La souf­france ne me donne rien à ressen­tir que je puisse iden­ti­fi­er à « moi ». Elle brûle un être dont je suis l’otage.

   Mais je pour­rais en dire autant de la douleur et des plaisirs fur­tifs de la sat­is­fac­tion, des échard­es plan­tées dans mon som­meil comme des coups assénés par un cauchemar. Cette souf­france n’a rien de physique. Si elle affecte ma chair, c’est en un sens dif­férent de celui qu’on attribue à cette notion aus­si com­plexe que mys­tique. Il faut bien que je sois vivant pour y être sen­si­ble. Et com-ment nav­iguer sur les eaux de la sen­si­bil­ité sans y avoir été immergé par des paroles qui, tout en me détachant de mon corps, déga­gent une acca­blante subjectivité ?

   Cette souf­france — com­ment la nom­mer sinon en m’efforçant de la tenir à dis­tance par le biais de ce mot dérisoire, « cette », comme si l’on pou­vait la con­tenir dans un espace réservé à l’écart ? — cette souf­france que je n’avais ni la force ni le courage de m’approprier en la revendi­quant comme mienne —n’était-il pas plutôt de son ressort de me con­sid­ér­er comme sa pro­priété ? —, cette souf­france, qui échap­pait insi­dieuse­ment à la prox­im­ité, voire à la famil­iar­ité que nous éprou­vons pour la douleur, était apparue, ou plutôt sur­v­enue à l’improviste, avec une soudaineté désar­mante. Encore sa pré­ten­due soudaineté n’était-elle que le trib­ut payé par l’illusion aux apparences. Soudaine fut la con­science qu’elle avait tou­jours été là, en un lieu que je répug­nais à iden­ti­fi­er, dans les par­ages du Moi, rôdant à l’orée d’une nuit que ma résis­tance à la recon­naître rendait plus épaisse. Et puis ce fut soudain l’aurore, la tra­ver­sée des ombres dont je l’enveloppais, le déchire­ment d’un voile dont la soie se mit à crier dans mes rêves comme l’appel d’une jouis­sance impure. Je devrais dire « informe », infor­mu­la­ble, indigne des aveux qui, bien qu’extorqués sous la tor­ture, n’en sont pas moins des aveux, mais d’une autre sorte, aveux, non d’une vérité clan­des­tine, mais du corps insurgé con­tre lui-même par des sévices d’autant plus inquié­tants qu’ils men­a­cent d’abolir toute trêve con­clue entre la mort et le vivant. Cette jouis­sance, pro­pre à la vio­lence d’une déchirure où se con­nais­sait, enfin, la douceur d’un aban­don à la vul­néra­bil­ité essen­tielle de la femme, ne rejoignait la souf­france qu’au terme d’un cal­cul sans équa­tion, d’un rap­port dont les ter­mes fai­saient défaut, comme si les bor­ds de la blessure, saisie dans sa fragilité, étaient les seuls ter­mes invités à com­mu­ni­quer dans le tracé stri­dent de la déchirure. Lèvres offertes à la mor­sure d’un cri, ouvertes à l’appel d’air que l’asphyxie d’un cri ne manque pas de provo­quer à l’encontre de toutes les bouch­es pra­tiquées dans la som­no­lence de l’Être. Bouch­es du som­meil et de l’éveil, bouch­es du bais­er que l’angoisse d’un plaisir immi­nent nour­rit de sa vorac­ité, bouche de l’œil assoif­fé de larmes, bouche du ven­tre où s’accomplit l’étrange pollini­sa­tion d’une chair par une autre, ces ori­fices béants d’une insat­is­fac­tion qui n’était que le plus court chemin emprun­té par la volup­té, se gref­faient-ils sur les moignons de souf­france ? Nul doute que la souf­france ne parvi­enne à débrid­er en elles la cica­trice puru­lente du plaisir. En ce sens, elles étaient sus­pectes de l’entretenir. De con­ver­tir sa neu­tral­ité en énergie sub­sidi­aire, puisque nos besoins s’avèrent insuff­isants à dis­traire la vie de son ennui, de la néces­sité de veiller à son assoupisse­ment. Mais la souf­france ne tolérait guère l’asservissement à l’utilité, même sous la forme d’une réciproc­ité har­monieuse dans l’échange que les créa­tures sont amenées à faire de leur divi­sion. Peut-être devait-elle son silence à l’incapacité, voire au refus, de partager un élan, de con­tribuer à l’épanouissement d’un désir, d’œuvrer à la mise en com­mun de nos infir­mités, sources ambigües de notre volon­té. Elle était seule et, si je puis dire, toute seule. La soli­tude, elle l’endurait sur le mode d’une pas­sion hos­tile à toute inter­mit­tence, comme si le relâche­ment de sa ten­sion menaçait d’engendrer un accroisse­ment irrémis­si­ble, détresse avec laque­lle elle sem­blait vouloir se confondre.

