Les livres de la qual­ité de celui que le poète Jean Fré­mon pro­pose sont des excep­tions. L’auteur y cul­tive une véri­ta­ble gageure puisqu’il s’agit d’un exer­ci­ce de pein­ture de la pein­ture et de ses créa­teurs à tra­vers une écri­t­ure rare. Elle touche par sa sub­til­ité une pré­ci­sion absolue afin de saisir l’ineffable. Le sujet n’est pas a pri­ori « main-street » et il est même périlleux. Un écrivain moyen s’y serait à coup sûr cass­er les dents préférant le croustil­lant à l’envol.

Jean Fré­mon à l’inverse pro­pose ses rêver­ies (sou­vent drôles) du promeneur soli­taire entre les ombres des artistes qui comptent — à un degré ou un — autre pour lui. De Bill Vio­la à Mon­dri­an, de Picas­so à Hock­ney le texte vagabonde de manière magis­trale. Il ferait pass­er une œuvre pour­tant d’importance sur le même sujet («Les Petits Traités »)  d’un autre orfèvre de la langue (Pas­cal Quig­nard) pour le tra­vail d’un besogneux laboureur.

La « Rue du Regard » n’a donc rien d’une impasse. Il s’apparente à  un bateau ivre frag­men­té selon des por­traits imag­i­naires et/ou réels. Beck­ett y est, par exem­ple, plus vrai que nature au prise entre un pois­son rouge et un per­ro­quet (et par Buster Keaton en coda). Picas­so est vis­ité par le dia­ble et Hock­ney rede­vient ce touriste plus aver­ti que Stend­hal lui-même. Tous devi­en­nent les héros de la fan­ta­sia qui sied au poète et à sa pas­sion des images. Elles sont dégagées de ce que sou­vent les reli­gions monothéistes ont fait peser sur elles.

Le poète prou­ve que ce n’est pas l’image qui copie le réel mais qu’à l’inverse l’image crée la réal­ité lorsqu’un artiste est capa­ble de chang­er la manière de percevoir et de com­pren­dre. Et les créa­teurs rassem­blés ou cueil­lis ici sont con­viés à une cav­al­cade dressée avec ce qu’il faut d’adresse, de rouerie et de subtilité.

Fré­mon rap­pelle au fil de ses apo­logues que regarder c’est avant tout arrêter le regard. Celui-ci se pré­pare. Il faut le silence des yeux, l’ironie de la per­cep­tion optique.  « Rue de Regard » peut donc servir (aus­si) de manuel de propédeu­tique. Il per­met de « se met­tre en état de ».  Afin de se per­dre dans des fonds et des abîmes délicieux.

Der­rière les noms célèbres, des êtres s’animent. La lit­téra­ture devient comme la pein­ture : un geste qui  ouvre l’air. Une poésie emporte par sa lib­erté, sa manière de mon­tr­er les dessous de cette « bonne fille » – mais par­fois « malé­fique » – qu’est la peinture.

Il faut se jeter dans la « Rue du regard » à corps per­du. Y enjam­ber des rigoles qui devi­en­nent fleuves de désir. Pren­dre au besoin  le reflet de la lune pour les  tra­vers­er. On ne risque pas de s’y noy­er car le poète  apprend la res­pi­ra­tion aqua­tique afin de les franchir.  Et ce même si Fré­mon  brise et casse les lignes de flot­tai­son  afin de faire sail­lir des lumières inédites, inter­calées, ten­dres, drôles, inci­sives. On sait, par exem­ple, grâce à Yue Min­ju et même dans ses con­tre­façons “pourquoi les Chi­nois rient” et com­ment le pein­tre peut se moquer de la mode qu’il sus­cite en occident.

L’écriture et l’art ne sont plus ici comme le jour et la nuit. Certes l’un ne va pas sans l’autre mais voir l’un n’efface  plus l’autre. La sen­si­bil­ité ne cesse  de se baign­er dans un lit d’élan pour attein­dre la pul­sa­tion directe des images dont la  fix­ité brusque­ment se ren­verse, débor­de. A ce titre plus qu’ouvrage sur l’esthétique ce livre est un poème en prose phos­pho­res­cent qui rap­pelle « que la vérité est une image ». Mais pas n’importe quelle image.

 

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