[1]Le corps-en-vie est quelque chose
de plus que le corps qui vit[*1]

 

 

 

Cet exer­ci­ce de lan­gage est une fan­taisie poé­tique écrite à l’usage de ceux qui s’interrogent sur le corps, notam­ment les acteurs, les danseurs et toutes per­son­nes désireuses d’approcher le théâtre et la danse.

Ce texte peut être conçu comme un exer­ci­ce dont le but serait d’aider l’acteur/danseur à acquérir la con­nais­sance du corps en représen­ta­tion. Il peut aus­si don­ner lieu à un spectacle.

Cette pièce poé­tique peut être inter­prétée par deux acteurs ou par deux groupes d’acteurs.

Le tra­vail des acteurs/danseurs con­siste à se l’approprier ; c’est-à-dire à le traduire en sen­sa­tions et à les  offrir au spectateur.

Dans le pre­mier cas, l’accent portera sur le dépouille­ment. Dans le sec­ond, l’aspect choré­graphique sera mis au pre­mier plan.

Le sexe et l’âge sont indifférents.

Le texte sera enreg­istré et dif­fusé pen­dant le jeu, soit simul­tané­ment, soit en dif­féré selon le degré d’étrangeté recherché.

Il peut être égale­ment dit par un réc­i­tant présent sur scène.

 Le corps, dans la vie quo­ti­di­enne, est prob­a­ble­ment ce qui nous est le plus fam­i­li­er. Nous l’utilisons pour vaquer à de mul­ti­ples tâch­es. Il est rarement nom­mé, rarement pensé.

Dès que nous en par­lons, dès que nous l’écrivons, il devient étranger, « extra-quo­ti­di­en ». Il est cet objet com­plexe qui se définit par rap­port à l’espace et au temps qui l’environnent. Les deux critères qui per­me­t­tent l’approche du corps sont le mou­ve­ment et l’immobilité. Le corps est dynamique.

Le corps, pour exis­ter, fait un long voy­age. Il est l’objet de mul­ti­ples traductions.

Le lan­gage dilate le corps, lui rend ses dif­férents niveaux de per­cep­tion, en fait un objet poé­tique. De cette poésie nais­sent des images, celles d’un corps-en-vie.

Ce texte est une invi­ta­tion à éprou­ver physique­ment ce corps dilaté, à le réécrire dans l’espace.

 Le corps qui est pro­posé ici est dou­ble. Il s’agit de deux pro­fils. Celui de gauche est une descrip­tion du mou­ve­ment. Celui de droite fait référence aux sen­sa­tions que peut provo­quer un tel mouvement.

Le corps crée les con­di­tions de sa pro­pre présence, con­scient de ses poten­tial­ités. Le corps est act­if parce que réceptif.

 

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Bouger… Ne pas bouger
Ne pas bouger
Se dire bougeant

Immo­bile
Se dire immobile
En attente d’un trem­ble­ment si preste
Ou si long à venir…

Longue déri­sion de l’e­space rebelle
Apte qui pour­tant se veut doux limpi­de lucide translucide

Immo­bile figé inerte
Comme les stat­ues d’an­tan qui dén­i­graient les mers inconnues.

Immo­bile par peur du mouvement
Qui abîmerait les jardins inondés de rosée 

Immo­bile
Le corps est dans le sépul­cre des ans
Immobile
Le corps est là où tout n’est que tumulte jail­lisse­ment et tempête
En attente en tension
Il prête atten­tion au silence de l’aube

Bouger : s’au­toris­er à bouger
Puis crier
Ray­er le silence d’un cri

Chang­er la sur­face du monde
En esquis­sant un tout petit mouvement
Lâch­er une pulsation
Là où il est

Ouvrir une béance
Et regarder la béance
Se voir dans la béance
Ne pas la refer­mer tout de suite
Y laiss­er s’in­staller l’oeil
Qu’il capte l’é­ten­due du vide
Provo­quée par le si petit mouvement

Laiss­er réson­ner le cri
Jusqu’à ce qu’il se brise…
Et refermer
Ne pas bouger
Etre immobile
Arc-bouté sur l’e­space refermé

Réten­tion

Se taire aussi
Laiss­er le silence recou­vrir le corps immobile

La lumière est blanche ou grise
On ne choisit pas
C’est selon
Mais sûre­ment pas les deux
Même alternativement

“ohé, remue-toi”
Le corps entend
Il trésaille
La tête piv­ote légèrement…
Mais non espoir en suspens

Très lente­ment elle se replace comme avant
Le corps s’endort

Un peu plus loin un peu plus tard
Dans l’ob­scu­rité un cri

Aigu bref
Comme une déchirure
Une lame tran­chante dans le vide de la nuit

Encore le silence
Revenu bru­tale­ment comme
Le plomb qui scelle le mystère
Des jours et des nuits
Inquié­tant comme
Une men­ace d’éternité

Le temps est long
Nul ne peut savoir
S’il pour­suit encore son cours

Le rythme s’accélère
Exten­sion rétrac­tion exten­sion   rétraction…
Puis…
Très vite ça s’ou­vre ça naît

Frag­ment de corps

Loin du corps un frôlement
Presque imper­cep­ti­ble presque inaudible
Qui tente de repouss­er le silence
Là nu posé sur le vide
Nais­sant du rien