   Les mots ne sont, tout au plus, que les élé­ments aux­quels nous pen­sons réduire le lan­gage. Ils ne valent guère mieux que les pio­ns qu’une main rageuse, invis­i­ble, bal­aie sur l’échiquier de notre pré­ten­tion à nous élever au-dessus d’un caque­tage de basse-cour. Les mots par­lent, c’est sûr, mais que dis­ent-ils pour con­damn­er au silence ce que nos voix parta­gent avec la verve insignifi­ante des oiseaux ? J’en tire l’impression que la parole est entravée par l’expression, par le souci d’imposer sa mesure aux choses, de les con­former à la monot­o­nie de son emphase. La parole se déploie dans la durée, ou plutôt, c’est la durée qui se développe dans son mou­ve­ment, mur­mure ori­en­té vers le silence où il s’accomplit. Toute parole est pas­sion du recueille­ment, silences dis­til­lés goutte à goutte par le sur­prenant mélange qu’elle opère entre le vide et son improb­a­ble néga­tion. Vide sus­pendu à la défail­lance de nos voix, vide où nous nous retrou­vons sans être à même d’y séjourn­er, sur­pris d’en dire plus — et donc moins, mais au prix d’ignorer de quoi ce « moins » nous prive, en quoi con­siste l’excès que nos lacunes dis­pensent à l’insatiable besoin de « prêter la parole » au monde tac­i­turne des choses. Nous par­lons, et dans l’air se pro­file la sig­na­ture fan­toma­tique d’une éli­sion qui ne laisse de son objet que le soupçon de n’avoir pas encore été. Voués, comme la nymphe Écho, à détourn­er les sons pro­duits par d’autres pour en faire le sup­port d’un ver­biage des­tiné à nous faire entendre.

   Peut-être la souf­france dont je par­le, cette souf­france qui ne doit rien aux cir­con­stances dont la vie s’entoure pour nous faire croire qu’elle est sec­ondée, assistée par des événe­ments puisés au hasard des ren­con­tres, peut-être prove­nait-elle de la neu­tral­ité avec laque­lle le silence accueille l’incongruité de nos pro­pos. Eusse-je été enten­du, voire écouté avec la piété que requièrent les con­fes­sions scabreuses d’un mourant, que la parole, désaf­fec­tée, ruinée, réduite à une soli­tude que les siè­cles répug­nent à compter, se serait échap­pée de mes lèvres comme la verve d’un ruis­seau se perd dans les sables. A défaut d’être mienne, revendiquée par les péripéties, heureuses ou mal­heureuses, d’une exis­tence dont l’intrigue est aus­si vaine que les malen­ten­dus qui nouent les des­tins les plus trag­iques, cette souf­france n’intéressait per­son­ne, comme si elle se fût dés­in­téressée, « en per­son­ne », de ses orig­ines, de ses raisons comme de ses fins. Comme elle se tenait en retrait de tout ce qui nous per­met d’attribuer un cen­tre aux événe­ments, elle sem­blait se con­fon­dre avec l’extériorité même, dres­sant, entre moi et l’horizon, « la mon­tagne du dehors ». Immo­bile et pour­tant riche de men­aces promet­teuses, d’encontres et de malen­con­tres, de sur­pris­es et de décon­v­enues — du moins m’arrivait-il de l’imaginer telle une con­trée inter­dite à la con­nais­sance itinérante, fer­mée à la curiosité du voyageur. En elle, nul chemin qui ne fût sans issue, nul sen­tier sus­cep­ti­ble d’accompagner une tra­ver­sée, les sources déser­taient les ruis­seaux, les riv­ières ne s’en approchaient pas, les fleuves restaient à l’écart, dans un gron­de­ment loin­tain. Quant aux arbres, ils n’hébergeaient que des voix, si haut per­chées qu’on hési­tait à suiv­re leur chant.

