Seamus Heaney et la poésie irlandaise d’aujourd’hui

 

  L’Anthologie bilingue con­sacrée à la Poésie irlandaise con­tem­po­raine de Mar­tine Chardoux et Jacques Dar­ras, éditée cette année par Le Cas­tor Astral (*) avait été l’occasion, dans le cadre du trente-et-unième Marché de la poésie, d’un émou­vant réc­i­tal en plein air, au Cen­tre Cul­turel d’Irlande, près du lycée Hen­ri IV. Je me sou­viens avec émo­tion de cette soirée et j’avais été sur­pris par la richesse spir­ituelle de cette poésie déchirée et de grand large, notam­ment représen­tée par Sea­mus Heaney, Prix Nobel de Lit­téra­ture en 1995, qui vient de mourir à Dublin, fin août 2013.

   Il faut par­courir sans hésiter cette antholo­gie. On y décou­vre les paysages verts d’une sin­gu­lar­ité plurielle qui déniche sou­vent ses sources sub­tiles aux puits de mythes ances­traux. À ce pro­pos, la pré­face signée Jacques Dar­ras est bien inspirée et met en valeur avec tal­ent ce « puis­sant sen­ti­ment d’humanité »  qui se dégage d’un tel panora­ma poé­tique. De Eavan Boland chan­tant « L’heure du change­ment, de la méta­mor­phose, / des insta­bil­ités aux formes changeantes. / L’heure, pour moi du six­ième sens, de la sec­onde vue / lorsque dans les mots que je choi­sis, les vers que j’écris / appa­rais­sent devant moi telles des visions : / les femmes laborieuses, oisives, tac­i­turnes, vêtues de soie couleur de suie, de den­telle, ou nues… » au vir­u­lent  Tom Paulin, qui pas­sa sa jeunesse à Belfast et se con­sid­ère comme barde d’Irlande du Nord fonçant « sur la route d’Inver/ implo­rant la paix si lente à venir… », chaque auteur, par delà le duel frat­ri­cide irlandais, rejoint l’universel et donne le change de la fraternité.

   Quant à Sea­mus Heaney (1939–2013), c’est avec ten­dresse que nous le relisons ici. La célébrité posthume de ce paci­fiste engagé,  n’est nulle­ment usurpée, à nos yeux. Son long  poème lyrique titré The loose Box (Le box d’écurie) grandit l’âme et illus­tre bien un haut tal­ent, un cer­tain génie même. Il dit l’énigmatique « chute dans la chute » de Michaël Collins, « tombé dans une embus­cade à Beal na Blath », « cette descente dans le planch­er des fleurs », « les pieds dans une générosité souter­raine / Préférable à n’importe quelle image d’actualités / Le mon­trant sur son lit de mort / Ou cer­cueil posé sur l’affût d’un canon / Ou quelque autre cortège sinistre ».

  Dans l’Anthologie du Cas­tor Astral, les poèmes de Sea­mus Heaney traduisent une grande lucid­ité de cœur. Sea­mus Heaney n’oublie jamais que « Tout peut arriv­er, les plus hautes tours / S’écrouler, les puis­sants être rabais­sés, / Les hum­bles respectés… ». 

  Bien sûr, la dis­pari­tion récente de Sea­mus Heaney risque d’occulter quelque peu le ray­on­nement de quelques autres poètes représen­tant ou non l’identité de l’Irlande du Nord. Mais voilà sans doute une rai­son de plus pour retourn­er à une antholo­gie bien pen­sée pour dépass­er les éloges ponctuels et retrou­ver des moments de grâce.

  Comme Leon­tia Fly­nn « chevauchant l’océan », ou même Vona Groarke parse­mant sa médi­ta­tion vitale « d’un soupçon de rêve de la nuit passée », la poésie irlandaise con­tem­po­raine évite l’abstrait et l’obscur et demeure pro­fondé­ment trag­ique dans sa den­sité lyrique même. Sans roman­tisme facile, sans mièvrerie, elle sur­plombe les souf­frances ontologiques et les cru­autés du Réel et sait main­tenir l’humilité des mou­choirs après les guer­res civiles. Pour cela, aimons-la sans retenue.

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