Se tenir à la source du Chant

 

 

 

«  Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras !
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?

Sac­rilège meur­tri­er, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Com­bi­en de feux, de fers, de morts, et de détresses,
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses ? »

Pierre de Ron­sard, Élé­gies XXIV.
Con­tre les bûcherons de la forêt de Gastine.

 

 

L’une des clés de la poésie ne serait-elle pas, tout sim­ple­ment, l’union intime du monde affec­tif du poète et du monde pre­mier de la nature, toute prête, celle-ci, à en accueil­lir les plus justes et pro­fondes cor­re­spon­dances ? Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici d’un exer­ci­ce, tout cérébral, sur les des­tinées théoriques d’une forme d’écriture, mais bel et bien du jail­lisse­ment, en pure sincérité, des inflex­ions d’une sen­si­bil­ité trans­mise en tant que telle et en sa pléni­tude, son risque le plus aigu. Le sen­ti­ment de la nature y a, en effet, part prépondérante, avec ce que cela sup­pose d’intuition de la beauté et d’allégeance à l’émotion. C’est là où la poésie recon­quiert sa pleine néces­sité et, spon­tané­ment, rede­vient un chant inin­ter­rompu. En la maîtrise de ce chant, Françoise Grun­vald excelle, par sa générosité native, son sens du vrai des êtres et des choses, par la pudeur de ses aveux et la noblesse de son regard, à entraîn­er le lecteur sur ses ter­res d’évidence et de priv­ilège et à faire naître en lui, par partage immé­di­at, de très secrets et durables échos. Entraînés, embar­qués, nous le sommes à plusieurs titres , mais d’abord par l’exacte fusion du dit et du ressen­ti : l’écriture, là, épouse le rythme même de l’urgence de se con­fi­er en une indé­fectible hau­teur de vue. Et si nous sommes d’emblée emportés sur les ter­res du poète, c’est grâce à la rapid­ité, à la véloc­ité des cadences, par quoi le poème acquiert sa pleine inten­sité. Le don de Françoise Grun­vald est tel pour la démarche poé­tique qu’il sem­ble oppor­tun d’en exam­in­er les moyens. C’est que d’abord l’auteur est musi­ci­enne, et en con­séquence elle prête grande atten­tion à la mélodie du vers. Ain­si ren­con­tre-t-on le plus sou­vent les rythmes pairs, alexan­drins, hexa­m­ètres, octo­syl­labes, garantie de cohérence et d’harmonie, de flu­id­ité et de con­so­nance. Ce besoin est si fort chez elle que la mesure impaire de l’heptamètre, en par­ti­c­uli­er, parvient à par­ticiper aux mêmes accords. Cepen­dant, on ne manque pas de s’étonner, dans ces con­di­tions, de cer­taines coupes, qui rejet­tent à la ligne suiv­ante un mot qui, sur la même ligne, aurait accom­pli un alexan­drin exem­plaire, à la fois quant au sens et quant à l’euphonie. Pourquoi, page 92 (Dérélic­tion), faire pass­er Les villes à la ligne suiv­ante, alors qu’alignés sur la ligne précé­dente ces deux mots for­maient un très bel alexan­drin ; même cas page 13 (Si Dieu était un arbre) : pourquoi sépar­er Du ciel, du vers qui s’y con­clut ; et, page 50 (Ici, ou ailleurs ?), pourquoi la soli­tude injuste­ment exilée de ses huit pieds nourriciers, et ain­si ren­due orphe­line ? Et cetera. Peu explic­a­ble ini­tia­tive, arbi­traire en tout état de cause et regret­table, d’autant que le souci du rythme est per­ma­nent chez Françoise Grun­vald, qui aime à super­pos­er deux hexa­m­ètres tels deux hémistich­es et leur assign­er même autorité. On peut voir là une morale de la symétrie, afin de ren­dre le monde hab­it­able. La preuve nous en est apportée avec Tout est dit, page 135, en une irréprochable démon­stra­tion : huit vers qui admirable­ment répar­tis­sent les rythmes pairs et impairs en un ensem­ble par­fait. Mais à con­di­tion toute­fois de rac­crocher au train de l’alexandrin Lanci­nante, son dernier wagon !

Il reste que pour Françoise Grun­vald la poésie est non seule­ment épanche­ment affec­tif, con­fi­dence à mi-voix, secrets mur­mures des forêts, mais aus­si arme d’une juste guerre, instru­ment d’un beau et bon com­bat : con­tre le mas­sacre de la nature, con­tre le mas­sacre des hommes, con­tre toute perte de dig­nité et de noblesse. Mur­mures et cris, page 100, résume en excel­lence l’éthique de ce com­bat et met le poète en sit­u­a­tion de regarder en face, au bord de l’abîme, le désas­tre de notre monde con­tem­po­rain. Une louable et oppor­tune apti­tude à livr­er bataille au nom du vrai se révèle dans la ten­dresse des attache­ments, des enracin­e­ments, des douloureuses ou apaisantes caress­es de la mémoire et de l’amour. Surtout, en une nappe d’eau vive, un courant intariss­able ne s’interdisant aucun des ter­ri­toires à recou­vrir d’une trans­parence solaire comme d’une nou­velle nais­sance, s’exerce une sen­su­al­ité à la grâce et à la déli­catesse très élu­ar­di­ennes, s’appropriant le végé­tal, l’animal, le minéral, saisons et météores, toutes les présences de l’esprit de la terre mis­es d’emblée en rela­tion avec la lib­erté de con­science. Un sûr instinct de l’eurythmie assure et préserve les sou­ples enlace­ments de thèmes venus des âges les plus anciens. L’être ain­si se tient, sou­verain, au cen­tre du temps et de l’espace.

Et, de poème en poème, ce par­cours pour le meilleur à tra­vers la douceur ini­tiale des choses, la fraîcheur et la justesse des images, cette com­mu­nion avec ce qui demeure à la fois d’intact et de men­acé dans la Créa­tion s’écrit, en élé­gies de l’assentiment ou de la rébel­lion, sans jamais atten­ter à l’exigence lyrique du poème, à la res­pi­ra­tion même de la con­di­tion poé­tique, et même quand la blessure, la colère ou l’emportement du rêve abrège le vers et accélère son allure. Ce qui fait Françoise Grun­vald rejoin­dre, en prox­im­ité de valeur, pareille alti­tude et sem­blable révolte, l’une des plus grandes poét­esses d’aujourd’hui, Claude de Burine.

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