Qui pra­tique comme je l’ai fait au début, une lec­ture de tra­duc­trice, curieuse de super­pos­er les mots dans les deux langues se ren­dra vite compte que Béa­trice Machet brouille les pistes en s’offrant la pos­si­bil­ité d’une redéfinition/approche/complémentarité de ce qu’elle a voulu sig­ni­fi­er. La parole bon­dit dans les deux langues ajoutant à l’écho une palette de couleurs et le lecteur capa­ble de lire l’anglais, se trou­ve avec bon­heur dans cet espace que Camille de Tolé­do nomme le « com­mun », cet écart qui n’est pas la langue traduite mais le sur­croît du signifié.

Ten­ta­tion pour­rait être pour l’auteur de nous égar­er dans sa lib­erté de jon­gler avec le français et l’anglais mais il s’agit plutôt d’un foi­son­nement irré­press­ible, mali­cieux, accen­tué par le posi­tion­nement des deux « ver­sions » sur la page, tan­tôt rec­to et ver­so, ou encore ver­so et rec­to, tout aus­si bien haut et bas et inversement.

La décou­verte de Macao (mais dès son arrivée à Hong Kong) se fait sous les signes con­tra­dic­toires du manque et de l’excès. Trop peu ce gris et beau­coup trop dans cette épopée poé­tique au cœur de la mégapole.

Trop peu, cette « fadeur » ‑dont le rap­proche­ment avec l’idéal con­fucéen du « neu­tre » est évo­qué à tra­vers la parole de François Jul­lien en exer­gue du recueil et dont Béa­trice Machet nous rap­pelle au fil des pages que c’est ce à quoi elle devra se con­fron­ter, ce qu’elle devra saisir.

 

Gris

sa volon­té de non agression

son appel à l’accomplissement sa tenue

invertébrée

 

ou encore

 

grey float­ing       grey root­ed in the

erot­ic and sacred con­nec­tion to the land

grey this native   this mys­te­ri­ous­ly blurred real­i­ty of non-possession

 

**

 

est-ce fade est-ce gris l’un dans l’autre et l’autre dans l’un

com­bi­naisons à l’infini pour que jamais ne s’ennuie

l’esprit humain

 

dont la nature

toute la nature

serait d’être

com­plé­tude par indétermination

sans saveur ou bien avec toutes

sans hyper­tro­phie d’aucune

jusqu’au sans relief

 

Fade, neu­tre, gris mais aus­si dans l’excès con­traire, un trop plein dans lequel elle se sent bal­lotée et sans poids. Trop de bruit, trop de gens.

 

Et la nave va et marée humaine

me  porte

 

**

 

Is this an ocean for poet­ry to be drifting

with­out any center

 

plus loin

 

Le marteau piqueur vrille sa mèche dans les tympans

une tranchée dans le trottoir

mosaïque noire et blanche démantelée

 

et encore

 

C’est l’ombre des rick­shaws par les rues étroites

elle doit fuir

l’agressivité des vespas

la ruche humaine

obéit à des instincts

à des logiques

que sa ratio­nal­ité n’envisage pas

….

 

Que dire de la langue entre excès et manque, excès de voix, manque de sens :

 

The col­or of words heard

in bus­es

in the lifts

noth­ing I under­stand except

a few

as if play­ing rugby

com­ing out of the scrum

 

of packed people

 

et dans ce tour­bil­lon en chaud et froid, le poids de la soli­tude pèse étrangement :

 

J’arpente la ville

la quadrille et me demande

pourquoi ce sentiment

de lour­deur

à trans­porter sou­venirs et espoirs

aucun n’est requis

mais com­ment s’empêcher

            de porter…

 

et prend une couleur indéfinie : grise ?

 

My san­dals feet on the sidewalks

run a grey pas­sage of entan­gled times

 

et plus loin

 

Est-ce là le sens de l’insensé ? L’insensé du sens ?

….

