Le poème peut-il être un out­il de poli­tique et de com­bat ? La ques­tion ain­si posée définit, d’après moi, l’essence même du lan­gage poé­tique qui raisonne (et résonne) dans toutes les langues du monde. La poésie, comme la prose, doit être envis­agée comme un out­il qui dévoile l’immonde et fonde un con­tre-monde. Car enfin, depuis le temps que la fab­rique tourne à vide, que le château de carte s’écroule, que c’est la lutte de cha­cun con­tre tous, de cha­cun con­tre lui-même… On devrait être alerté. Il ne s’agit pas, pour autant, de crois­er le fer avec le mal social­isé, avec le pro­pa­gan­diste et le pro­pa­gandé, avec ceux qui vendent de l’avenir ou du passé, mais de tenir à dis­tance tout ce qui fait société, com­mu­nauté, promiscuité.

Le mod­erne est au com­mande d’un monde enfan­tin et mer­can­tile, d’où l’inflation d’artistes per­former qui s’empressent de mon­ter sur le pres­soir du bourg, le vis­age bar­bouil­lé de lie de vin, pour y jouer des farces. La parole scel­lée, qui ali­mente le spec­ta­cle général­isé, troque alors une amphore de vin con­tre un con­trat. Ain­si, le poète ne paie plus sa dette, refuse d’être soumis aux lois du lan­gage. Le voilà assis, uni­ver­si­taire et/ou jour­nal­iste (autrement dit menteur pro­fes­sion­nel), pro­gres­siste bien enten­du, insat­is­fait (l’insatisfaction n’est-elle pas dev­enue une marchan­dise ?) et atten­tif à la lutte des places (indif­férent à celle des class­es). La con­frérie lit­téraire, en temps de détresse, sem­ble préoc­cupée par le lien social et par sa pro­pre trésorerie.

Je suis issu d’une famille nom­breuse : Baude­laire, Léon Bloy, Péguy, Bernanos, Pasoli­ni, Louis Calaferte… Je cite ceux-là, à des­sein. Voilà des témoins qui ne s’embarquent pas dans la nef des fous, bouche béante et langue vide. Ce ne sont pas des nour­ris­sons en addic­tion qui fab­riquent du même. Ils n’engraissent pas les sim­u­lacres, ni le scoutisme plané­taire. Tous, héré­tiques, jet­tent leur corps dans la lutte, tra­cent une sémi­olo­gie de la réal­ité, traque­nt les signes névro­tiques de leur époque et opposent leur pro­pre parole à celle de l’opinion. Insai­siss­ables, sans tutelle, réfrac­taires, ils fer­rail­lent con­tre les dieux fétich­es, ceux de la tech­nique et du libre marché. Peu de chance de les enten­dre aboy­er avec la meute et suiv­re les cortèges des mil­ices du Bien. Ils sont anar­chistes, anar­chistes chré­tiens pour la plu­part, athées soci­aux sans aucun doute. Ils déjouent le bon sens, les pro­grès de l’Histoire, ils se déga­gent de la lit­téra­ture comme sup­plé­ment d’âme pour nouer un rap­port char­nel avec la vérité. Ils m’ont appris à con­tem­pler le négatif bien en face et à me défaire de la faune des croy­ances et des illusions. 

Quelque chose de l’esprit a été cen­surée et effacée au prof­it d’une psy­cholo­gie vide de divin et sat­urée de divans. J’écris, en étant exposé au monde, et je ne peux me définir qu’en terme de con­tre-iden­ti­fi­ca­tion. Mais com­ment com­bat­tre entre transe et dés­espoir, manie et dépres­sion, exal­ta­tion du négatif et cul­ture de mort, dans un monde qui espère con­tre Dieu ? Com­ment échap­per à tous les mod­ernes qui ne se proster­nent que devant eux-mêmes, aux relents d’abattoir des divers­es com­mu­nautés humaines, aux crimes organ­isés et à la rota­tion des stocks humains (trafics d’organes, famines organ­isées, guer­res encour­agées…) ? Com­ment penser l’impensé social, la mode du com­pas­sion­nel, les patholo­gies de la rela­tion ? Le poème justement.

