Sève

Soir lour­de­ment tis­sé de mys­tère étouffant
O nuit aux san­glots pour­pre et or sourd de veilleuses
dans le tem­ple irra­di­ant de noir de l’infini
(et là-haut mon regard les houles de l’ombre)

j’en­tends les falots nos­tal­giques des berges
chanter leur étin­celle infime vers les cieux
au-dessus de l’eau que leurs racines vrillent
leur reflet d’or leur ombre non encore éteinte
(mais ces fontaines de lumière épanouies
jail­lis­sant de puits de beauté hypogéenne)

sève mon­tée du soleil mort sève profonde
la lumière jail­lit au fris­son­nant feuillage
du trem­ble beau fait d’onde et fuse vers la fleur
lunaire fleur de gel éclose minérale

(inédit, 1940)

 

*****

 

Orphée  1

mon pied foula les sables de l’ombre
qui ont enlacé mon haut effort
ô ma peine san­glotante, ô sombre
noir encor si brûlé par ma mort

la nuit m’a bu, opaque silence
dur et l’âpre vide de mon deuil
soli­tude où neige mon absence
je mur­mure ta présence au seuil

nu des enfers où je cher­chais l’être
où la voix la plus mienne résonne
ô toi si loin que j’ap­pelle encore

et ma soif baise un froid de fenêtre
où je ver­rai là-bas qui frissonne
toi, le très blanc cheveu d’une aurore

(inédit, 1941)

 

*****

 

Orphée  II

Ces univers bleuis dans mon regard
Tant d’at­mo­sphère étrange­ment épaisse
Nuit, vous apeurée de pas diurnes,
Venue ain­si en geste difficile
− Mon geste lourd où coag­ule l’ombre
Et quels épais chem­ine­ments de sève
Où coule en moi ma vie et ma ferveur
Con­tre ce bois de nuit humide, longue.
Où creusera ma joie en tant de peur
(Ma quête avide et blanche dans ma main)

Mes coeurs de sang éclatés sur le ciel
Demain, là-bas où san­glote ma soif
A des con­fins de soleil et de vagues
En une ivresse, âcre de pollen
− Ce sang réel à bruire dans le rêve

(inédit, 1943)

 

*****

 

Terre forte, à mon pas tu chantes l’évidence
Iden­tité enfouie, obscure minérale
Preuve de pierre, dure et juste résonance
Je suis bien là, ce temps appuyé sur un sol,
Un pied d’homme, et mon bras qui fait presque le ciel,
 

Mais cette ombre étouf­fante où lutte mon regard
Autour de moi tis­sée sans cesse et quelle nuit
Ivre! comme une larme où ruis­selle le monde
vous les choses au dehors, ah quand j’appelle
L’e­space devant moi défer­lé que je sonde
Jusqu’à ce heurt tant pressen­ti de vos contours
Vous dures, mais tant d’om­bres molles où chancelle
Ma marche de clarté qui foule du sommeil
Cap­tive étrange­ment de ces réseaux d’étoiles
Trop proches sur mes yeux aux douceurs de paupières
Prison étroite aux murs plus loin infiniment
Titubant d’in­fi­ni si lourd, mon haleine
Et qui marche en moi-même, moi éperdument

Cette étreinte tou­jours de ma main dans la mienne

 

*****

 

Au bout de moi, serais-tu là, ton visage
Et ton regard réel chan­tant dans mon regard
Tes yeux feraient l’é­cho de ma musique
Un corps lourd nour­ris­sant de sève ton image
Désir  ma soif de sœur nouée à ton étreinte
Ma main pleine d’un poids de blancheur et de rire
Toi dans ma nuit si dés­espéré­ment creusée
Comme quête d’aube d’eau par­mi les sables
Chose vraie devant moi loin­taine infiniment

 