Comme au début
Un trem­ble­ment de l’espace
Une zébrure du silence

Trois sec­on­des
Puis un nou­veau frôlement
Audi­ble cette fois-ci
Il se pro­longe se répète s’étale
Il occupe main­tenant tout le champ sonore

L’im­mo­bil­ité est défaite déconstruite
Le frôle­ment brouille l’e­space le découpe le hache menu
Il freine le silence
Ca avance

Le bruit de la respiration
Ça prend de l’air et le rejette

Le rythme
D’abord sac­cadé s’apaise
Devient lisse régulier

Ca bouge
Nais­sance du mouvement
Ca  s’a­grandit se rétrécit
On dirait un coeur
L’in­térieur d’un coeur
Un coeur dans un corps ouvert

Le mou­ve­ment vient du coeur
Et le corps le fait exis­ter dans l’espace. 

Le corps s’étale
Il occupe l’e­space mil­limètre par millimètre
Ca s’étire se prolonge
Se rétracte puis s’élance de nou­veau dans le vide demeuré intact

Le rythme s’accélère
Exten­sion rétrac­tion exten­sion rétraction
Puis…
Très vite ça s’ou­vre ça nait

Frag­ment de corps

L’e­space est ovale
Comme une coupe rem­plie des fruits rouges de l’été
Il est là atten­dant qu’on le saisisse
A plein oeil
A plein nez
A pleine bouche
A plein cou
A pleine épaule
A plein bras
A pleine main
A pleine poitrine
A pleine taille
A plein ventre
A pleine hanche
A pleine jambe
A plein dos

La moitié gauche de la tête est éclairée
L’autre est pour l’in­stant inexistante

L’oeil  d’abord glauque devient lumineux
Il est gris-bleu
Gris plutôt que bleu en rai­son de l’ab­sence de soleil
En cette fin d’après-midi d’hiver
Il fixe l’e­space nu qui est devant lui
Lente­ment il se ferme

Il s’ou­vre à nou­veau doucement

Lorsqu’il est ouvert il se promène
Scrute la lumière avec avidité
Mil­lion­ième de mil­limètre par mil­lion­ième de millimètre
Cen­tième de sec­onde après cen­tième de seconde

Il ne voit nulle ombre
Mais découpe l’e­space en fines lamelles phosphorescentes
Il attrape chaque rai de lumière
Comme s’il était le pre­mier et le dernier
Qu’il lui soit don­né de percevoir

L’oeil bleu-gris sourit
Frag­ment de corps qui s’invente…

L’aile gauche du nez seule est éclairée
L’autre est inex­is­tante pour l’instant

La nar­ine petite ouver­ture du visage
Qui monte vers le cerveau
Nuit cav­erneuse où s’alanguissent
Les heures de nos vies

La nar­ine fris­sonne au gré de l’air
Le nez est le lieu de l’échange
Le lieu vide d’un miracle
Il con­sume l’e­space au bruit d’air
Il inspire et expire
Compte le temps
Trans­forme l’air en  secondes
Et inscrit le corps tout entier dans son onde mortelle

Le nez aux cris de vie
Le nez aux silences de mort
Tran­spire les jours et les nuits
Il soupire le poids du temps
Le nez fait tou­jours face
Il ne se replie pas ne s’ab­sente pas
Témoin muet présence constante
Le nez regarde devant lui
Les con­fins étouf­fés du monde
Il ne se trompe pas
Ne vole pas ne rêve pas d’une fausse apparence

Il draine le par­fum des étoiles
Et le dif­fuse à l’in­térieur d’un corps qui espère
Il hisse des pro­fondeurs la moi­teur des entrailles
Et expulse l’e­space qui meurt de sec­onde en seconde
Au fond de notre enfer
Il mêle et démêle les odeurs du ciel et de la terre
Le nez fait tou­jours ce qu’il a à faire
Il n’est jamais dans l’ignorance
Et il a l’ar­ro­gance de ne jamais se tenir au repos

Mais le jour où  lui vient cette tentation
Il inspire la mort
Et il expire la vie
Alors il respire du cadavre

Frag­ment de corps irrévérencieux
Où naît et meurt le miracle

La moitié gauche de la bouche est éclairée
Pour l’in­stant l’autre est inexistante

Deux lèvres minus­cules minces et roses
Douces comme deux pétales
Sont  posées là dans l’e­space immense
Clos­es pour l’instant

Elles frémis­sent de temps à autre
Déjà prête à s’ouvrir
Peut-être déjà prête à dire
Les sons si loin­tains encore

Très lente­ment elles se décol­lent l’une de l’autre
Éton­nées de leur soudaine unicité
Elles trem­blent légèrement
Elles blêmis­sent imperceptiblement
Affolées d’être ain­si séparées
Elles inven­tent un cri un tout petit cri
Minus­cule pont qui relirait
Ces deux con­ti­nents con­damnés à la dérive

Un tout petit cri
Infime presque inaudible

Un souf­fle à peine tein­té de voyelle
Mur­mure mini-explo­sion de l’espace

Puis soudain l’air se gonfle
Il s’en­gouf­fre dans la petite cav­ité ronde
Qui s’agrandit
Eloignant  de plus en plus les deux petites lèvres minces et roses
Douleur
Nul espoir de réu­ni­fi­ca­tion immédiate
Dés­espoir de succion

