El rayo que no cesa (1)

Par | 22 juin 2014|Catégories : Blog|

Un choix de poèmes de Myr­i­am Mon­toya, née en 1963 à Bel­lo (Colom­bie), avec une belle présen­ta­tion cri­tique de Jean-Luc Despax.

Les poèmes sont traduits par Stéphane Chaumet, sauf mention

 

 

   Myriam Montoya : dans le corps du poème

 

   À force de malmen­er l’adage mal­lar­méen selon lequel la poésie est faite avec des mots et non avec des idées, ce qui per­met com­mod­é­ment de ne pas inter­roger la manière com­plexe dont la vie et la mort tra­vail­lent les mots, nous tra­vail­lent par les mots, nous menant au sens ou à l’absurde, bien des poètes français ont oublié qu’ils avaient un corps. Que ce corps fait voy­ager dans ses veines un héritage géné­tique et une faim génésique. Ce corps sait obscuré­ment l’explication de nos angoiss­es hérédi­taires, trans­mis­si­bles à l’échelon col­lec­tif. Ils ont oublié, les poètes de la colère par l’ellipse, par l’éclatement du syn­tagme sur l’espace vir­ginal de la page et le codage her­mé­tique dont ne voudrait pas même la con­signe rouil­lée d’une gare crasseuse, que le réel saigne, qu’il tou­sse, qu’il tran­spire et que des yeux coulent du sperme, du sang, des larmes. Ils ont oublié que la peur fait tran­spir­er et que la sueur par­fois, dans l’étreinte, réchauffe et rassérène, puisque le corps est une machine désir­ante en même temps que le com­plo­teur en chef des ressources de notre incon­scient. Plus grave encore, ils feignent d’oublier que le corps des citoyens est un enjeu poli­tique : après tout, l’aliénation, l’humiliation, l’exploitation et la manip­u­la­tion font tourn­er l’entreprise cap­i­tal­iste et empêchent l’employé de ne pas se tailler les veines tout de suite.

   Pour que la poésie libère, il faut des poètes comme Myr­i­am Mon­toya. Femme du poème, plus que poète de la femme, elle place le chant dans ses entrailles. Elle pose que la semence et le séman­tique, la matrice et le mantra assureront la per­pé­tu­a­tion du rêve. L’âme doit se sou­venir que nous avons des tripes, non pour faire de la dégra­da­tion fatidique du corps une humil­i­a­tion de plus de l’esprit, mais pour met­tre en avant de notre regard ce qui se dérobe à nos yeux. Le mou­ve­ment d’écrire se loge dans le corps. Le bat­te­ment, l’élan, la pul­sion, le geste maîtrisé assurent la cadence et pro­gram­ment l’héritage mémoriel. Mais la poésie n’échappe pas à la règle com­mune de l’impossibilité de fonder. Nous ne pou­vons tir­er du sol une force qui y suf­fi­rait. Nous sommes davan­tage feuilles promis­es au pour­risse­ment qu’agents téléologiques des promess­es de la racine. La métrique et la musique répè­tent plusieurs fois par minute le pro­vi­soire, mais aus­si bien l’aléatoire et l’orgueil du pari sur l’avenir. Sève de l’arbre donc, mais dans la feuille, dans son vol, tra­jec­toire portée par le vent d’une étrange salve de futur. Pourquoi s’interdire la pos­si­bil­ité du change­ment si les dieux, qui n’ont cure d’être anciens, aident à la manœu­vre ? Dans la prise de con­science finale­ment joyeuse de ne pou­voir être le pro­longe­ment de la racine, se fait jour la pos­si­bil­ité de faire rhi­zome, comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze, de par­tir dans les direc­tions mul­ti­ples de l’expansion du sens, comme les gram­inées qui com­pensent la perte de puis­sance par l’expansion échevelée.

   Myr­i­am Mon­toya essaime dans l’espace de la page qui n’a rien d’une stèle, ni d’un sur­moi mar­moréen. Elle invente les fig­ures en mou­ve­ment de la révéla­tion de l’Être. Croire au sens strict ce poète quand elle nous par­le des devenirs de l’écrivain. Devenir-tortue, devenir-oiseau de proie. La croire égale­ment lorsqu’elle nous dit qu’elle a trou­vé dans ses châteaux fan­tas­més la légende fos­sil­isée et qu’elle en a fait une arme pour frac­tur­er l’évidence. Lorsque le poème dit la jouis­sance, il occupe une place à part : l’instance de parole d’un corps qui jouit de s’abandonner à être seule­ment lui-même par­mi les objets qui com­posent le monde. Le monde ne sait pas jouir et la jouis­sance ne fait pas monde. Au mieux deux mon­ades ont-elles con­venu que le prob­lème du ter­rain d’entente ne se posait plus. Une foule ne peut jouir à l’unisson et la foule com­mence sou­vent à deux. Mais la spé­ci­ficité métaphorique du poème, qui relie les points à pri­ori les plus éloignés du monde, irrigue ces points fix­es du mou­ve­ment et de la méta­mor­phose redou­blée de l’un comme de l’autre. Devenir-oiseau du regard, devenir-regard de l’oiseau, devenir-du-devenir pour que le corps, d’où tout est par­ti et où tout revien­dra devi­enne enfin à sa manière, la manière poé­tique, fon­da­tion. Le froid de l’air qui pénètre dans les poumons et refroid­it les poumons fait égale­ment devenir poumons le froid. Ce n’est pas de la magie. Ni de la sor­cel­lerie (un peu cepen­dant). C’est assumer que si l’invocation c’est de la voix, la voix ce sont des cordes vocales.

