Il fai­sait froid dehors quand j’ai vu les petits car­ac­tères noirs
annonçant la sig­na­ture du livre d’Allen Ginsberg.

Il com­mençait à pleu­voir quand j’ai poussé la porte de Choc Cor­ri­dor, une librairie spé­cial­isée en romans policiers et fantastiques,

Lit­téra­ture beat, vieil­leries et nou­veautés, au coeur du Vieux Lyon,
où je vivais en 1993. C’é­tait le ven­dre­di 12 novem­bre, j’avais 21 ans.

Appren­tie-philosophe affamée, sans livres à la mai­son ni tra­vail au-dehors, j’er­rais sou­vent le long de couloirs vides de la bib­lio­thèque municipale.

J’avais l’ar­dent désir que Gins­berg pose les yeux sur moi, mais pas les moyens d’a­cheter le moin­dre livre.
J’é­tais debout, les mains vides, comme Alice dans le vestibule, igno­rant quelle porte ouvrir.

Qu’est-ce qui était réel ? Qu’est-ce qui était illu­soire ? La réponse fut de vol­er un exem­plaire d’occasion,
en français, du Miroir vide de Gins­berg – Miroir vide taché, couleur sable -

et faire la queue avec les fans. Gins­berg lui-même, à la sor­tie de l’hôpi­tal psychiatrique
où il avait passé quelques mois, vola un livre de T.S Eliot

au bureau de son édi­teur, après avoir pris son cour­ri­er, écrivant à son ami
Jack
Ker­ouac que le monde lui devait au moins “ce baume pour le cœur d’une valeur de 3 dollars”.

Le Miroir Vide était le pre­mier recueil de poèmes de Gins­berg, pub­lié en 1961.
Choc Cor­ri­dor ouvrit ses portes en 1977 et les ferma

vingt ans plus tard quand Gins­berg ago­ni­sait à New-York,
Russe farouche, âgé, spectral

Il parais­sait plus frag­ile, plus vieux que je ne le pen­sais, plus digne aus­si – cheveux soignés, chemise blanche et cra­vate – lip­pu, un œil sen­si­ble­ment plus gros

que l’autre, et il était assis à une petite table
en train de sign­er, dom­i­nant toute la pièce.

Un homme émacié sou­tenant que Gins­berg était son père saisit les mains du poète
et lui dit qu’il était devenu ce qu’il était grâce au Maître américain.

Gins­berg se libéra, et dit froide­ment en Français :
“Je ne peux cer­taine­ment pas assumer une telle respon­s­abil­ité, tracez votre chemin, je trace le mien.”

Puis vint mon tour, trem­blante et ten­ant le Miroir Vide. Le livre usé
tombait en morceaux tout comme moi.  “Oh, c’est un vieux livre ” dit-il,

 “Il n’est pas bien fait” ajou­ta-t-il, avant de le sign­er, les let­tres ron­des de ses nom et prénom attachées au-dessus de la date, ses ini­tiales dans un cercle.

“Mer­ci beau­coup,” dis-je, “Mer­ci à VOUS,“répondit-il, en se touchant le front avec le livre.
Je n’é­tais plus un fantôme.

 Je lui demandai ce qu’il ressen­tait à voir tant de jeunes venir à lui avec
Howl ou Kad­dish dans leurs mains.  “Je me sens good “. Ce furent ses mots.

Il me dit qu’il aimait les opéras de Philip Glass, le Requiem de Mozart, les sonates de Beethoven,
Le Requiem de Ver­di, le Requiem de Berlioz, et me ser­ra la main.

Musique pour les dis­parus, pen­sai-je.. Soyez‑y atten­tif.
Après tout, qu’y a t‑il d’autre à dire ?

 “Je suis fran­co-viet­nami­enne, ” dis-je. Il me regar­da et répondit :
“Je suis poète, je suis juif, je suis américain,

je suis gay, je suis russe aus­si, par ma mère. ”
“J’écris aus­si de la poésie ” dis-je hardi­ment,  “vous pou­vez me don­ner un conseil ? ”

Il plis­sa les yeux et me dit :  “Il faut être conscient
qu’il y a le réel et le vide.

Il y a le réel, nan­ti de songes. Il faut être pré­cise, vous m’entendez ?
Je refuse de  «firmer»  s’il n’y a pas le nom entier, je veux les deux noms, le nom entier. ”

En ren­trant chez moi le soir, je por­tais ces mots comme ma propre
let­tre à un jeune poète, ma propre

expli­ca­tion du fonc­tion­nement des miroirs, ma propre
voix, et la cer­ti­tude qu’il n’y a pas d’autre monde que la poésie

car l’autre côté de la baie,
est le Ciel et l’Eternité.

 

 

 

Note : les phras­es en italiques sont tirées des poèmes suiv­ants  du recueil Miroir Vide (tra­duc­tion de Gérard-Georges Lemaire, édi­tions Graphi­um, 1982) d’Allen Gins­berg :” Une insti­tu­tion dépourvue de sig­ni­fi­ca­tion ; “Feodor” ; “ En société”;  C’est à pro­pos de la mort ;

 ” Après tout, qu’y a‑t-il d’autre à dire ici ?” ;  “Méta­physique” ; “Ports de Cézanne”.

 

 

Traduit de l’anglais par Mar­i­lyne Bertonci­ni, avec l’aide de l’auteur.

 

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