Le cri monte
Comme un artifice
Il défie l’air et le temps
Immense béance où un oeil peut regarder
Vibr­er la langue
Elle aus­si mince et rose
A peine plus fon­cée que les lèvres
Un peu plus loin la luette
Qui trem­ble au son furieux de cet unique cri

Le cri agace l’espace
Long et continu
Main­tenant audi­ble de toute part
La  bouche est ten­due verticale
Jusqu’à se rompre
Comme à son maximum

Les mâchoires sont lourdes
Les intens­es vibra­tions du cri
Les ren­dent douloureuses
L’in­térieur des joues se granule
La salive se retire en petites vagues successives
Les dents se récla­ment les unes les autre
Leurs hurlements silen­cieux déchirent les sec­on­des invisibles

Tout à coup le cri se rompt
Le silence s’épaissit
Le silence entre dans la bouche
L’air frôle les joues
Aplatit  la langue
Caresse les dents

Immo­bilise les lèvres
Tout se résorbe en un bâille­ment sourd
Et la bouche se referme doucement
Dans la chaleur d’une fin de journée

La bouche est close comme avant
Les dents fondent les unes dans les autres
Les lèvres minces et ros­es se rec­ol­lent en un bais­er silencieux
La nuit tombe

Frag­ment de corps qui se reconstitue 

Le côté gauche du cou est brusque­ment ren­tré dans la lumière
Le côté droit n’ex­iste pas pour l’instant

Le cou relie et sépare
Il est lien et promesse de liberté
Main­tenant la tête est hors d’atteinte
Elle est déliée du corps par ce long frag­ment de chair
Sou­ple et majestueux
Rameau d’ar­bre au coeur du printemps

Le cou sup­porte et transporte
Il est le transfuge du corps vers le ciel
Il est voyage
Il est  naufrage
Le cou fait per­dre la tête
Et la rive en une promesse faite à la terre
Il est indolence
Il est insolence

Droite ligne tel un hercule
Il per­met de garder la tête haute
Le cou est fier
Le cou est le tiers
Unis­sant le jour qui pointe des entrailles de la terre
A la nuit qui tombe d’un pos­si­ble firmament

Par­fois il s’incline
A droite
A gauche
Oblique il change d’univers

Il joue à cache-cache avec l’espace
Il retient le temps
De haut en bas
Il se renverse
Avant arrière
Arrière avant
Il danse le cou
Il tourne le cou
Se ride se lisse
De sec­onde en seconde
Dans la longue suite des tout petits instants
Il roule le cou

Frag­ment de corps immo­bile qui bouge

L’é­paule gauche est en pleine lumière
L’autre est inex­is­tante pour l’instant

L’é­paule est le bord du corps
Elle s’en échappe
Elle est la fugi­tive humant l’espace
Tout près d’elle le vide

L’é­paule est retenue
Du bout de la clavicule
Petit os à la dureté de dentelle
L’é­paule crie et se meurt de vouloir s’en aller
Vivre là-bas au-delà du corps
Elle ne peut pas
Elle se débat

Haute
Elle caresse la joue
Avide de tendresse
Peureuse elle cherche à se blot­tir se cacher
Se chauffer
Elle a froid de son impos­si­ble liberté
Elle demande à rentrer
Dans la joue
Dans le visage
Dans la bouche

Mais non
Elle doit rester là à sa place
Mais rebelle
Fuyant l’immobilité
Elle descend
Pro­fil bas
Là aus­si elle doit s’arrêter
Ne pou­vant descen­dre plus bas
Par là non plus elle ne peut s’échapper
Elle est en berne

Alors
Elle se rétracte
Regarde en arrière
Visant le dos
Voulant enlac­er sa soeur
L’omoplate
Là encore
Pro­fil bas échec
Elle s’arrête
Immo­bile muette de mou­ve­ment elle attend
Puis tout doucement
En  catimini
Elle monte
Voulant touch­er les cheveux de l’ar­rière de la tête
Mais là encore limite

Lim­ites échecs et douleurs
Ramè­nent l’é­paule à sa posi­tion initiale
Hor­i­zon­tale regar­dant l’e­space vide à côté d’elle
L’é­paule soupire

Frag­ment de corps emprisonné
Petit rouage en mal de liberté

L’é­clairage se porte main­tenant exclu­sive­ment sur le bras gauche
L’autre est inex­is­tant pour l’instant

Le bras seg­ment majus­cule du haut du corps
Lourde immo­bil­ité qu’at­tirent les pro­fondeurs de l’e­space d’en-bas
Il est lourd au repos
Il pend le long du corps immobile
En attente de mou­ve­ments plus amples il se bal­ance imperceptiblement
Arrière avant
Avant arrière
Et revient au milieu
En un point fixe il frêle le corps
Déli­cate­ment suavement

Puis lorsque l’im­mo­bil­ité ne lui con­vient plus
Raide il part en compagne
A la con­quête de l’espace
Il fait le grand
Il fait le beau

