Au revoir orthographe
Gertrude Stein

 

 

On ne lit pas assez Gertrude Stein en France, bien qu’elle soit sans doute la plus « française » des poètes nées out­re Atlan­tique, ayant passé la plus grande par­tie de sa vie dans l’hexagone. Poète, et pas seule­ment : dra­maturge, auteur d’essais, activiste et col­lec­tion­neuse de pein­tres mod­ernes, cubistes en par­ti­c­uli­er (Picas­so a peint un por­trait de Stein, étrange por­trait où la poète sem­ble femme d’Espagne, « laide » ose-t-on écrire par­fois en un éton­nant juge­ment de ce qui serait beau ou laid chez une femme), et mil­i­tante fémin­iste de haut vol. La femme et la poète ont mar­qué la pre­mière moitié du siè­cle passé. La stature et la per­son­nal­ité de Stein saut­ent immé­di­ate­ment aux yeux de qui tient en mains le beau vol­ume pub­lié chez Cor­ti, dans l’excellente et néces­saire col­lec­tion « Série améri­caine », Lève bas-ven­tre. La pho­togra­phie repro­duite ici en cou­ver­ture est l’une des plus célèbres de Gertrude Stein, pho­togra­phie réal­isée par Carl Van Vecht­en en 1935 et représen­tant le vis­age mas­sif – on pense à la vigueur d’une falaise – posant devant le dra­peau améri­cain. Il y avait du gran­it en cette femme-là. Une sur­prenante assur­ance aus­si, pour un temps où être femme/poète et fémin­iste n’était pas une sinécure. Nous, jeunes femmes de ce début de 21e siè­cle, avons des dif­fi­cultés à mesur­er ce qu’était cela, « être femme », en cette époque. Des évi­dences de main­tenant, liées à l’acceptation/marchandisation du plaisir féminin (par exem­ple, se pro­cur­er un sex toy dans le cat­a­logue des prin­ci­pales entre­pris­es de vente par cor­re­spon­dance, pro­duit du quo­ti­di­en comme un autre) n’allaient alors pas de soi. La lib­erté passe par le sex toy. On imag­ine que Gertrude Stein, un tan­ti­net provo­ca­trice, pour­rait dire cela. Ou bien, aurait pu car… le fémin­isme, et ses reven­di­ca­tions en matière de libéra­tion du plaisir féminin, ont eux aus­si été récupérés par le total­i­tarisme marc­hand con­tem­po­rain. Il y a des pro­duits « fémin­istes » : le cap­i­tal­isme, c’est l’ère du grand détournement.

Les édi­tions José Cor­ti redonnent donc à lire une des grandes fig­ures de la lit­téra­ture, de la pein­ture, de l’avant-garde artis­tique (la « col­lec­tion Stein », de Matisse à Mas­son en pas­sant par Picabia) et du fémin­isme les­bi­en, dans une très belle tra­duc­tion de Christophe Lamiot Enos. Et une écri­t­ure dont la nou­veauté provo­cante n’a pas per­du une ride. Lève bas-ven­tre com­mence ainsi :

 

 

J’ai été de grande enver­gure et ai eu beau­coup à choisir. J’ai vu une étoile qui était basse. Elle était si basse qu’elle scin­til­lait. Le souf­fle était dedans. Les petits morceaux sont stupides.

Je veux par­ler du feu. Le feu est ce que nous avons quand nous avons de l’olivier. L’olivier est un bois. Nous aimons le linge. Du linge est com­mandé. Nous allons com­man­der du linge.

Tout bas-ven­tre ven­tre bat bien.

Lit de char­bons de bois ardents.

Je pense que ceci pour­rait être une expres­sion. Nous com­prenons l’écriture qui chauffe et qui brûle. Qui chauffe au bois.

 

 

