Je referme le recueil de Déb­o­rah Heissler. C’est cela que j’attendais depuis longtemps. Je souris. Je prends pour moi ce vers si sim­ple et généreux : « J’ai pen­sé qu’il me fal­lait écrire ce quelque chose qu’on ne peut dire à per­son­ne. » Oui, car je cher­chais une poésie d’aujourd’hui qui m’ouvre les instan­ta­nés de la nature.  Et main­tenant, je les ai sous les yeux et en moi ces instants infimes, infin­i­ment agran­dis. Ils bril­lent, ils me par­lent. Pourquoi n’arrivais-je pas à les voir ou à les éprou­ver sans l’intermédiaire d’un poème ? Peut-être, leur charge tem­porelle est-elle trop lourde pour que des yeux puis­sent les lire. Au-delà d’une cer­taine charge, nos sens recu­lent, comme effrayés par ce monde qui nous voi­sine sans répon­dre aux règles que nous avons imposées à nos jours. Et pour­tant, tels que sai­sis par Déb­o­rah Heissler, ren­dus à leur grâce, à leur fig­ure sin­gulière, ces instants de nature répon­dent si bien à ce qui patiente en nous.

Repar­tons du point de départ, soyons avec elle, suiv­ons-la pas-à-pas dès le pre­mier vers : « Silence C’est d’abord un nuage d’abricotiers en fleurs, jaunes ou ivoire ». Après, vers après vers, la marche se pour­suit, un monde se réveille : ici « une touche de soleil », là « le vent d’aube que tu aimes tant », ou encore « ce même bosquet », « les grandes con­stel­la­tions », « l’oiseau noir dans les branch­es noirs. » Alors, on se red­it avec elle : « Je regarde tout cela. » Nul autre besoin, nul autre trou­ble, règne seule la joie de la com­mu­nion, du partage, du don anonyme, innomé. Mais com­ment regarde-t-elle ? Com­ment fait-elle pour s’avancer dans cet extérieur qui s’offre à ses yeux ? L’œil de Déb­o­rah Heissler cherche dans le dehors la couleur, tout sim­ple­ment : « Où la couleur ? où la lumière ? » La couleur est à la fois la sig­na­ture et le sésame de ce dehors. Cette dernière se décou­vre comme la pal­pi­ta­tion vivante qui sol­licite et inter­roge. La couleur, tel est le secret, tout sim­ple­ment. Alors se décou­vrent des bleus – beau­coup de bleu – des bruns, des ors, du blanc… Il s’agit d’être présent, à cette heure du cré­pus­cule unique, pour « réap­pren­dre ce que sont les couleurs. » Par leur pou­voir, appa­raît la sin­gu­lar­ité pro­lixe du monde : des rouges-gorges, des papil­lons, des iris, des tilleuls, des aris­toloches, la neige, la pluie, « les lour­des prunes reines-claudes, tièdes et glu­antes. » Un monde nous ait ren­du : celui de la terre, cet extérieur, ce réel vivant dont nous avons per­du le voisi­nage et la fréquen­ta­tion, par dis­trac­tion, par peur, par impa­tience ; pour ces raisons peut-être ou pour d’autres, faute de guides, tant la chose est sub­tile qu’elle exige des âmes bien par­ti­c­ulières pour se laiss­er décou­vrir et rap­porter ces fruits sauvages que décou­vrent la couleur.

Chercher la couleur, regarder…et se taire. Déjà, la poète nous rép­ri­mande : « Garde le silence Tu as longue­ment par­lé ». Notre veille se relance. Peu à peu, sous son œil qui enseigne « Tout s’isole, se resserre sur soi-même, retrou­ve la grav­ité, la paix d’une immuable présence. » Oui, c’est cela, au con­tact de cet extérieur, par la révéla­tion de sa présence, c’est la mienne qui retrou­ve vie et lui répond plus vite que ma con­science jamais ne le pour­rait. Par ce tra­vail apaisé de l’attention hum­ble, heureuse, il s’agit rien de moins que la « redé­cou­verte de l’horizon », ou de pou­voir redire après elle, « J’entre dans la lumière. »

Alors se pose la ques­tion déli­cate de la mai­son : faut-il la quit­ter pour rejoin­dre ce monde qui est nôtre ou faut-il demeur­er à l’abris et pleur­er ce monde qu’on voit comme en exil ? La réponse nous vient sous forme d’utopie : « et si tout était d’un seul coup englouti (…), et que je n’avais plus besoin de par­tir » Et l’utopie s’enseigne. Elle s’appelle le sou­venir. Le poète se sou­vient, c’est-à-dire, laisse remon­ter en elle ces instants d’observation con­tem­pla­tive : « Je me sou­viens le bleu des nues d’orages » ou « Encore une fois je me sou­viens. Ardentes et som­bres les fleurs dans le jardin. » Et dans cette réma­nence col­orée, remonte aus­si l’autre et son amoureuse présence. La mai­son est habitée : « J’ai aimé dès le deux­ième jour, la rumeur inces­sante de tes pas dans la cham­bre. » Aus­si, quand après avoir marché dehors, tel un chas­seur amoureux de sa proie, riche d’impressions qui trans­forme l’heure à vivre, on red­it avec elle : « Il me tarde à présent d’arriver sur le seuil de ta maison. »

Encore un mot avant de con­clure : un des effets de cette mon­tée à la présence du dehors et de soi, est de pro­duire comme un dédou­ble­ment, ain­si qu’on se voit en reflet dans la vit­re lorsque la lumière du dedans et du dehors sont faibles et se répon­dent l’une à l’autre. On se voit autre dans ce monde autre du dehors, autre mais égale­ment insai­siss­able, irréel : « Il suf­fit d’avancer un peu pour se voir précédé comme par quelqu’un, quelqu’un d’autre que soi-même par un effet tou­jours du reflet sur le vit­rage ». Nous en sommes aus­si de cette présence du monde, mais elle ne nous appar­tient pas, elle nous échappe.

Après la couleur, tan­dis que la lumière s’estompe « Et déjà la nuit », on en vient à douter de cet enchante­ment intérieur, si lumineux et pro­vi­soire ; par pudeur, on par­le comme elle de « frag­ment de rêves. » On s’interroge sur la dif­fi­culté et le risque à partager ces instants soli­taires. Avons-nous assez foi en la vie pour décrire cette évanes­cence heureuse et improb­a­ble ? Puis, nous n’avons pas la plume de Déb­o­rah Heissler, cette sci­ence sans apprêt qui nous ouvre à l’intimité de nous-mêmes. Non plus, nous n’avons pas cette force intérieure pour écrire cette poésie « du temps d’un bat­te­ment de paupière. » Alors, ayant refer­mé son recueil, à soi seul on sourit et on red­it ce vers qui nous est con­fié : « Je rap­porte des fruits sauvages. »

 

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