Le voilà déjà à l’horizontale
Il s’est éloigné du corps
Il est par­ti là-bas dans l’espace
Joyeux il s’est élancé vers la gauche
Il découpe l’air
Le fend en deux
Il y a main­tenant l’air du dessus
Et l’air du dessous

Le bras est libre
Il régit le monde à sa fantaisie
Ivre de son indépendance
Il se met à tournoyer
L’e­space devient volutes
Grandes ou petites
L’e­space devient trouées d’air
Myr­i­ades de bulles

Le mou­ve­ment se ralentit
Devient nul
Le bras décide
Il veut explor­er d’autres contrées
Lentement 
Majestueusement
Il monte
Il grimpe aus­si haut  qu’il le peut
Il revient dans l’axe du corps
Frôlant l’oreille
Se frot­tant con­tre les cheveux
En toute quiétude
Il respire le ciel

Il est la ten­ta­tion du géant

Le bras devient lourd
L’e­space se referme sur lui
L’e­space reprend ses droits
Il réclame la vir­ginité des hauteurs

Le bras tombe
Il s’im­mo­bilise à l’horizontale
Devant le corps
Autre déchirure de l’espace
Autre pro­longe­ment du corps
Fuite en avant
Tou­jours pour se détacher
Tou­jours pour respirer
Illu­sion d’infini
Marcher droit devant soi avec son bras
Saisir l’avenir
Attrap­er le temps

Le bras est souple
Il sourit au temps qui passe
Le bras est lumière
Il devient promesse du lointain
Présence d’un là-bas
Soudain le bras se raidit
Il désigne il crie
Il n’en peut plus d’attendre
Là immobile
Que quelque chose veuille bien se passer

Alors il s’en­fuit le bras
Jusqu’à la douleur
Il se retourne
Jusque loin der­rière le corps
Là où il ne peut plus être vu
Là où il ne peut plus rien voir
L’e­space est aveugle
L’e­space est sourd
Le bras se perd
Le bras s’étonne
Il est moins sûr d’exister

Il est retourné au temps d’avant
D’a­vant le corps
Il se cache der­rière ses peurs

Le bras au bout de sa fuite
N’ayant rien décou­vert dans le temps des ombres
Le bras revient faible épuisé
A force d’avoir été tendu
Il se plie
Il se case
A force d’avoir été un
Il devient deux
A force d’avoir été ligne droite
Il devient seg­ments perpendiculaires

Le coude désar­tic­ule le bras
Il a le pouvoir
On ne voit plus que lui
Le coude devient boule
Il fait danser l’avant-bras
L’envoyant
En bas
En haut
A droite
A gauche
Il mul­ti­plie les brisures
Il orchestre les cassures
La boule tourne
Le bras choisit son devenir

Le bras devient fontaine
Le bras devient cascade
Le poignet devient rivage
Il ourle le bras
Ultime parure du bras
Le poignet est un coussin soyeux
Sur lequel le bras s’endort
Il est le silence du bras
Son point de finitude

Le bras frag­ment de corps multiple
Dévoreur d’espace

La main gauche est sor­tie de l’ombre
L’autre est pour l’in­stant inexistante

D’abord un point fermé
Petit galet rond cou­vert d’un duvet blond
Cachant un secret sous les doigts repliés
Au creux de la paume lisse encore dérobée au regard

Le poing trem­ble légèrement
Il se soulève du sol presque imperceptiblement
Une petite excrois­sance apparaît
Il pousse le pouce
Il a déjà boulever­sé toute la petite struc­ture dure et homogène du poing
Une béance s’est créée
Les qua­tre autres doigts lâchent prise
Ils se détendent
Ensem­ble ils s’al­lon­gent sur le sol

Le mou­ve­ment est dérisoire­ment lent
Il prend un temps infini
Les ongles raclent le sol
Tout petit crisse­ment quasi-inaudible
D’abord les pre­mières pha­langes se dressent
Comme qua­tre immenses montagnes

Au fur et à mesure que les doigts s’étirent
D’autres mon­tagnes apparaissent
Repous­sant les  pre­mières qui déjà appar­ti­en­nent au passé
Elles occu­pent déjà ce point reculé de l’e­space le lointain

La paume est main­tenant col­lée au sol
Le secret s’est répandu
Plus rien ne le retient
Sauf l’ex­trémité des doigts
Ser­res d’oiseau
Agrip­pant leur proie

Soudain comme dans un souffle
L’ul­time extrémité des doigts se retourne
Les ongles sont enfin à l’air libre
Qua­tre petits miroirs reflé­tant le ciel

Les cinq doigts des mains s’écartent
L’e­space nu appa­raît entre eux et autour d’eux
Le poignet se détend et s’aplatit sur le sol
La main est là toute entière prête

Frag­ment de corps étale

Dans la lumière la poitrine est là
Seule la par­tie gauche est visible
L’autre est inex­is­tante pour l’instant

La poitrine s’impose
Ter­ri­toire qui s’étale
Trapèze d’en haut
Elle est large pleine
Supérieure
Elle est active riche inventive
Elle est mou­vance interne
Pro­tec­trice du secret
Elle a la beauté de la vie ardente
Siège du départ et de l’ar­rivée des flux sanguins
Elle résonne
Caisse de réso­nance du tumulte de la vie
Elle explose
Elle com­pose la mul­ti­plic­ité des chants du monde

