MÉTISSE
Á Carmenza Prieto
Il y a dans mon sang une lutte ancestrale
Qui transparaît dans les sourcils arqués de mes enfants
Dans la commissure secrète de leur rire
La longueur de leurs os
Le retour pesant de leurs rêves
Il y a dans mon être une dispute
Le malaise d’un vieil affront
L’attente d’autres générations
Qui se prolonge en moi et dans mes frères
Un désir de vengeance de qui refuse le pardon
Le déchirement qui combat pour échapper
Entre le rire et la danse
Un désir de ressusciter les morts
En détressant leurs voix et les autres langages
Et de me reconnaître dans leurs peaux
Et dans la découverte inattendue de la mémoire.
[Traduction Claude Couffon]
I
Doucement mon doigt prend ton pouls
gong répété
et je compte des millénaires de gestation
l’errance des continents
la goutte qui revient
ouvrant le passage à la mémoire
une profusion d’images de cet animal qui se dressant
le regard vers l’horizon jette la lance
écoute l’écho de son cri
II
Il y a dans tes battements les jours de pénuries
les accouchements sans fin peuplant le monde
les années ponctuelles de migrations et d’oublis
le piétinement des troupeaux
les rivières qui débordent
l’appréhension des fuites précipitées
les rapts et les incestes de théogonies lointaines
les ascensions d’abrupts
la faim et la soif sous la canicule
le feu et la clepsydre
la pleine mer annonçant les nuits de naufrages
III
De ton sang me parviennent
les voix rauques des tambours
les empires bâtis sur l’échine esclave
les préludes de guerre et de mort
les sabots ferrés les crinières rutilantes
les messagers du dieu de la vengeance
IV
Tes pulsations annoncent
les enclumes les marteaux
les engrenages les poulies
n’arrêtant pas de se multiplier
les rafales d’assauts
la respiration des survivants
le compte à rebours de la fin
le son
le silence
des foules s’aimant pour le dernier risque
les corps en mutation
qui cherchent l’accord
le passage vers l’infini
La parole de la nuit monte
au-dessus des arbres et des murs
au-dessus du chant des oiseaux
au-dessus du grouillement de la foule
La parole de la nuit
s’enfonce derrière les montagnes
Les lèvres de la nuit
scellent d’un baiser la fatigue
la mort transitoire
la douleur qui palpite dans les tempes
La parole de la nuit
fait taire les villes
étouffe le bruit des trains
apaise les choses
Des lèvres de la nuit
sifflent les moussons
se lèvent les vagues
s’écoutent des voix majeures
Le rhizome griffe un réduit de lumière
La chair dans une dernière trace de vie
repose dans les tiroirs de la Morgue
Les racines perforées avec de doux fils de fer
offrent la magie du bonsaï
Un gène bombardé révèle le mystère de l’humanité
le spasme du cobaye la réussite de l’expérience
La lumière filtre l’orbe délinéant
des routes de marchandises d’armes et de narcotiques
Une femme kamikaze s’immole
le Jour du Pardon
La lumière se filtre dans l’hémisphère
entre les fissures de la nuit
fêtant
des corps immobiles et fourmillants
Dans la profondeur de la blessure renaît le temps
Aurores ignées du chaos primitif
Silhouettes de l’exil
dévorées par les mâchoires de la planète
La fleur du feu
Musique de baleines
Morsure du fauve
L’intrépidité de siroccos
sur des villes à peine poussées
La lumière se filtre entre les bois
des rayons obliques entrecroisent l’ombre
de la plantation
Une épingle immobilise en plein vol
le papillon
D’indolents cantiques célèbrent
les corps tremblants qui gisent après
les batailles d’un crépuscule sanglant
La trace indélébile d’un rituel initiatique
traversées de mers orageuses
sur les peaux tannées des marins
sur les cicatrices d’amours et de luttes
Affaire de lignée
transpercer un cartilage avec la plume d’un oiseau mythique
une intime vénération et réparation aux dieux
offrir le sacrifice
se clouant des crocs de serpent
pratiquer des incisions sur la langue
sur les génitales
Avec des pointes de couteaux et des épines se scarifier
avec des éclats tracer le pardon rendu au corps et à l’esprit
Courage et audace de reclus
se faire un calendrier sur la peau
abaque où compter les jours de sa condamnation
La parole avec ses tranchants aiguisés
dissèque la poitrine de la bête
Avec un dé à coudre en or et des cordes de guitare
on raccommode la blessure
La parole avec ses tranchants émoussés
et son ventre de ténèbres
nous perd dans l’oubli
Je reviens au jardin de l’enfance
Au sexe des fleurs
À leurs cavités leurs filaments
Aux secrets du dedans
que nous avons exploré
La persécution d’une lune
trop pleine
assiégeait nos pas
Dans la corolle abrupte de la fleur
démesuré l’œil
capte le vertige
Je reviens à la fleur impudique
À son clignement de papillon
Au sucre liquide de son sépale
À son cadavre de tulle
de danseuse épuisée
Je reviens au rut de la fleur
Au frémissement de la guêpe
Au venin qu’elle injecte
dans le verrou de mon sang
Nous assistons
à une irréalité
où nous croyons palper
le visage d’un ancêtre
Les entrailles de ma mère
restituées chez ma fille et en moi
ou c’est ton sperme
cette force obscure et ancienne
qui m’incite à la rébellion
jusqu’à désirer les armes
par justice et par cruauté
Il existe un transmonde
où par moments j’habite
qui m’empêche le présent
J’embrasse la plaine
la paume d’une main
Dans la semence du verbe
je me retrouve
[Version française de l’auteure]
J’irai encore
dans des endroits cachés
qui m’ont appartenu
et que pour des raisons claires
j’ai abandonnés
Balbutier avec peu de mots
les ravages du déracinement
me fait pousser des ailes
et diminue l’oubli
Tronquée mon errance
tronçons de vie enterrés
visages et paysages perdus
Je suis survivante
parfois tortue millénaire
parfois oiseau de proie
Trucages et astuces
j’ai appris
sur des embarcadères et des quais
J’ai croisé des frontières
et semé de l’amour
dans les mauvais pas
[Version française de l’auteure]