***

Aux mar­tyrs turcs vic­times du géno­cide cap­i­tal­iste : notre voix s’élève et chante votre absolue dignité.

Ma voix s’est mûrie dans l’an­goisse du Bois du Cazier, avec les morts de la cat­a­stro­phe de Marcinelle, dont les patrons sont morts dans leur graisse et dans leur lit.

Je suis de ce pays comme on est d’une histoire
Oubliée depuis longtemps
Je suis l’enfant d’un oubli
Qui n’eut jamais de pays

Les traits que mon doigt grave sur le mur
Ces traits dont les ratures se succèdent
Comme le soir au matin
Ces traits enchaî­nent les moutons
De l’insomnie aux charniers de l’aurore

Ô nuit poussée comme une porte sur l’absence
Les heures tri­cotées à l’aigu­ille de l’horloge
Empêchent de dormir

Il y a bien sûr le vent qui fait peur
Plus que de rai­son dans les branch­es où l’oiseau
Sauvage fait son nid
Vent souf­flé d’un seul élan
Vers ce que le ciel présage

Faut-il qu’un arbre bouge
Pour que la forêt frémisse
Alerte ses hôtes qu’il y a
Som­bre sub­ver­sion noire des racines
Fris­son jusqu’aux gisants fossiles
Feuilles dis­per­sées par l’orage
Peur
Peur
Peur

Moulin des ombres où les aubes grincent
Agacées par la ruine lépreuse des eaux,
Devant l’âtre où je regarde
Grelot­ter une brassée de bois vert
Je me sou­viens du lit de braises
Où l’oiseau bat­tait plume sous la cendre

J’écoute le vent sur son enclume
Ten­ter de redress­er l’éclair
Où l’ét­in­celle jaillie
De l’essaim des ténèbres,

Où la verve des feuilles
Lues à l’en­vers du tendre,
Rouille les miroirs
Gri­maciers d’images

Une tru­ite pal­pite à présent
Quand elle se cam­bre sur la pierre
J’entends vibr­er un arc
Dont chaque flèche est un supplice

Journées dont le calme apparent
Me laisse empli de terreur
Soirées dont les ombres s’allongent
Jusqu’à rejoin­dre la nuit

Je vous maud­is à voix basse
Vous êtes sœurs de mon angoisse
Effraies aux yeux cernés de suie
Dans un sou­ple déploiement d’épouvante

Der­rière moi la com­pag­nie d’un bruit
Aus­si feu­tré que mes pas
La dis­cré­tion d’un double
Attaché à me suivre

Amis, ce n’est que le vent
Qui bat la mesure
En atten­dant que la nuit ferme
La porte au vis­i­teur absent

Il ne passe qu’un instant
Si bref qu’on ne peut
Être con­tem­po­rain de sa disparition
Un éclair que surprend
Le spec­tre qui s’arrache
Aux foudres du néant

Un instant qui,
Mul­ti­plié par lui-même,
Donne à la mer l’illusion
De tenir dans une goutte
Réfléchie par une goutte
Que le miroir ajoute
A l’invisible route
Qui va du monde à son reflet

Dans l’entonnoir des puits
Des enfants d’encre aux yeux décolorés
Grouil­lent comme des rats
Dans un berceau de houille

Quand on brûle dans les caves
Les vierges sevrées par les louves
On arrache les yeux aux enfants
Éclairs dor­mants dans des orbites nues

C’est ce qui donne au ciel
Une douceur com­plice des travaux de l’enfer
Une blondeur amère de blé sauvage
Où le vent sec­oue sa crinière

Sœurs, dites-moi pourquoi je pleure
En ce matin cou­vert de fumée
Pourquoi vous êtes seules parfumées
Sur ce charnier semé de fleurs

Dites-moi pourquoi vos yeux repoussent la lumière
Et sont plus vides que la nuit
Quand au som­met de la clairière
La lune rougit comme un fruit

Dites-moi com­ment
Avec des mots soyeux, des mots de neige,
Apais­er l’effraie sur­prise par les phares

Le col hir­sute dans une guimpe de plumes blanches
Les yeux cer­clés d’un éton­nement studieux
Comme si, per­chée sur un lutrin,
Elle déploy­ait ses ailes fripées de sommeil

Et que son vol
Cher­chait à se hauss­er jusqu’au seuil
Où les étoiles abjurent leur secret ?

 

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