dans la terre détrempée

la pen­sée de la mémoire

tou­sse           rauque

 

Le recueil s’ouvre sur ces trois lignes de toute beauté et le ton est donné.

La poésie de Brigitte Gyr est toute en présence des corps, de la vie et de la nature mais des corps, une nature et une vie trou­blés, men­acés même, par l’étrange fonc­tion­nement de l’humain mod­erne. On sent une décep­tion devant les agisse­ments de nos con­tem­po­rains. L’écho de la tristesse du cœur de la terre aus­si, un cœur en terre qui ne devrait déclencher que sourires et joie. N’est-ce pas la vie ? Brigitte Gyr pose en fil­igrane une ques­tion essen­tielle, celle du faire de l’homme en la vie dont il est par­tie. Il sem­ble en effet que nous per­dions de vue notre place en dedans du monde, pré­ten­dant, et quelle pré­ten­tion !, nav­iguer au-dessus de cet ensem­ble qui con­tient toutes les par­ties dont nous ne sommes qu’une scorie pro­vi­soire. C’est ain­si la ques­tion du sens que nous don­nons à notre vie, col­lec­tive et per­son­nelle, qui est posée et cette ques­tion est l’interrogation fon­da­men­tale de la moder­nité. Nous avons per­du sens, insen­sés que nous sommes pro­gres­sive­ment devenus. Et pour­tant… il y a sens ! En par­ti­c­uli­er, dans le corps de la femme, là où se per­pétue et se recon­stru­it sans cesse la part de vie qui nous est con­fiée. On entend alors sous la plume de Brigitte Gyr la voix de Saint-Jean, le Bap­tiste et l’Evangéliste, deux fig­ures en une comme il se doit, sil­hou­ette que l’on assim­i­le sou­vent au dieu des anciens – Janus. C’est la voix de l’homme, une voix per­due que la poésie recherche sans cesse : regards tournés vers le passé et le futur tan­dis que le tout du réel se joue dans l’instant. Ce que nous nom­mons sou­vent « présent ». Mais le présent n’existe guère. Seuls sont les instants. La vie est là. Et cette vie est poésie.

 

des pier­res     — disent-ils –

des pier­res

pleurent dans

                   la poussière

 

 

C’est bien de l’humain dont par­le ici le poète. Nos pleurs s’égarent dans la pous­sière, par oubli de l’exact instant qu’est la vie. Une bribe instan­ta­née et fugace. En cela Brigitte Gyr par­le nu et à nu, dévoilant des par­ties de vie réelle qui for­ment les bribes de nos états de l’être, aux rares moments où nous par­venons encore à être en con­science d’être.

 

la pen­sée       insiste

                   s’écroule

entre deux pics

de lumière   

 

Le poète est ici tra­vail­lé, comme l’est toute la poésie, entre un regard porté sur la beauté du monde, le retrait de ce monde, retrait dans le réel de l’instant, et la sur­prenante réal­ité d’un monde devenu « poubelle » sous les à‑coups des pra­tiques humaines. Ain­si la poubelle du monde est pleine. Et cepen­dant, la poésie de Brigitte Gyr, mal­gré les apparences, n’engage pas au dés­espoir. Ses mots por­tent au con­traire une force d’espoir et même d’Espérance :

 

l’ère du recom­mence­ment sem­ble loin­taine encore

 

 

Loin­taine et cepen­dant entre­vue. Jean passe encore par là. Un « troisième » Jean, celui qui annonce. Il y a (et il y aura) la Lumière, la poésie qui est une cer­taine forme de con­nais­sance le dit. Et c’est là le fil secret qui relie de généra­tion en généra­tion ceux qui se vivent poème.

  

[on lira des poèmes de Brigitte Gyr dans la rubrique Poésies de Recours au Poème]

 

image_pdfimage_print