Le lecteur igno­rant les inten­tions de Mar­tine Moril­lon-Car­reau exposées en post­face (mais déjà annon­cées – de manière cryp­tée – dans les deux ana­grammes lim­i­naires),sera ten­té, passées les épigraphes emprun­tées à Julien Gracq, de s’at­tach­er à ce que la poète décrit comme «une véri­ta­ble nar­ra­tion sous-jacente , courant d’un bout à l’autre du livre, avec état ini­tial, péripéties, coups de théâtre, état final…» : réc­it dis­cret, en demi-teinte sem­ble-t-il, d’une affec­tion déçue plus que trompée, réc­it lente­ment mûri d’un renon­ce­ment, en dia­logue à une seule voix, dans un décor entre vespéral et noc­turne accordé à la dure tristesse du sen­ti­ment. Même «la parole est sans ressource». Paysage de bord d’océan sur la dune, voilé puis présent, presque obsé­dant, beau­coup plus présent que l’être absent, par­ti ou con­gédié, et que la nar­ra­trice qui s’y promène. Puis au milieu du livre, la sit­u­a­tion se retourne sans éclat ni rup­ture: autour d’une nou­velle ren­con­tre ou d’un retour et d’un nou­v­el espoir. Comme « autant de petits miroirs sur l’ét­in­celle­ment de la mer ». La vie sem­ble repartie. 

Au fil du réc­it l’at­mo­sphère pro­jette dans l’e­sprit du lecteur, sur son imag­i­na­tion des images visuelles ou sonores : tel, dans le retourne­ment en son mitan vers plus de lumière, le Con­cer­to à la Mémoire d’un Ange, d’Al­ban Berg.

Mais le réc­it, ce mini épisode dis­cret de la vie et l’amour d’une femme (on évoque alors Schu­bert ou Schu­mann mais ici la femme tour­men­tée sort vic­to­rieuse de son périple sen­ti­men­tal) ne répond qu’en par­tie aux inten­tions de l’au­teur. À la fin de la lec­ture, la poète nous livre le secret oulip­i­en d’une com­po­si­tion réal­isée à par­tir d’«éclats» minus­cules de texte, emprun­té à plusieurs livres de Gracq, une tâche qui a porté sur des mois voire davan­tage d’un tra­vail «jamais con­sid­éré comme un jeu», «réin­suf­flant au palimpses­te grac­quien une vie autre» «en ten­sion con­stante avec cette autre exi­gence d’une com­plète appro­pri­a­tion styl­is­tique de ces ruines». Ce long poème con­stitue effec­tive­ment, comme le souligne la poète, une réc­on­cil­i­a­tion avec «son appar­ent enne­mi intime, l’in­spi­ra­tion roman­tique et lyrique».

Et puisque la poète se réfère dis­crète­ment à cette quête de «point suprême» recher­ché par les sur­réal­istes — «Je pense Comme la mer est belle/ un miroir mag­ique un écho/ une espèce de point suprême» — on peut se deman­der si cette ren­con­tre entre un moi lucide et un dehors ici lit­téraire ne répond pas mieux au «fonc­tion­nement réel de la pen­sée» du Pre­mier Man­i­feste que la remon­tée d’un mag­ma indi­vidu­el pré­sumé incon­scient qui se man­i­feste à tra­vers une syn­taxe répéti­tive impec­ca­ble. Ren­con­tre d’une psy­ché lucide et d’un hasard con­trôlé comme dans la pra­tique du Yi King. Fascinant.

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