Bernard Gras­set : « Les hommes tis­sent le chemin »

 

 

     Bernard Gras­set avait qual­i­fié son précé­dent livre (Chemin de feu, édi­tions du Lavoir Saint-Mar­tin, 2013) de « jour­nal poéti­co-cul­turel en quête de lumière ». Les textes qu’il pub­lie aujourd’hui sont à l’avenant, accom­pa­g­nés égale­ment par les œuvres d’un pein­tre de tal­ent (Jean Ker­in­v­el). Nous voici de nou­veau avec lui en chemin, dans un voy­age poé­tique, qu’il qual­i­fie d’ « aven­ture, explo­ration, accueil des sources ».

      « Les hommes tis­sent le chemin », nous dit donc Bernard Gras­set. Avec eux, il file la trame des lieux et des instants. Le poète ligérien – il vit en Vendée et tra­vaille à Nantes – éprou­ve de tout son corps (et de tout son cœur) des moments vécus inten­sé­ment : ici entre « oliviers et amandiers », ailleurs entre « bruyères et fougères ». Ambiances méditer­ranéennes d’un côté, atlan­tiques de l’autre. Pas de lieux nom­més, mis à part – comme involon­taire­ment – la Loire, le Rhin et la Grèce. « Lib­erté au lecteur, nous dit Bernard Gras­set dans la pré­face de son livre, de par­courir ces lieux et ces temps sans nom pour leur don­ner la couleur et la musique de sa pro­pre vie ».

     Pour autant, le poète ne dédaigne pas de pren­dre, à l’occasion, le lecteur par la main. Sous sa plume des mots-clés sur­gis­sent en forme d’appels : « Ecouter », « chercher », « écrire », « vivre », « marcher », « penser », « con­tem­pler », « écouter »… Com­ment ne pas penser à cette phrase du poète Gus­tave Roud : « Nous étions nés pour la con­tem­pla­tion, mais quelque chose d’autre nous est imposé sans merci».

     Bernard Gras­set nous con­duit pré­cisé­ment à cette exi­gence de con­tem­pla­tion. Beauté du monde, donc, charme des lieux. Oui, parce que voy­ager poé­tique­ment, affirme Bernard Gras­set, c’est « rechercher un sens à notre des­tinée en marchant inlass­able­ment vers un jardin de lumière cachée ». Le poète, dit-il encore, est « le déchiffreur de l’univers ». Belle mis­sion qu’il s’assigne à sa manière. Ain­si, sous sa plume, « La Loire murmure/l’autre pays » et « l’accès au mont solitaire/ouvre sur le silence, l’infini ».

    Le poète allie ain­si sub­tile­ment, tout au long de son livre, la médi­ta­tion philosophique (et spir­ituelle) aux énon­cés les plus con­crets sur la sim­plic­ité des jours. « Un banc de pierre/des moineaux, le vent/la lueur d’un vitrail/habite la pénom­bre ». Mots élé­men­taires, presque ascé­tiques, pour dire la plénitude.

 

Les hommes tis­sent le chemin, voy­age 2, 2002–2008, poèmes de Bernard Gras­set, pein­tures de Jean Ker­in­v­el, Edi­tions Soc § Foc, 12 euros.

 

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                           Olivi­er Cousin : « La hache de sable »

 

      Il faut sans doute être poète pour affirmer que « le meilleur out­il » de l’homme est une « hache de sable » et non pas « des kilos d’outils mal conçus/à la cein­ture et dans les poches ». Pourquoi ? Parce qu’il arrive à l’homme de « pren­dre ren­dez-vous avec/une cer­taine forme de sérénité ». C’est Olivi­er Cousin qui le dit au début de son nou­veau livre en forme d’autoportrait, comme c’était déjà le cas dans ses Frag­ments du jour­nal d’Orphée (édi­tions Kutkha, 2014).

     Le poète bre­ton manie facile­ment le regard dis­tan­cié – jusqu’à frôler l’ironie ou la déri­sion – quand il par­le de lui-même et surtout d’un monde dont il mesure bien les extrav­a­gances et les failles béantes. « Mal­gré un égoïsme bien partagé », con­fie-t-il, « je me fais de la bile pour un monde qui déchante ». D’où ce pro­pre désan­chante­ment qu’il partage, d’une cer­taine manière, avec le poète Paol Keineg (à qui il dédie un chapitre de son livre). « La cam­pagne sup­pure d’odeurs lourdes/qui insup­por­t­ent même les gloutons/D’ici peu chaque chemin fera demi-tour », écrit Olivi­er Cousin. «Ajoutez à cela/qu’on mesure une révolution/agricole/à l’épaisseur des mau­vais­es odeurs », écrit Paol Keineg dans Mau­vais­es langues (Obsid­i­ane, 2014)

     Alors que peut la poésie en ces « temps de détresse » ? (mais tous les temps ne sont-ils pas des « temps de détresse » ?). Peut-elle nous pro­téger d’une « mort imbé­cile au coin de la rue » ? Pas vrai­ment, estime Olivi­er Cousin. L’auteur est, mal­gré tout, ten­té de définir un « ars poet­i­ca » en forme d’insurrection face aux « agio­teurs obtus » qui « our­dis­sent le chaos » ou aux « démons tenaces » qui « sclérosent les esprits ». Que fait alors Olivi­er Cousin ? « Je dépose mon dégoût au pied des pissenlits/il servi­ra de ter­reau à la vigueur des mots ».

     Cette vigueur des mots, il l’a notam­ment trou­vée dans l’œuvre de Sea­mus Heaney « En pro­fondeur, il remue la terre/de temps à autre pour l’aérer/se viv­i­fi­er le corps et l’esprit », écrit-il à pro­pos de l’œuvre du poète irlandais dont il est un grand admi­ra­teur. Olivi­er Cousin, pour sa part, tra­vaille sa « matière bre­tonne », mais sans folk­lore, sans clichés et, a for­tiori, sans crispa­tion iden­ti­taire. Il est armor­i­cain parce que né, ici, « dans le crachin inces­sam­ment per­pétuel », mais ses « racines armor­i­caines pour­raient être partout ». Il y a, certes (en bon habi­tant des lieux), une « sor­tie en mer » du côté de Ker­louan, mais, affirme-t-il, « sor­tir en mer/remonter les casiers/c’est faire de la métaphysique/Sortir en mer/c’est sor­tir de soi ».

     Voilà bien un poète en lutte con­tre toutes les entre­pris­es d’enfermement. Y com­pris celles que l’on des­tine à soi-même. C’est son noble et ambitieux « ars poetica ».

                                                                                  

                                                                                                        

 

La hache de sable et autres poèmes, Olivi­er Cousin, La Part Com­mune, 126 pages, 14 euros.

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