L’hori­zon blanc là-bas défer­le, reculé
Mon pas com­bat tou­jours cette asphyx­ie de sable
Et tant d’aveu­gle effort noué à une épaule
Si dure­ment, qui va se défaire en nuit
À mon haleine vien­nent vivre les choses
Où vit un fris­son d’herbe et d’étoiles
Un souf­fle d’homme où l’om­bre est éclose
Glaciale morte dans les blancheurs d’altitude
En quelle paix, comme une dalle Solitude
Ma main est seule à recon­naître mon visage

 

*****
 

Trilo­gie violence


Ces oiseaux qui venaient couch­er dans mon sommeil
Et y fai­saient un lit de chaleur et d’images
Et puis ils s’en­dor­maient chanteurs en moi, pareils
Au vent doux, à souf­fler ain­si sur mon visage
Ou ces plis de la mer soyeuse de sommeil
L’aube douce venait souf­fler sur mon visage

 

(inédit, 1943)

 

*****

 

Hiroshi­ma

décom­bres, corps tor­du par un sommeil
de feu geignant à peine au ras du sol
− car il sait mieux par­ler par un mutisme
bru­tal et affamé, nour­ri de chair
vivante, de contour
où le squelette lente­ment prend la parole
car ces corps sont vivants, cette blessure
vit et mange en eux à même l’être
où la mort brûle à l’étouffé

les mort sont pris à leur moulage déchiré, mais ici vivent
des corps réduits à cette étrange nourriture
tout dévorés vivants par leur faim close, et la brûlure
qui lève un abîme dans leur chair
(car c’é­tait là ce bref vis­age dessiné
sur porce­laine, ces accents aigu et grave d’un regard
et l’ironie des yeux obliques)
                                                                                                ici dorment
des paniques de chair immo­bile, des charniers
où la vie rêve encore des faims avares
où le vis­age est styl­isé par l’épouvante

(inédit, 1945)

 

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Meute 

Le cerf entre les remorqueurs
remon­tait à contre-courant
le cor son­nait en se leurrant
sur le geste des docks moqueurs

Les grues sans air réprobateur
se pen­chaient sur les chiens geignants
dagues et Besse­mers saignants
le nœud coulant des sauveteurs

Mais la nuit lacérée d’usine
sif­flait tout haut entre ses dents
un hal­lali à contre-temps

sur­prenant le Droit de saisine
les Faunes les Eaux et Forêts
les hon­neurs aux pieds perforés

(édi­tions GLM, 1960)

 

*****

 

Mélu­sine  Sextine

Nous dan­sons   sur la roue
vous êtes  au cen­tre de la roue du temps
le cen­tre des pen­sées est le cœur du lien
il lie notre pen­sée au cen­tre du sens
le sang de la pen­sée se voit
à la fer­veur de son centre

en pen­sée vient se join­dre le feu à ce centre
sans que les jambes devi­en­nent   divisées sur la roue
elles atten­dent de descen­dre  où le feu se voit
sans se divis­er et faire  met­tre à nu le temps
et tourn­er dans le tour qui va au sens
à l’om­bil­ic du songe se retourne le lien

elle vient et demande le corps qui fait lien
elle avance la danse   au centre
et s’en nour­rit jusqu’au sens
les insup­port­a­bles : qu’en éclate la roue
au joint de leur ray­on : cela qui se voit
dans la brûlure  et sur le nu du temps
 

elle demande s’il n’est donc plus de temps
qui s’al­longe et la relie au lien
la roue la tire et la tourne hors du centre
au corps où elle entre par les yeux et voit
et elle le touche ici   au bord du sens 
elle remue le mou­ve­ment   au fond de la roue
elle ser­pente ray­onne les jambes mou­vant la roue
la cheville burlée et le corps tout dans le temps
il avance     en fer     et la fend au sens
le temps s’en­cloue  et brave son attache par le lien
elle a dit le cri       qui avance vers la voie
et qui la joint       et la pro­longe jusqu’au centre

 

qu’est-ce donc là qui se pour­suit jusqu’à son centre
s’il divise ses jambes      au remue de la roue
il lui demande le corps qui ouvre la voie
et casse l’ar­bre machine au con­te du temps
sa main la tire au fond       pour dormir le lien
et il la déplie : il change     et voit     le sens

 

 

 

 

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