Tran­quille
Elle se soulève et s’affaisse
Comme une mer en attente de son rythme lunaire
Elle est astre fixe
Cham­bre nup­tiale des flux et reflux
La poitrine con­tient le soleil de l’hiver
Et les étoiles de l’été
La poitrine est inspirée
La poitrine est traversée
La vie et la mort tour à tour s’y engouffrent
S’y querellent
Y cohabitent
Un temps

La poitrine est une battante
Elle est victoire

Elle expire du sang noir comme de l’encre
Pour se rem­plir de l’air trans­par­ent de l’aube
La poitrine se bombe
Elle se bande comme un arc

Elle affronte le dehors
S’in­stalle au coeur de l’espace
Et attend
Au creux de la nuit
Que le corps se rassem­ble et palpite
Tout entier
Alors la poitrine est arrivée
À irradier la terre-mère

La poitrine frag­ment de corps flamboyant

La taille s’of­fre à la lumière
Seule la par­tie gauche est éclairée
La droite est inex­is­tante pour l’instant

La taille est mobile fine fière élégante
Elle ploie
Pivote
Se cambre
Elle visse
Elle dévisse
Axe horizontal
Liai­son de l’axe vertical
Elle est la croix du tronc
Elle est mariage
Elle est mirage
Elle est anneau
Elle est berceuse
Frag­ile elle élance le haut du corps
Vers la gauche
Vers la droite
Vers  le haut
Vers le bas
Elle détient le pou­voir du sens
Elle déroute l’espace
Le lais­sant libre de tourn­er autour d’elle
Ou l’in­ter­rompant dans sa ronde

Alors le tronc est à l’oblique
A l’horizontale
Vers la gauche
Vers la droite
Vers l’arrière
Vers l’avant
Et retour
Tours et détours
Telle est la taille
Espiè­gle experte rieuse moqueuse

Fine elle a des allures de fla­mant rose en semi-liberté
Elle con­nait ses limites
Celles que le reste du corps lui a imposées
Elle ne va ni en deçà ni au delà
Elle ne renonce pas
Elle ne se met jamais en péril
Elle est la justesse du corps
Fière elle s’ou­blie dans sa verticalité
Elle prend des allures de roseaux
Qu’au­cun vent ne peut faire courber
Alors elle devient arbre
Et s’in­vente des racines dans le ventre
Ses branch­es s’é­gar­ent dans la lumière du coeur
Ain­si elle résiste aux tem­pêtes du temps
Elle attend que le ciel s’apaise
Et que la terre fasse taire ses fantômes
Elle est seule vivante en ce moment d’éternité

Lorsque l’e­space rede­vient lisse
Lorsqu’il s’abreuve à nou­veau de silence
La taille prend des poses
Elle fait des mines et veut qu’on l’admire
Elle se tourne se détourne se retourne
Elle brouille l’espace
Le prend dans son tourbillon
Elle annule toute pensée
Et devient tendresse
La taille appelle
La taille devient ivre
Attente d’un autre possible
Elle devient cri
Le silence se meurt
L’e­space s’agrandit
Et la soli­tude demeure
La lumière advient puis s’éteint
La taille est mourante d’absence

La taille frag­ment de corps qui se brise à la fron­tière du désir

Le ven­tre est en avant en pleine lumière
Presque entière­ment visible
Seule une petite par­tie est restée dans l’om­bre à droite

Le ven­tre s’étale
Paresseux et majestueux
Il se gon­fle et se dégon­fle lentement
Le ven­tre est habité de nuit
Il ren­ferme les pro­fondeurs de la terre
Il gronde sourdement
Il est le ton­nerre des enfers

Il est une vaste caverne
Où les dieux se reposent

Le ven­tre est l’aube et le cré­pus­cule du corps
Le ven­tre est deux
Il se remplit
Et se vide
Il pro­tège les allées et venues
Du monde
Il est un gouffre
Il est une montagne
Il est le soleil des aurores boréales
Il est ciel et terre
Sang et eau
Ami et enne­mi du corps
Il est réminiscence
Tran­scen­dance et repentance
Il est fatigue
Il est désir
Chant et silence

Le ven­tre avance
Il  tourne il vire dans l’espace
Sûr de lui
Il est le pis­til du corps
Il est l’ar­ro­gance égarée du monde
Il est la droite
Il est la gauche
Il est le haut
Il est le bas
Il est union de la poitrine et des jambes
Il est la tête à l’envers
L’om­bre inver­sée de la pensée
Le ven­tre pense avec les mots d’avant
D’a­vant la naissance
Avec les mots du silence
Le ven­tre tisse la lumière
Il rit avec les rayons d’un soleil en construction
Le ven­tre respire la pous­sière des étoiles
Il se tord de jouissance
Il crie au delà de dieu
Il est la tur­bu­lence de la mémoire

Il abrite les fris­sons de l’oubli

Le ven­tre frag­ment de corps du passage

La hanche gauche est main­tenant dans la lumière
L’autre est inex­is­tante pour l’instant

