EUROPE :

sur Max Jacob.

 

    Il y a une “légende” Max Jacob qui s’en­racine dans la réal­ité : Mont­martre, l’ami­tié avec Picas­so, sa con­ver­sion au catholi­cisme, son bap­tême à 40 ans avec Picas­so comme témoin, sa retraite à Saint-Benoît-sur-Loire  dans les années 20 du siè­cle dernier et son retour dans ce lieu à côté de l’ab­baye béné­dic­tine à par­tir de 36, sa dépor­ta­tion à Dran­cy et sa mort dans ce camp… Mais cette légende cache son impor­tance lit­téraire ; pire, elle per­met de ne pas le lire. Le n° de mars 2014 d’Europe qui lui est con­sacré  autorise à y voir plus clair.

    Et, plus par­ti­c­ulière­ment, n’est-il pas en dehors de la lit­téra­ture comme com­merce comme on la conçoit de nos jours ?  Sans doute que l’hétérogénéité de ses œuvres est-elle une gêne pour saisir la sin­gu­lar­ité de l’ensem­ble ? De même, son refus de la gloire lit­téraire immé­di­ate… Anto­nio Rodriguez, le maître d’œu­vre de ce dossier, remar­que d’en­trée que “plusieurs péri­odes car­ac­térisent la lec­ture cri­tique de Max Jacob” de 1923 à nos jours. Il en remar­que cinq : les pre­mières explo­rations cri­tiques (1923–1939), les hom­mages des amis (1944–1970), la cri­tique uni­ver­si­taire struc­tural­iste et com­para­tiste (1971–1989), l’ex­ploita­tion  des archives his­toriques (1990–2005), l’u­nité des pro­pos et ses exten­sions infinies (dès 2006) : dans son intro­duc­tion au dossier, il met en évi­dence les car­ac­téris­tiques de ces approches. Et il invite à (re)lire Max Jacob au-delà de ces dernières.

    Out­re les con­tri­bu­tions de Max Jacob qui mon­trent sa fan­taisie et son côté icon­o­claste ou poli­tique­ment incor­rect, on remarque :

- l’é­tude de Serge Linarès qui se donne pour objec­tif de mesur­er l’im­por­tance de la rela­tion Pablo Picasso/Max Jacob, pen­dant qua­tre décen­nies, “à l’aune des imag­i­naires des deux amis”. Si Picas­so dans sa pein­ture accor­da à Max Jacob un statut d’ex­cep­tion, il ne man­qua pas par la suite de rel­a­tivis­er les choses, l’é­cart se creu­sant entre l’athée et le croyant…

- le men­tir-vrai dans l’imag­i­naire jaco­bi­en ou l’al­lu­sion mythologique,

- la sig­ni­fi­ca­tion de sa con­ver­sion à la reli­gion catholique…

    Il ne faut pas oubli­er les rela­tions orageuses entre Reverdy et Jacob, les supercheries fin de siè­cle, l’écrivain au pan­théon per­son­nel des plus insta­bles, le con­teur ou Le Lab­o­ra­toire cen­tral pour ses entors­es à la ver­si­fi­ca­tion clas­sique : il y a là de quoi faire de Max Jacob un mod­erne, si on sait bien le lire. L’ensem­ble, peur-être à cause de son aspect pointil­liste, dresse le por­trait d’un Max Jacob à l’op­posé des divers­es hagiogra­phies, mod­ernes ou con­tem­po­raines, qui ont cours. Et c’est très bien !

    Le dossier Max Jacob, comme de cou­tume dans les livraisons d’Eu­rope, est accom­pa­g­né d’un dossier con­sacré à un écrivain con­tem­po­rain : il s’ag­it ici de François Cheng, dix con­tri­bu­tions en met­tent en lumière l’o­rig­i­nal­ité, en plus d’un entre­tien avec Nico­las Gille et d’un ensem­ble de poèmes. On trou­vera égale­ment dans ce numéro les chroniques habituelles et un ensem­ble con­séquent de notes de lec­ture (50 pages…). Mais, surtout, un ensem­ble Voix d’Is­tan­bul réu­ni par Michel Ménaché qui m’a pas­sion­né. Et dès les pre­miers mots : un exer­gue du grand Naz­im Hik­met, “J’ai pu vivre sans les hommes / Jamais sans leurs chants”. Naz­im, dont le vinyle édité par Le Chant du Monde qui donne à enten­dre 13 poèmes dits par l’au­teur est tou­jours dans ma dis­cothèque, Naz­im dont les livres se sont, au fil des années, accu­mulés dans ma bib­lio­thèque… Ménaché racon­te dans son intro­duc­tion les con­di­tions dans lesquelles cet ensem­ble a vu le jour et ouvre ce dernier par un entre­tien avec Özdemir Ince. Belles occa­sions de revenir sur l’his­toire de la Turquie depuis Atatürk, sur les dif­férentes dic­tatures qui se sont suc­cédées depuis le coup d’é­tat mil­i­taire de 1980 et sur l’idéolo­gie con­sumériste qui étouffe aujour­d’hui la démoc­ra­tie. Özdemir Ince, le “marx­iste indéracin­able” qui se dit “mys­ti­co-matéri­al­iste” ou “matéri­a­lo-mys­tique” dont la suite de poèmes Jamaa El Fna — Vitesse de la lumière m’a boulever­sé : “J’ai lais­sé mes ongles en otages à la lib­erté, / en par­tant pour le désert…” Des nou­velles, des poèmes et des entre­tiens de 14 auteurs, dont Ned­im Gürsel bien con­nu des lecteurs français dès lors qu’ils sont curieux de vraie lit­téra­ture ! Il est bien sûr impos­si­ble de résumer en quelques mots la diver­sité de ces voix… Tout au plus peut-on citer quelques bribes du texte de présen­ta­tion de Ménaché : “écri­t­ure non com­mu­nau­tariste [ten­dant] à l’u­ni­ver­sal­ité, lib­erté [courant] dans les poèmes, lyrisme ardent et aride, [con­ju­gai­son] de l’in­sur­rec­tion et du lyrisme amoureux…”  Tout est dit : un monde se donne à lire et le ver­tige saisit le lecteur.

    On le voit, les raisons de lire cette livrai­son d’Europe sont multiples…

 

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