 

De par­courir à parier

le gris principe sape

les let­tres

 

            cela n’a ni queue ni tête

 

Mais y a‑t-il quelque chose à com­pren­dre à cette ville dans laque­lle il va pour­tant fal­loir que Béa­trice vive. Com­pren­dre, elle le désire ardemment ?

 

La seule direc­tion donnée

la seule sug­ges­tion lisible

une image claire d’un ter­ri­toire encombré

fait de fils d’encre emmêlés… une invi­ta­tion un encour­age­ment pour mes mains

je veux en tir­er un           découdre            démailler ton tricotage

je veux comprendre

….

(Ces fils qui évo­quent pour elle, la Femme-Araignée, une des prin­ci­pales divinités amérin­di­ennes qui, selon la légende, aurait par son art du tis­sage par­ticipé à la créa­tion de l’univers.)

 

Et c’est peut être dans le but de com­pren­dre qu’elle se penche sur les vis­ages qui l’entourent : les femmes aux cha­peaux de paille de la rua do mer­cadores, celle qui dort dans le bus, ligne 11 ; qu’elle prof­ite, sur les march­es de la calça­da , de l’œil « du cro­queur de vis­ages » plus ou moins bridés plus ou moins fon­cés pour devin­er de quelles provinces/ de la grande Chine/ sont orig­i­naires les passants.

Pour cette rai­son qu’elle les suit dans l’intimité foi­son­nante de leurs lieux de culte.

 

Des statuts mon­u­men­tales vous accueillent

en vous terrifiant

alors vous fuyez dans la cour

il fait bon où l’encens brûle

tant de bâtons partout

 

Après l’évocation du culte des morts, Béa­trice se lance dans une longue médi­ta­tion sur le manque, manque qui n’est peut être pas absence de ce qui fai­sait la vie d’avant mais plutôt absence de cette inten­sité, de ce désir qui por­tent en général tout commencement.

 

What is missing….

 

La rosée

tôt le matin

 

bien sûr, mais puisqu’à par­tir de ce rêve plat le paysage n’offrira pas/de tran­scen­dance ne se pose-t-elle pas d’avantage la question :

 

ce qui manque    est-ce brûler

est-ce….

cette métaphore de l’étincelle

ce corps flam­mèche d’une vie

 

ou encore plus loin

 

n’est-ce pas le lot de toute étincelle

de chaque mot

d’allumer et de don­ner vie

de per­me­t­tre au feu

de se reposer

il a besoin

de nous

 

et là, c’est à petits pas, un peu comme des intrus que nous avançons car c’est dans l’intimité du poète que nous entrons :

 

et voyez l’étincelle soudaine de solitude

couchée sur papier

 

Mais rien de triste ni de nos­tal­gique dans l’écriture de Béa­trice qui n’a pas pour usage de s’appesantir sur le ver­sant som­bre de la vie.

Comme on fait le geste de chas­s­er par dessus l’épaule ce qui gène, elle répond à sa pro­pre ques­tion par la seule chose admise

 

Rien ne manque

 

C’est d’une pirou­ette et d’une plaisan­terie que celle qui jon­gle si bien avec les mots va

 

laiss­er être

laiss­er venir

l’ère grise

facile de savoir que la cité est entrée dans le troisième âge

toute pilosité lui est grise jusqu’à blanche

après l’enfance et l’âge adulte

la vieil­lesse mon­tre ses cheveux

un poivre envahi de sel

et s’en sera fini

de la fadeur

 

pas du gris.

 

Comme les aèdes trans­met­taient les légen­des pop­u­laires depuis la Grèce mycéni­enne et tel Ulysse, Béa­trice Machet chante pour nous son exil en terre macanaise. Comme Odysseus, elle pour­suit sa quête des eaux famil­ières et de ce monde de nulle part où elle a vécu sur les marges de la lumière elle nous con­te sa grise odyssée.

 

NB : Pour acquérir cet ouvrage il suf­fit de s’adresser à l’auteur : Béa­trice Machet-Franke

machet.b@wanadoo.fr

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