La hanche cav­ité blanche au milieu du corps
Posée là quelque part en un point de l’espace
Où nul ne peut atteindre
Le creux
Un plein qui est creux
Abri où l’on peut flotter
Intérieur blanc et sombre
Som­bre blanc du dedans

Cara­pace dure et saillante
Sol­idaire et fuyante
En attente de brisure
Avançant reculant
Avançant reculant
Pivotant
Au rythme lent du reste du corps
S’ou­vrant se fermant
S’ou­vrant se fermant
Au gré des déam­bu­la­tions dans l’e­space incommensurable

Petit îlot sombre
Où le bruit con­tinu de la cir­cu­la­tion des liquides
Arrive assour­di en quête de silence
De repos de douces inclinaisons
Cham­bre de calcaire
Mon­tagne inso­lente de solitude
Où nais­sent les excès du mouvement

Imper­méable aux cris
Et pour­tant assail­lie par eux
Dès l’aube du corps
La hanche bour­donne de frottements
Lents et sourds
Comme les années
Rapi­des et brutaux

Comme les soubre­sauts d’un ciel en tempête

Siège d’un tumulte aux allures de silence
La hanche se prend de convulsions
Tout en elle se grippe se contorsionne
Sans bruit
Sans aube florissante
Ni spasmes dissolus
Tout se déroule dans la blancheur
D’une nuit sans com­mence­ment ni fin

Frag­ment de corps éternel
Élan du mou­ve­ment immobile

La jambe gauche entre dans la lumière
L’autre est inex­is­tante pour l’instant

Longue fine mus­clée par endroit
La jambe est là en équili­bre sur la terre
Dans l’e­space incertain

On la voit de face
Du pied jusqu’à la hanche
Frag­ment longiligne d’e­space occupé
La plante du pied légère­ment arquée repose sur le sol

Les orteils joints blancs et nacrés bril­lent dans la lumière
Comme ceux d’une statue
Le talon est rond lisse et dur
Empreinte solide­ment ancrée dans la terre

Apparem­ment inof­fen­sif le talon grogne mugit
Il voudrait fendre la terre
S’in­cruster en elle
S’in­scrire en son centre
Pren­dre racine en son sein

Pour cela rien que pour ça
Le pied se cabre s’arc-boute
Se déforme
Il devient flèche incisive
Mor­dant le sol

S’en­fonçant un peu plus à chaque pas
Sur place

Le talon pense
Le talon crie
Il entre en terre
Il tri­t­ure une matière visqueuse
S’ac­croche en elle jusqu’à en éprou­ver le poids

La cheville casse se brise
Elle se recroqueville
Le pied se referme
Comme une hélice à la verticale

Le mol­let se dégon­fle comme une pompe
Il devient lisse et s’a­menuise dans l’e­space de la jambe
La jambe s’étire le genou se tend
Tous deux à l’ex­trême de la tension
Le genou petite boule ovale et spongieuse
Entrelacs de mus­cles et de nerfs
Dédale de cir­con­vo­lu­tions veineuses
Visant l’har­monie parfaite
Ca se plie ça se tend
Ca se tourne aussi
Étrangeté  ronde entre deux espaces

Ou petit nod­ule entre deux lignes infinies

La cuisse est là bour­geon­nante de rondeur
Enrobée de phan­tasmes amères
Elle n’est plus per­cep­ti­ble au sens commun
Ni dans sa roton­dité  ni dans sa flu­id­ité supposée

Pour­tant elle attend que la jambe entière se tende
Sec­ouée des spasmes de l’impatience
Elle se résout à une immo­bil­ité provisoire
Elle est la désireuse empêchée  de la jambe
Attachée au genou et à la hanche
Elle par­le sa cap­tiv­ité ram­pante en une langue bégayante et subtile

Ver­ti­cale la cuisse crie son immo­bile posture
Elle respire l’e­space immé­di­at et rêve

D’une incer­taine hor­i­zon­tal­ité à venir
Pili­er en ten­sion elle renferme
Le secret de l’im­prévis­i­ble de l’être sur la bête

La jambe toute entière résiste dans l’espace
Lourde d’une his­toire cent fois répétée
Elle enrobe les méan­dres d’une human­ité balbutiante

Légère et lourde la cuisse fatiguée
Se repose dans le cocon de la hanche
Dans le noir elle tourne imperceptiblement
Plongée dans un som­meil de somnambule
Elle se frotte au mur de son refuge calcaire

Frag­ment de corps en tension
Fini dans l’e­space infini

Le dos entre à son tour dans la lumière
Seule la moitié gauche est visible
L’autre n’ex­iste pas pour l’instant

Le dos est le mys­tère du corps
Il est celui qui n’est pas vu
Le méconnu
Objet de la non-voyance

Il échappe à la con­nais­sance du regard
Il n’est pas image
Il est imaginé

Le dos est alliance
Il est colonne
Ten­sion vers le ciel
Et appel de la terre
Il est omoplates
Sur­faces planes
Mass­es immo­biles et mou­vantes tour à tour
Se rap­prochant s’éloignant
Il est vertèbres
Cer­vi­cales dor­sales ou sacrées
Petites sur­faces d’os trouées
Petits coquil­lages agglu­tinés à leur rocher

