des ciels des livres et des visages
voilà ce que j’aurai vécu

Monique Deland

 

Rap­procher en poésie la France et le Québec, l’idée est belle et frater­nelle. Le livre est une réus­site, aus­si bien en ce qui con­cerne sa forme que son fond. Evidem­ment, c’est une antholo­gie et cha­cun trou­vera là les grains de poème qu’il veut, selon son ou ses univers (s) de prédilec­tion. Reste que l’ensemble est de belle fac­ture. On pour­rait trou­ver le pro­jet… anodin. Après tout, France et Québec sont proches provinces de la langue française. Ce n’est pour­tant pas le cas : il n’est pas si fréquent de lire côte à côte des poètes des deux rives de l’Atlantique.
Le vol­ume com­mence par une présen­ta­tion col­lec­tive des édi­teurs, explic­i­tant le pro­jet : « « Ne nous racon­tons pas d’histoires ! Les rela­tions lit­téraires, et en par­ti­c­uli­er les rela­tions poé­tiques, entre la France et le Québec n’ont pas lais­sé beau­coup de traces jusqu’à aujourd’hui. » (…) Depuis la dis­pari­tion de Gas­ton Miron – mon­u­ment incon­tourn­able en son temps –, les lecteurs français sauraient-ils nom­mer de mémoire quelques poètes québé­cois con­tem­po­rains (autres que Nel­li­gan et Saint-Denys Gar­neau) : Claude Beau­soleil, bien sûr, Hélène Dori­on, sans aucun doute, ou Jacques Ran­court encore, le passeur de longue date. Denise Desau­tels, sou­vent mêlée à des édi­tions d’art, et quelques autres. Mais c’est bien peu. Et du côté des lecteurs out­re-Atlan­tique, on saluerait Aragon, Desnos, René Char, Cocteau, Elu­ard, Leiris, Prévert, Michaux, Ponge, Que­neau, Seghers… Nous voilà déjà en retard de deux généra­tions ».  Les choses sont claires, et plutôt vraies. Rétablies, aus­si. Place aux poètes de main­tenant, main­tenant. Un des effets de l’augmentation de l’espérance de vie étant de pro­longer aus­si celle des poètes / édi­teurs, on croise par­fois de drôles d’individus qui devraient avoir la décence ou l’éthique de pren­dre un peu de recul, cela reviv­i­fierait sans aucun doute le paysage poé­tique français contemporain.
Le vol­ume de cette antholo­gie pub­liée con­join­te­ment par la revue québé­coise Moe­bius (édi­tions Trip­tyque) et la revue française Les Cahiers du Sens (édi­tions Le Nou­v­el Athanor) est divisé en deux par­ties. La pre­mière présente 40 poètes québé­cois con­tem­po­rains, la sec­onde pro­pose 40 poètes français con­tem­po­rains. 80 poètes d’aujourd’hui, donc, représen­tat­ifs, d’un cer­tain point de vue, de ce qui s’écrit poé­tique­ment, actuelle­ment. Les édi­teurs québé­cois (autour de Robert Giroux) et français (Dan­ny-Marc et Jean-Luc Max­ence) présen­tent leurs choix, au début de chaque par­tie, par une pré­face appor­tant des pistes de répons­es à la ques­tion « Où va la poésie ? ». Ain­si, Claude Beau­soleil écrit qu’ « elle va où la con­duisent les lueurs d’une vie décou­vrant l’art de con­fi­er au poème tour­ments et réflex­ions », et que, finale­ment, quels que soient ses chemins de tra­verse, la poésie chem­ine tou­jours, hier comme main­tenant. Jean-Luc Max­ence, quant à lui, ne délaisse pas un ton saine­ment provo­ca­teur, aperce­vant « un nou­veau regard se refu­sant à caress­er dans le sens du poil et des mots les nobles ancêtres du mil­lé­naire précé­dent, les abon­nés de la Sub­ven­tion d’Etat garantie (… ) ». L’homme/poète/éditeur ne manque pas de cran, citant quelques noms. Plus loin : « Ce dont je suis sûr, cepen­dant, c’est que l’initiative rend force et audace à l’insurrection poé­tique éter­nelle des créa­teurs con­tre le con­formisme et l’ordre, et au goût mer­veilleux de l’échange des rêves et des révoltes ». On entre alors avec bon­heur dans cette « mosaïque métisse » (JL Max­ence) que for­ment les poésies ici proposées.
L’anthologie des poètes s’ouvre sur les textes de José Acquelin, en réso­nance forte avec l’aventure de Recours au Poème, nous ne croyons aucune­ment au hasard :

et lâchez-moi avec vos histoires
de mau­vais dieux et de bons diables
la fic­tion est un can­cer qui se croit immortel

