Voici donc un recueil de Gabriel Arnou-Lau­jeac, qui, au delà de sa per­fec­tion formelle, m’a plongé dans un abîme de ques­tions. Et si je ne peux que le suiv­re dans sa recherche d’un lieu hors de tout lieu, de ce que les mys­tiques soufis appel­lent « le pays du non-où »,  et qui me sem­ble en défini­tive assez proche de ce que Denys l’Aréopagite aurait nom­mé l’abîme du « Néant suressen­tiel » en deçà et au delà de toute affir­ma­tion comme de toute néga­tion – si bien que la parole y trou­ve sa lim­ite et ne peut plus que faire pressen­tir ce qu’elle tente ain­si de désign­er — ce qui me pose prob­lème, c’est que, à le suiv­re, l’auteur n’en aurait eu l’indication que dans l’effondrement d’un « Amour absolu ». Au début, en effet, « La lumière est ici, avec elle », et « Jail­lie à vif d’une flamme vir­ginale, la pas­sion nous prend tout entiers dans son souf­fle ani­mal : les étin­celles du soleil par­courent nos corps au galop dans un fra­cas d’océans . » Avant que ne vienne, qua­tre pages plus loin, cette ter­ri­ble – et sèche – con­stata­tion : « Et puis vient la chute. »

Que suit dès la page suiv­ante : « Le pacte avec les cieux est rompu. Le par­adis se dérobe sous nos pieds :un vent mau­dit s’obstine à nous faire chuter de plus haut que nous-mêmes, avec une patience implaca­ble. De mois en mois, chaque pierre de notre tem­ple imag­i­naire s’effondre dans un lent atten­tat du réel. » Jusqu’à ce que se retrou­ve écrit le mot ter­ri­ble de désamour. Alors com­mence la « grande quête », la décou­verte éper­due de « Cela » qui est en dessous (ou au dessus ?) de toute nom­i­na­tion – vers l’expérience  fon­da­men­tale qu’essaient de tran­scrire ces mots : « J’allume la lampe de l’invisible : elle est ici. Même invis­i­ble elle est ici ; entre les mots, en eux, à tra­vers eux. Elle cou­vre toute la page d’ombre, d’encre et de lumière. » Ce que d’autres poètes, autre­fois, ont appelé la Ténèbre lumineuse… Et l’oxymore de cette ombre qui est lumière, n’est-ce point la dernière façon qui nous reste de don­ner à enten­dre ce que nous ne pou­vons pas réelle­ment dire, fût-ce avec le lan­gage le plus élaboré ? Dépouille­ment de la plume… Jusquà cette expéri­ence prodigieuse qui (l’auteur en a‑t-il con­science ?), rejoint des intu­itions majeures du Tao : « Vêtus d’espace, cein­turés de vents, nos corps nus s’envolent : du ciel, nous rejoignons le cen­tre immo­bile (…) où règ­nent d’antiques poètes voués au culte de la lumière : leur langue est une flamme qui n’a pas de couch­er, une flèche ardente qui pointe l’ineffable et l’autre rive du Réel. » (Est-ce une inat­ten­tion ou une claire volon­té si l’on est  passé de la sorte du réel au Réel ?). Et le recueil de se con­clure sur ces mots : « Il reste l’écho du silence qui s’élève à con­tre-nuit, pour que sonne et résonne la promesse du retour, au creux des âmes apa­trides qui savent n’être point d’ici ou d’ailleurs, et encore moins de main­tenant. » Et si la poésie, en effet, c’était d’abord cet « écho du silence » où elle puis­erait toute sa force, et d’où elle recevrait sa sig­ni­fi­ca­tion ? Je ne peux qu’incliner à cette manière de voir – en me deman­dant toute­fois : pourquoi cette admirable aven­ture intérieure est-elle déclenchée par un amour qui se retire ? Puisque je sais qu’un amour véri­ta­ble (au delà des emballe­ments pas­sion­nels que nous pou­vons tous con­naître), n’est sujet à aucun retrait, il se déploie selon le temps… Et qu’il existe des liens sub­tils entre le corps de l’Aimée et ce sen­ti­ment du « non-où » auquel je fai­sais appel. Parce que, au fond : et si l’abîme de ce qui nous dépasse de partout habitait aus­si notre monde comme il va ? Et si nous, les humains, nous por­tions au tré­fonds de nous, comme un mar­que de fab­rique hélas ! trop sou­vent ignorée, ce silence éter­nel qui est le signe que nous ne sommes pas de ce monde, même si (et il faut sans doute l’assumer totale­ment), nous nous trou­vons dans ce monde, dont nous sommes les témoins et les preuves irréfutables ?

   Mal­gré ces quelques réserves (très per­son­nelles, il est vrai), je me sens bien obligé de dire toute­fois que nous décou­vrons avec Arnou-Lau­jeac un poète d’une rare enver­gure, et qu’il nous emmène sur des chemins escarpés où nous respirons l’air pur des cîmes — et retrou­vons l’exigence d’une poésie qui, selon son éty­molo­gie, fab­rique en le décou­vrant  un univers où nous ne pou­vons que nous retrou­ver à la fin.

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