Mou­vants et criants
Dans la tem­pête des mou­ve­ments brusques
Pais­i­bles et langoureux
Au repos dans les bras des étoiles
Les vertèbres sont sacrées
Lorsqu’elles se nichent au creux des reins
Là elles retrou­vent les anges
Et s’en­dor­ment au son de leurs louanges
Il est sacrum
Quand il s’of­fre aux dieux
Et qu’il s’en­fonce dans la terre
Pour y puis­er la force de la rectitude

Le dos est l’ar­bre du corps
Large long et puissant
Il est le Maître Sen­si­ble qui sou­tient et protège
Il est la parole et le silence
Pen­sée muette et sen­sa­tion vive
Le dos est vieux
Il a mille ans
Seul il con­nait les siè­cles passés
Sur lui les années ont dess­iné les chemins de joies et de souffrances
Il est la mémoire des tyrans et l’om­bre des fées

 

Un peu plus loin un peu plus tard
Un autre espace
Une autre lumière
Blanche ou grise
Un demi-corps
Un autre demi-corps

La moitié droite de la tête est éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

L’oeil est humide
Comme l’aube d’un été
Il passe et repasse
Sur les images d’avant
Au fil de l’eau
Au  fil d’avant
L’oeil est en dedans
Il agace les souvenirs

Il pleut
L’oeil se noie en cascade
Il tourne dans la trans­parence du temps
Et se nour­rit de son ventre
L’oeil du dedans est éclos
Oeuf de la pensée
Il vis­ite un à un les nerfs rouges du silence
Chemins aquatiques
Où remon­tent les ondes de la mémoire

L’oeil s’a­grandit
Il boit le cerveau liquide
Ivre il danse
D’im­age  en image
Tel un soleil humide
L’oeil du dedans
Aperçoit la lueur de l’âme

L’oeil du dedans sourit
Légende qui s’écrit

L’aile droite du nez est seule éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

La nar­ine droite inspire la nuit du monde
Elle hume le par­fum de l’hiver
Aspire le sel de la mer
Et s’é­tale dans la voil­ure dorée
D’une loin­taine caravelle

La nar­ine
Se dilate
S’agrandit
Se rétrécit
Comme un coeur en plein visage

Ten­due d’algues frémissantes
La nar­ine s’en­fonce dans la nuit sin­ueuse du Mystère

Des per­les d’eau vive
Se sus­pendent aux branch­es de sa faune sauvage
La nar­ine est intérieure
Elle s’étire en un long couloir obscur
Fille de l’oeil
Et com­pagne de la joue
Mère de la gorge
Elle soude le vis­age en plein partage

Le nez du dedans
Se contracte
Se rétracte
Se plisse
Il par­le aux nuits de l’hiver
Il râle
Gron­de­ment sourd
Colère tonitruante
Ou plaintes aigus
Il pleure des mots liquides
Sou­vent il se répète
Noy­ant l’e­space de ses humeurs aqueuses

Le nez de dedans
Se retire
Res­pi­rant sa honte
Fumant de fatigue
Il se ferme au jour

Entrant dans l’e­space noir de ses fantômes
Il empris­onne l’air du soir
Le malaxe
Le tri­t­ure comme une terre dérobée
Vacarme combat
L’air s’assèche
Se durcit se cabre
La nar­ine se resserre
L’air crie à l’étranglement
Il monte descend tourne
Se détourne se retourne
Claustrophobie
Sa détresse n’a de lim­ite que le son rauque de l’expire
Déchi­rant la nuit de son cri indompté

Le nez du dedans s’apaise
Il respire sa légende

La moitié droite de la bouche est éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

Der­rière les dents de devant
Vit­rine de la bouche du dedans
S’é­tale la langue
Apre secret du silence
Grains de beauté
Des mots en devenir de tendresse

La langue est aux aguets
Elle s’en­roule dans tout ce qui la frôle
Sur­face bour­geon­nante de terreur

Elle est aventurière
Elle se laisse emporter
Par le sel de la mer morte
Par l’hu­mus sucré des fleurs d’été
Par le poivre du soleil noir
Par l’amer­tume d’une lune rose

La langue s’étire comme un chat langoureux
Elle est l’âme humide du jour qui décline
Elle se fait belle de nuit aux allures d’hortensia

Qui gémit de plaisir quand l’aube verte défait le minu­it triste

La langue se tortille
Quand la salive la recouvre
De ses per­les fines
Elle se baigne dans sa mer intérieure
Nue et vierge
Heureuse dans son printemps
Offerte à sa soli­tude bienheureuse

La langue danse
Dans la bouche du dedans
Elle s’ap­puie sur les dents
En haut
En bas
A droite
A gauche
Elle bondit
Se colle au palais
S’arc-boute
Fait le gros dos
Bon­heur du mouvement
Elle s’arrête
Etour­die par la musique de son pro­pre silence

Elle cherche de la compagnie
La langue
Alors telle une fil­lette ensommeillée
Elle se blot­tit con­tre la joue droite
Celle qui l’a tou­jours protégée
L’a tou­jours conseillée

La joue est un rivage
Large et longue
Humide et chaude
Imbibée de tendresse
La joue est mère
Hors du temps
Elle est le secret  de la bouche
Elle est la vibra­tion interne du monde
Et la chair du silence
Elle ondule

