Je laisse ceci à ton oreille pour quand tu t’éveilleras
W.S. Graham

 

Tais-toi. Tais-toi. Il n’y a per­son­ne ici.
Si tu crois enten­dre quelqu’un frapper
De l’autre côté des mots, n’y prends
Pas garde. Ce ne peut être que
L’énorme créa­ture dont la queue bat
Le silence de l’autre côté.
Si tu ne perçois pas même ce bruit
Je talocherai la bête
Et dans mon Art tu l’entendras glapir.

 

Né en Ecosse, W.S Gra­ham (1918–1986) a d’emblée refusé la machine du salari­at, machine néfaste à l’œuvre dans nos âmes, machine dont on com­mence à peine à entrevoir les malignes réalisations/destructions, celles qui pour­tant ont ample­ment été annon­cées par un Hei­deg­ger – entre autres. La référence au philosophe alle­mand n’est pas anodine, on le ver­ra plus avant, et Paul Stubbs a bien rai­son de la not­er incidem­ment au creux de sa post­face Ce n’est évidem­ment pas sans risques, face à la mul­ti­tude des hommes creux qui « pensent », mora­line à l’appui, qu’Heidegger était une sorte de « méchant garçon ». Gra­ham a voulu et est par­venu à (sur) vivre en tant que poète, tant bien que mal, aidé par des amis ain­si que par la femme qui l’aimait. Il y a cette révolte dans cha­cune des lignes de ses poèmes comme sur chaque trait de son vis­age, le tout sculp­té au burin. Ses pre­miers recueils parais­sent entre 1942 et 1945. Puis, ses ouvrages sont édités chez Faber and Faber, l’un des grands édi­teurs anglais de poésie. Une référence. Du reste, l’un des édi­teurs de Gra­ham s’appelle T.S. Eliot. Ce n’est pas rien. Dès 1949, Faber and Faber édite Le Seuil blanc, et la fidél­ité de l’éditeur à la poésie de Gra­ham se pro­longe jusqu’à aujourd’hui (les recueils étant tou­jours disponibles) en par­ti­c­uli­er par l’intermédiaire d’un vol­ume de poèmes choi­sis, celui qui est main­tenant disponible en français grâce à Black Her­ald Press, ain­si que par la paru­tion récente des poésies com­plètes (2006).

Le Seuil blanc, c’est cela :
 

Ecoute. Revêts le matin
Eveil­lé dans lumière tombante.
Le songe d’un homme
Soudain peut hériter
Les siè­cles applaudissant
De son unique minute sur terre.
Et enten­dre les jurés vierges
Par­ler avec son souf­fle à lui
Aux garçons du coin de sa rue.
Et enten­dre le panier à salade
Au soir fouiller la ville.
Et enten­dre les cordes à sauter conviant
Sœur Mary dans le jeu.
Et enten­dre Willie et Davie
Par­mi les fougères du Narnain
Chanter dans une brume chargée
De myrte et d’auditeurs.
Et enten­dre la ville haute
Pleur­er sa sup­plique de craintes
A l’asile des pau­vres proche
Du cœur bat­tant de tous.
Et enten­dre les enfants jouer au loup
Et courir avec mes pieds à moi
Dans la nasse enveloppante
D’un principe suicidant.
Ecoute. Revêts le point du jour.
Eveil­lé en miracle.
L’auditoire est réveil­lé dans son lit
Sous les bar­res d’immeubles
Sous les docks au sucre
Sous les instants gravés.
Les siè­cles tour­nent leurs verrous
Et ouvrent sous la colline
Leurs livres et leurs portes reçus en héritage
Rassem­blés pour distiller
Tels joyeux cueilleurs de baies
Une voix unique pour nous parler.
Oui écoute. Elle emporte
La sec­onde et les années
Jusqu’à ce que le cœur soit dans une veste de neige
Et la tête de blanc casquée
Et que le chant dorme pour être éveillé
Par l’oreille écla­tante du matin.
Ecoute. Revêts le matin.
Eveil­lé dans lumière tombante.
 

W.S. Gra­ham n’est pas sim­ple­ment « un poète », il est un vrai poète. Ou un poète vrai. Authen­tique. Cela ne court par les rues, bien sûr, ce n’est pour­tant pas aus­si rare qu’on le croit com­muné­ment. La poésie authen­tique irrigue souter­raine­ment le monde appar­ent – et cela est bon. Gra­ham n’écrit pas seule­ment de la poésie, il vit et pense le Poème tout en écrivant sous sa dictée.

C’est là toute la pro­fondeur de l’authenticité poé­tique, ce fait extra­or­di­naire qui veut que cer­taines formes humaines soient l’humble encre du Poème en ce bas monde.

Il l’écrit ainsi :
 

Je verse en verre le sable que mes fleuves donnent
 

Et c’est pourquoi la ques­tion du lan­gage est évidem­ment la ques­tion essen­tielle, non pas les mots et paroles bavards qui inon­dent actuelle­ment nos vies et nos âmes, non, le lan­gage :

 

Dans une prison non choisie
Me pousse un cœur et une tête
Depuis les curieuses cours des morts
Et dans un cri me dépouille de mon pain.
On me verse depuis un feu serpentin
Et depuis la glace cathédrale
En un seul geste ascendant
Au-dessus d’une mère de pierre
Et d’une secrète illumination.
 

Le lan­gage, ce qui est au cœur même de ce qui est :

Car tou­jours le langage
Se trou­ve là où sont les gens.
 

Plus loin, le poète ose :
 

Et dans ce poème je suis.
 

Voilà ce que nous pen­sons être le réel. Paul Stubbs, a bien rai­son, de référ­er à Hei­deg­ger en évo­quant la poésie de Gra­ham et, au-delà, finale­ment, à une cer­taine forme de résis­tance réelle, con­crète, en dedans même du con­tem­po­rain, ce que l’on s’échine étrange­ment à nom­mer « moder­nité ». Les mots sem­blent avoir per­du tout sens. La poésie, c’est l’acte de résis­tance intégral :
 

Imag­ine une forêt
Une vraie forêt.
 

Le recours au poème est un recours aux forêts. Et nous mesurons pleine­ment ce que cela peut avoir d’effrayant aux oreilles placées à la gauche du Père, oreilles qui savent enten­dre à défaut d’encore écouter. Peu nous importe, les petites inquié­tudes don­nant de doux fris­sons, qui ignore cela ?

Et la chose est fort sérieuse :
 

 

Il ne faut pas me déranger. Je dois extraire
D’entre les mots une créa­ture et ses œufs.
Je dois m’en empar­er main­tenant, sans quoi
Ma van­ité s’en trou­vera hor­ri­fiée mais encore mon bon chat
Ne me regardera plus de la même façon.
 

Peut-on dire plus ?

 

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