Qua­tre-vingt-dix poèmes non rimés, non ponc­tués, sans stro­phes, mais avec de belles majus­cules, au début de chaque vers, pour bien com­mencer la ligne, pren­dre son élan avant de descen­dre dans le puits des cat­a­stro­phes ou grimper au faîte des mer­veilles ; mais aus­si en plein vers, sans atten­dre un point ni crier gare, une soudaine accéléra­tion parce qu’il faut que la vie de Luci­enne, de Pierre le Belge, de Chaï­ma ou de Jan­ny Paulette Geneviève tienne le coup jusqu’à la fin de leur hom­mage. D’émouvantes minia­tures où chaque détail — tes­selles coupantes d’une mosaïque, éclats de vit­re, d’obus, de rire — recon­stru­it le des­tin con­tre l’oubli, con­tre l’effritement, con­tre le dés­espoir. Con­vo­quer le Viet­nam, l’Algérie, La Grande Guerre, Auschwitz, la destruc­tion des quartiers d’Amiens, ce n’est pas numéris­er l’Histoire mais la ren­dre à la con­science des hommes car Les jours sont comp­tés en nom­bre de bombes. Témoign­er de la chevelure humil­iée de Fer­nande, de l’expulsion de Mme Houbron, des tags ensanglan­tés d’Adiba, de l’odeur des seins de Valen­tine, ce n’est pas frot­ter la corde d’un réal­isme voyeur mais créer un lien entre les extrémités de notre ver­tige. Si le céleste Brahim bombe le fût du château d’eau, Rémi / De son ciel à lui enfoui sous ses lichens et fos­siles / Y voit le visa pour la résur­rec­tion des morts.

Jean-Louis Ram­bour avise en héraut des mas­sacres passés et à venir à tra­vers la déli­catesse de vies par­ti­c­ulières. Chaque poème com­mence par « Ici » : un numéro de rue, une pierre tombale, une pho­togra­phie dans une vit­rine ou un album — l’aire même du poème, conçu pour recueil­lir, dans sa con­ces­sion renou­velée, la chute d’un Icare qui lui donne sa forme. L’adverbe sonne comme un appel à écouter en cer­cle intime des des­tins si absur­des qu’ils en sont devenus pré­cieux, non par un effet de nos­tal­gie, cette faib­lesse de la poésie par­fois, mais parce qu’au con­traire le poème ici délivre une réal­ité immé­di­ate, vive encore de son échauf­fe­ment par le vers. La mort n’y est pas une fatal­ité à pleur­er, mais, com­plice mal­gré elle de la beauté et de la légèreté, une invi­ta­tion à tra­vers­er ses fan­tômes comme des com­pagnons d’éternité. Ain­si les par­ents, les grands-par­ents d’Habib ne sont pas tout à fait absents / Quelque chose dans les gouttes de pluie / Les rap­pelle Par­fois dans le cer­cle blanc / De la lune

Avec La vie crue, paru chez Corps Puce en 2011, le poète livrait ses visions d’apocalypses à par­tir d’exploration d’encres ; dans Le mémo d’Amiens, il nous intro­duit jusque dans le corps dense et troué d’une cité bruis­sante d’histoires Où se jouent les scènes de la comédie du monde / Où les coups du brigadier réson­nent dans les crânes.

Salu­ons au pas­sage le minu­tieux tra­vail des édi­tions Hen­ry qui per­me­t­tent, à un prix mod­ique, d’emporter l’ouvrage n’importe où, ici ou là, ici plutôt, où se passe la vie à laque­lle nul ne peut échap­per pas plus qu’aux poèmes de Jean-Louis Rambour. 

 

Tris­tan Félix

 

***

 

Qua­tre-vingt-dix manières de par­ler de proches, dans un cat­a­logue qui pro­pose des por­traits de gens d’Amiens.

« Le mémo d’Amiens », bien sûr, est un mer­veilleux recueil ethno­graphique où chaque prénom (par­fois suivi d’un patronyme) donne lieu à une brève présen­ta­tion de qua­torze vers.

Tous les métiers, toutes les psy­cholo­gies, toutes les car­rières défi­lent et avec réal­isme et humour, sinon bon­homie, s’imposent à notre atten­tive lecture.

Ram­bour n’a pas son pareil pour trans­pos­er tous les prosaïsmes en poésie et vers­er toutes les sit­u­a­tions à l’intérieur de ses vers libres qui déro­gent à la ponc­tu­a­tion et se don­nent un rythme proche de la vie, du flux du quotidien.

J’aime beau­coup l’écriture qui, jouant de l’anaphore ICI, nous présente chaque per­son­nage, le ren­dant ain­si vif, vivant, proche de nos yeux et de notre cœur.

 

Ici Sonia aux doigts cuiv­rés mêle les cartes
En fait la dis­tri­b­u­tion sur le tapis de feutrine

Ici Bachir tombe heureuse­ment dans des bras
Qui amor­tis­sent sa chute Quelle idée lui prend-il
Un soir trop bu Escalad­er le château d’eau

Les lieux con­nus, les rues, les petits faits d’hier et d’aujourd’hui  for­ment la matière de ce « cadas­tre » humain, haut en couleurs, hum­ble et poignant, morceaux d’histoire, de vie heureuse ou gâtée par Alzheimer, aven­tures d’amour, bla­sons de la mode, traces ter­ri­bles de l’épuration (Fer­nande) ou de l’immigration, effets de mis­ère ou d’heures insouciantes.

Un bijou de poésie rare.

 

Philippe Leuckx

 

image_pdfimage_print