   Faire rhi­zome, répan­dre du sens, ne saurait pro­cur­er une lib­erté défini­tive. Le corps reste une prison, ce que des généra­tions de lyriques plain­tifs ont appelé une immense soli­tude. Mais dans cette prison il s’agit de décaler les focales, d’empêcher la sur­veil­lance dom­i­na­trice, qui fige le pris­on­nier dans un jeu de rôles ou de masques. Il s’agit d’une bagarre entre le moi social, le dou­ble insincère et nor­matif qui fab­rique de la pos­ture pour soi, ce que l’on appelle la mau­vaise foi, et le moi tout court, qui va ten­ter de pra­ti­quer des lignes de fuite (encore du vocab­u­laire deleuzien) pour trou­ver ce qu’il ne peut s’attendre à prou­ver. Mou­ve­ment d’amour vers la vie. Le con­traire exact de l’épanchement dérisoire du Je lyrique. Mais pour s’engouffrer dans la brèche, il faut avoir créé la fis­sure. Quelle sera la dyna­mite, la dynamique ? Eh bien l’explosion du bais­er. La force provo­cante de l’érotisme. L’intensité du regard. Les lèvres sont une porte mais l’épiderme est une armure coupante. Il s’apparente au style, soit au stylet. La phrase poé­tique incise les évi­dences. Et de la blessure, comme de toute éter­nité, naît la con­nais­sance. Dans cet exer­ci­ce méta­physique qu’est la poésie, il ne faut pas s’étonner que l’arme se retourne con­tre l’individu qui l’a engen­drée, au risque de le dévor­er. Poésie, ou le pou­voir dévo­rant du mot.

   La langue ? Oui, mais elle est en feu, elle dévaste, elle peut tuer. On pour­rait tou­jours dire qu’il ne s’agit là que d’une aven­ture lan­gag­ière gravée dans le papi­er, sans plus de con­séquence qu’un moment de lec­ture intense. Mais il s’agit d’un papi­er très spé­cial, qui s’appelle la peau. Le monde lui-même a une peau. Et la vie aus­si. Ils ne se lais­sent touch­er que par les élé­ments, la pluie, le soleil. Et les poèmes de Myr­i­am Mon­toya sont déjà en train de vous tomber dessus, dans une éclair­cie bienvenue.

                       

Jean-Luc Despax

En français :
La fuite (roman), Edi­tions La Drag­onne, 2011.
Flor de rechazo/Fleur du refus (poésie) Edi­tions Ecrits des Forges et Phi, 2009.
Huellas/Traces (poésie) Edi­tions L’Oreille du Loup, 2008.
Ven­go de la noche/Je viens de la nuit, Edi­tions Ecrits des Forges et Cas­tor Astral, 2004.
Desarraigos/Déracinements (poésie) Edi­tions Indi­go, 1999 (tra­duc­tion Claude Couffon).
Fugas/Fugues (poésie) Edi­tions L’Harmattan, 1997 (tra­duc­tion Claude Couffon).

 

 

 

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El rayo que no cesa (1)

Par | 25 novembre 2013|Catégories : Blog|

Si Leopol­do María Panero est une légende vivante en Espagne, en France son nom ne dit presque rien. Mal aimé dans son pays, il sem­ble l’être aus­si des tra­duc­teurs et des édi­teurs français. C’est un poète qui dérange, autant la langue que la société et ses petits milieux lit­téraires. Panero, c’est la mau­vaise con­science de l’Espagne, sa dent noire, celle qui tour­mente, et à défaut de pou­voir l’arracher on cherche, c’est selon, à la cacher ou l’exhiber. En vain. Sans doute le poète espag­nol vivant le plus néces­saire, avec Anto­nio Gamone­da, mais sa poésie en est la face obscure, angois­sée, abrupte et cru­elle. Né en 1948 à Madrid, fils d’un célèbre poète fran­quiste, Leopol­do María Panero s’engage à 16 ans dans le par­ti com­mu­niste clan­des­tin, ce qui lui vaut un pre­mier séjour en prison. Il étudie un temps à Madrid et Barcelone, puis vagabonde dans Paris. L’alcool et la drogue pren­nent une place impor­tante dans sa vie et son œuvre. Dans les années 80, après plusieurs dépres­sions et ten­ta­tives de sui­cide, il est volon­taire­ment interné à Mon­dragón, puis il choisit de s’établir dans l’unité psy­chi­a­trique de Las Pal­mas de Gran Canaria, où il vit aujourd’hui et con­tin­ue à écrire, obses­sif, irréductible.

En espag­nol :
Poesía Com­ple­ta 1970–2000 (Visor, Madrid, 2001)
Poesía Com­ple­ta 2000–2010 (Visor, Madrid, 2013)

En français :
Ter­ri­toire de la peur/Territorio del medio (antholo­gie bilingue), tra­duc­tion de Stéphane Chaumet, L’Oreille du Loup, 2011.
Bonne nou­velle du désas­tre (antholo­gie), tra­duc­tion de Vic­tor Mar­tinez et Cédric Deman­geot, Fis­sile, 2013.

Deux films sur Leopol­do María Panero et sa famille :
El Des­en­can­to (1976), de Jaime Chávarri
Después de tan­tos años (1994) de Ricar­do Franco 

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