 

Debord aurait appré­cié la portée pro­fondé­ment révo­lu­tion­naire de ce dernier vers, comme nous appré­cions la vision qu’il com­porte, en si peu de mots, si forts et vrais, de notre monde, cette fic­tion qui se pré­tend réal­ité. La poésie, cela par­le de ce qui est réelle­ment vis­i­ble, ain­si Claude Beausoleil :

c’est L’Age de la parole et du Réel absolu
tout se méta­mor­phose tout me mur­mure un chant
des Siè­cles de l’hiver qui se changent en printemps
Mon­tréal est une ville de poèmes vous savez

 

La poésie, en « soleil noir » (Michel Côté), c’est une poli­tique de libéra­tion des pro­fondeurs de l’homme/être :

Il arrive encore à la couleur de nous libérer
des commencements.

 

On attend avec impa­tience que les poètes alchimistes de ce monde s’emparent de toutes les formes de pou­voir, que l’on puisse enfin vivre, respir­er – être.
Car la poésie et la vie, c’est cela, sans doute, peut-être, espérons : « Le son­net du fau­con », signé de la plume de Yolande Villemaire :

L’homme à tête de fau­con debout dans la nuit
M’a ten­du une let­tre illis­i­ble, crypté.
J’étais, je crois, encore à moitié endormie,
Le rêve avait l’aspect de la réalité.

 

Stupé­fiée, j’ai sur­sauté, hap­pée par la peur.
J’ai voulu touch­er le fan­tôme pour le faire fuir.
Sous ma paume, j’ai sen­ti son plumage frémir
Et j’ai cru recon­naître l’oiseau guérisseur.

Lui ! C’était lui ! Le Horus du tem­ple d’Edfou,
Le dieu mys­térieux venu d’un loin­tain passé
Me rap­pel­er que tout est déjà décidé.

 

Il sig­nifi­ait que l’Ancien Monde sera dissous,
Que le ray­on d’or d’Egypte baigne la Terre
D’où sur­gi­ra un Nou­veau Monde de lumière.

Ceux qui ont vécu (car la poésie est expéri­ence vécue, rien d’autre et surtout pas « lit­téra­ture ») sen­tiront ou revivront ce dont par­le la poète. Une « réal­ité » telle que le film qui défile quo­ti­di­en­nement sous nos yeux s’apparentant quant à lui, au mieux, à une mau­vaise série tirée des stu­dios ciné­matographiques de Corée du Nord. On peut se sen­tir poète en dehors de cela, bien sûr, on peut se sen­tir tout ce que l’on veut par les temps qui courent. Des temps d’immensité de la lib­erté de… de quoi au juste ? Ah oui ! De con­som­mer à toute heure, pour peu que les sous soient là. Et alors ? Après le prochain Déluge, il restera peu de ces objets qui parais­sent si essen­tiels à tant et tant, presque tout un chacun.
On décou­vri­ra nom­bre d’autres écri­t­ures fortes dans cette par­tie con­sacrée aux poètes du Québec, dont : Audet, Bélanger, Brossard, Ful­vio Cac­cia, Cot­noir, Daoust, Deland, Desau­tels, Des Rosiers, Dori­on, Gagnon, Giroux, Jutras, Nepveu, Ouel­let, Pour­baix, Roger, Ross… De la belle et bonne œuvre. Tout comme la par­tie con­sacrée aux poètes français, laque­lle s’ouvre sur les mots de Salah Al Hamdani :

 

La forêt écimée dans l’immensité
nue face à la mer
témoign­era plus tard
que le vent a humé les pierres
et dis­per­sé les nuits brisées de la femme au vis­age d’argile 

On lira, entre autres : Ayres, Alyn, Banc­quart, Bau­mi­er, Berthi­er, Bouret, Boulanger, Boulic, Brunaux, Caroutch, Cer­be­laud, Dauphin, Delaveau, Char­p­en­tier, Emorine, Gar­nier-Duguy, Gio­vanon­ni, Jako­bi­ak, Lemaire, Max­ence, Thieck, Thomas, Orsi­ni, Per­roy, Reuzeau, Sor­rente, Velter…
Il ne saurait y avoir de hasard, dis­ais-je. On retrou­vera déjà ou bien­tôt nom­bre de ces poètes dans nos pages : https://www.recoursaupoeme.fr/Rubrique/poesie_contemporaine
Le vol­ume se ter­mine sur les superbes poèmes de Jacques Viallebes­set, et ses mots : « Et vous, mes sem­blables, que la poésie vous garde ».
Alors, où va la poésie ?
Elle va là : dans le monde des hommes frères, les yeux lev­és vers le soleil noir du réel. Au creux du réel, l’Ame du monde.

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