Lift­ing bel­ly, le titre orig­i­nal. Pas une ride, assuré­ment. Il faut lire les tra­duc­tions actuelles de Gertrude Stein comme un hom­mage à celle qui fut longtemps con­sid­érée comme un « décou­vreur » (Braque, Picas­so, Tzara, Man Ray, Crev­el, Pound, la lost gén­er­a­tion, Cocteau, James Joyce… tout de même ! – et entre autres). On sent, à la lec­ture, la force de car­ac­tère, « gran­it » dis­ais-je, ce feu évo­qué dès la pre­mière page de Lève-bas ven­tre, qui ani­mait cette femme. Ce feu qui sans aucun doute lui a per­mit d’échapper à la tragédie du 20e siè­cle, éton­nement pro­tégée par ceux qui met­taient en œuvre des expo­si­tions anti­maçon­niques (Bernard Faÿ). Les vies sont sou­vent sur­prenantes. Le pro­pre même de la vie. Evo­quant la fig­ure de Gertrude Stein, ce bavard qu’est Jean-Paul Enthoven, par­lait d’une œuvre ayant « atro­ce­ment vieil­li » (Le Point, sep­tem­bre 2011). Sans doute a‑t-il sim­ple­ment oublié de la lire, cela arrive à des cri­tiques moins pressés.  Bien sûr, cette œuvre (en ce qu’elle évoque les fig­ures du siè­cle passé) a un car­ac­tère devenu his­torique, per­me­t­tant aux his­to­riens de l’art et de la lit­téra­ture de suiv­re les sil­hou­ettes des mem­bres de l’avant-garde du 20e siè­cle de façon vivante, du moins par les yeux vivants de Stein ; mais ce n’est pas tout : cette œuvre porte en elle, dans ses mots et ses lignes, la vie même de cette époque, laque­lle n’est pas vieille mais au con­traire vivante au sein du lit­téraire con­tem­po­rain, par­ti­c­ulière­ment en France, pour le meilleur et le pire d’ailleurs. Tout un pan de la lit­téra­ture dite intro­spec­tive con­tem­po­raine trou­ve sans doute aucun une aînée en Gertrude Stein, et l’on se gardera bien sûr d’avouer cette inspi­ra­tion tant est grande, en nos con­trées, la capac­ité de cha­cun à récupér­er (à son prof­it) les idées et recherch­es d’autrui (on voit cela actuelle­ment avec le con­cept de « poésie des pro­fondeurs » dévelop­pé dans les pages de Recours au Poème et que l’un et l’autre petit faquin du monde des petites let­tres s’arroge ici et là. Qu’à cela ne tienne ! Cela ne fait que démon­tr­er la per­ti­nence de notre lieu de recherches).

« N’oublie pas que je t’ai mon­tré la route », écrivait Gertrude Stein.

Cela nous convient.
Une falaise, je le disais.
Et une falaise à l’érotisme pour le moins moderne.
Car Lève-bas ven­tre est le « compte ren­du » ryth­mé d’une rela­tion à la fois lan­gag­ière et sex­uelle entre Gertrude Stein et son amie, Alice Tok­las. La force provo­ca­trice n’a pas, aujourd’hui, per­du une ride. Pourquoi ? Sim­ple­ment, du fait que la reven­di­ca­tion éro­tique d’une femme telle que Gertrude Stein ne saurait être assim­ilée à la pré­ten­due libéra­tion sex­uelle de ce début de 21e siè­cle, « libéra­tion » qui dans les ori­fices parisiens se con­jugue sou­vent avec la réal­i­sa­tion du désir marc­hand, désir devenu omnipo­tent en l’intérieur d’humains con­fon­dant con­som­ma­tion et lib­erté. Cha­cun son sex toy et le monde sera libre. Ain­si, ce qui pou­vait être une provo­ca­tion, une reven­di­ca­tion de change­ment des par­a­digmes de la pen­sée, chez Gertrude Stein, devient pour notre con­tem­po­rain une façon comme une autre de faire tin­ter les puces de nos blue cards. Et la dérive ne con­cerne pas seule­ment le milieu queer, mais l’ensemble de la société influ­encée par ce mou­ve­ment (entre d’autres). Pour saisir des bribes de cette évo­lu­tion, on se reportera utile­ment aux travaux de Frédéric Mar­tel (Le rose et le noir, 1996) et, plus récem­ment, Kevin Floyd (La réi­fi­ca­tion du désir. Vers un marx­isme queer, 2013). Nous sommes donc en une époque où ceux qui par­fois se revendiquent de la lib­erté impul­sée par des femmes artistes telles que Gertrude Stein col­la­borent sans même s’en apercevoir à cela même que Gertrude Stein com­bat­tait : l’oppression de genre. Il n’est que de s’intéresser de près aux struc­tures con­tem­po­raines des milieux cul­turels et médi­a­tiques parisiens pour s’en con­va­in­cre. On réclame des lib­ertés au nom de la Lib­erté tout en créant des sys­tèmes car­céraux de coerci­tion dans le quo­ti­di­en con­cret et men­tal. Cette mal­adie occi­den­tale du début du 21e siè­cle mérit­era une étude. Détournés du réel, réi­fiés, les « défenseurs » des « lib­ertés » se récla­ment d’icônes qu’ils détour­nent et réi­fient, proces­sus psy­chologique assez nor­mal de qui veut auto-légitimer ce qu’il est et ce qu’il fait (ou pense faire). Il y a de la schiz­o­phrénie en tout cela et l’on com­prend alors sans peine la facil­ité avec laque­lle l’industrie phar­ma­ceu­tique (les marchands du som­meil psy­chologique) s’enrichit. Gageons que Stein en perdrait le sourire.

Quoi qu’il en soit, on la lira. Et la lisant, on retourn­era à la source. Ce qui ne man­quera pas de faire grand bien :

« Lève bave entre »
écrit la femme plaisir.

   

Pour aller plus loin, voir l’excellente page con­sacrée à Gertrude Stein par la Poet­ry Foun­da­tion de Chica­go : http://www.poetryfoundation.org/bio/gertrude-stein

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