 

Per­fec­tion

(extrait)

 

Les fins mesurables et utilitaires

Le con­formisme des progressistes

La foule du ressentiment

La bafouille de l’engagement

La prê­traille festive

Le mécé­nat maternel

Les plaintes les ressen­ti­ments les embar­ras collectifs

&

L’homme nor­mal­isé

Les esclaves de la nécessité

Les damnés

La loi des majorités

 

Par­don­nez-moi si je fais retour & si je rends hommage

 

Aux rit­uels anciens

Aux cheva­liers mystiques

 

Aux veil­lées d’armes

Aux armes & aux lettres

Aux dor­mants pleins d’images

A ceux qui sor­tent vivants de la mort

A la patience & à la contemplation

A l’épée d’argent à poignée d’or

Au geste vers le ciel de l’église de pierres

A la houle & au souf­fle chaud de l’âne & du bœuf sur le berceau de paille

Aux sans-patries du temps

Aux rois et au peu­ple de France

Au moyen-âge des cathédrales

Au Christ tout neuf

A saint Benoît père spirituel

A Vir­gile père séculier

Aux âmes gorgées de beauté

Aux chants qui mon­tent dans les voûtes

Aux verg­ers & aux potagers

Aux figu­iers oliviers amandiers pistachiers

A la tra­di­tion & à la transmission

A la trace & à la grâce

A la source & à la souche

Aux rebelles qui vivent cachés & gout­tent le souf­fle d’un monde jamais perdu

Aux promeneurs & aux arpenteurs

Aux pèlerins & aux fantassins

Aux putains qui pur­gent Salomon

Aux piét­inés affligés accablés

Aux bêtes de cirque

A la parade muette sur les eaux calmes de la solitude

A la pau­vreté chrétienne

Au J de Jésus & de joie

Aux bibles vivantes dans les échoppes

A la frag­ile campagne

Aux ruis­seaux & aux roches cou­vertes de mousse

Aux graines & aux bourgeons

Aux paysans & aux bergers

Aux traceurs d’épure

Aux tailleurs de pierre

Aux maçons & aux maîtres compagnons

Aux char­p­en­tiers & aux sculpteurs

Aux pêcheurs & aux laboureurs

A l’écuyer jetant sur son épaule l’épée à clous d’argent

Au mépris absolu pour l’opinion publique

A l’absence de tout drapeau

Aux vérités invérifiables

A ceux qui méprisent han­tise sot­tise exil de tous les signes

Aux vision­naires qui tour­nent le dos à l’avenir

A l’innocence du devenir

A Deb­o­rah l’abeille

A la flamme d’une bougie bal­ayant les dernières traces du monde

A l’ânesse de Bal­aam le magicien

A la beauté d’Esther & de Judith

Aux armées de Constantin

Aux visions d’Anne-Catherine Emmerich

A la vie boulever­sée d’Etty Hillesum

A la parole infail­li­ble du pape

A la présence de Dieu qui est une absence

A l’absence de Dieu qui est une présence

Au porti­er du ciel

Au Verbe qui pro­duit le monde

A l’égaré qui s’abîme en prières

A Marc Cha­gall & à la résur­rec­tion de Sarah

A la parole adamique

A la con­ver­sion d’un regard

Au déplace­ment d’une parole sur le sable

A la femme douce qui donne sa bouche

Au scin­til­lant au fur­tif à l’affranchi des limites

Aux livres qui brû­lent sous le regard

Aux anar­chistes de Dieu

A l’anarchie plus le roi

A la folie de la Croix

A l’éponge qui efface le tableau

Au gyrovague qui se jette sur le chemin

A la grâce des petites choses

A la gerbe d’orge qui tournoie à l’orient de l’autel

A la veuve & à l’orpheline

A ceux qui n’engagent qu’eux-mêmes

A l’ordre sans le pouvoir

Aux océans quand ils se déchaî­nent soudainement

Aux bijoux aux doigts des vagues

Aux cortèges de nuages

A la clarté imprévis­i­ble & bru­tale de l’éveil

Au soleil ébloui d’herbes & de fleurs

Aux fenêtres qui restent ouvertes tout l’été

Aux quais bondés de neige

Aux anges de lumière tombant frap­pés à genoux

Aux faibles mur­mures des fontaines

A la légèreté des papillons

Aux bêtes qui tra­versent lente­ment les jardins

Aux plis des corsages

A l’esprit à la chair & au plaisir

Au mauve accen­tué autour du tilleul

Aux sil­lages des oiseaux vers le sud

A la per­ma­nence des fleuves

A la rose qui s’incline vers le cœur

A la roy­auté de race

Aux vivants & aux morts qui nous attendent

Au chant de l’affirmation

A l’affirmation plus lumineuse que toute preuve.

 

Le poème Per­fec­tion con­clue, dans une autre ver­sion, le recueil Au com­mence­ment des douleurs (Edi­tions de Corlevour).

 

 

 

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