Elle fris­sonne
Se gonfle
Se dégonfle
Elle ren­ferme la racine du sourire

La bouche du dedans
S’ar­rête au seuil du malheur
Bon­heur humide d’une nuit révélée

Le côté droit du cou est éclairé
L’autre s’est éloigné pour l’instant

Le cou du dedans
Gazouille
Oiseau vertical
Qui s’étire au grand soleil cervical
Le cou ges­tic­ule bascule
En un gar­gouil­lis de gorge
Qui remonte
Qui redescend
Boule de cinabre qui se serre et se desserre
Petit trou haché d’air
Gorge serrée
Angoisse d’air
Douleur d’enfermement
Déesse égorgée

Le cou est une chem­inée qui fume les soirs d’été
A l’heure où le monde s’endort
Con­duit tapis­sé de suie rouge
Échafaudage fou qui s’enroule
Et se déroule
Au rythme du temps
Au rythme des saisons
Le cou roucoule
Il est chute des sangs noirs de l’aube
Il est tor­rent limpi­de de salive blanche
Gerçure du son étouffé
Le cou bat comme un pouls tumé­fié par la peur
Le cou craque comme un arbre mort
Le cou à la face d’hercule
Et aux jeux bondis­sants du taureau

S’en­lise dans la moi­teur d’un corps à naître

Le cou du dedans
Est pas­sage des dieux
Il est Inspi­ra­tion et Expiration
Coeur et tête
Il est espace d’en haut
Il est espace d’en bas

Le cou du dedans
Est la trace d’un soleil brûlé

L’é­paule droite est en pleine lumière
L’autre s’est éloignée pour l’instant

L’é­paule du dedans
Est ronde comme un soleil
Chaude comme la mer de l’été
Douce  comme un bais­er oublié

L’é­paule du dedans
Pal­pite sous le vent de sa peau
Elle tremble
Elle a le coeur sur les lèvres
Lorsqu’elle veut voltiger dans l’espace
L’é­paule hurle
Lorsqu’elle se brise
Elle craque
De ne pas vouloir reste à sa place

Envol de douceur
Espoir de chaleur
Urgence de lib­erté à venir
L’é­paule s’enivre de colères défuntes
Sans cesse elle se cabre
Assoif­fée de tem­pêtes sidérales
Qu’au­cun dieu ne lui a offertes
Elle aimante les pièges du passé
Et capte les spasmes d’un futur inventé
Elle hante la mémoire d’en haut
Elle se frotte aux étoiles d’en bas
Et reni­fle les par­fums suran­nés des temps

L’é­paule du dedans
Est à la dérive
Affolée par les vents chauds
De l’autre rive invisible
Dont elle rêve les contours
L’é­paule soupire
Prise d’un soudain vertige
Elle se rétracte
Elle se contracte
Poulpe agacé de lumière
Elle se cache dans son étoffe rose
Comme une grande dame boudeuse
En mal de caprice
L’é­paule descend
Soli­taire dans sa nuit sans lune
En attente d’un autre jour
D’un autre rêve
D’un autre ciel
Sous lequel elle pour­ra recommencer
Recom­mencer à vouloir être libre
Recom­mencer à espérer
Recom­mencer à attendre
Atten­dre l’autre
Une autre
Une autre aube tremblante

L’é­paule de Dedans
Est une presqu’île
Sur laquelle
L’e­space s’as­soit à califourchon

Le bras droit est seul éclairé
L’autre s’est éloigné pour l’instant

Le bras droit du Dedans
Est rem­pli de sable blond
Qui descend lentement
Vers le cen­tre de la terre
Des mil­liers de grains de sable blond
S’é­grè­nent lentement
Image flu­ide d’une éter­nité fuyante
Le bras mur­mure le temps

Petit écoule­ment incessant
Et douce mélopée
La chair rose chante des chants
Que nul n’ap­pren­dra jamais
Con­nus par elle seule
Chants de lotus verts
Qui résonne de haut en bas
De bas en haut

Les soirs d’orage
Où l’été tombe dans son abîme
Le chant devient strident
Il s’élance vers l’e­space d’en haut
S’en­dort dans le coeur noir d’une étoile filante
Le bras du Dedans devient lumière

Puis à l’aube rouge de la terre
Le chant s’apaise
Il est main­tenant murmure
Il rôde en avant du corps

Le sable blond a bougé
Longue langue dorée
Qui caresse l’espace
Doucement
Lentement
Le bras du dedans tombe
Épuisé à force de chanter
A force de murmurer
Il tombe dans des silences
Ruis­se­lants de mer
Le bras du dedans se repose
Dans la chaleur blonde du temps
Il devient un soleil immobile

Rond jaune et rose
Qui brise l’horizon
Sable lunaire
Petite île qui émerge des flots
Rocher cou­vert de goémons
Le coude danse
Et le chant tourne

Et le chant grince
Le sable blond se sépare de la mer
La mer descend
Le sable se creuse
C’est l’heure de la brisure
L’in­stant de la musique des tem­pêtes tropicales
Le bras du dedans fait naufrage
Se coupe en deux

Il y a l’avant
Il y a l’après
Et tou­jours ce sable blond
Qui coule de bas en haut
Et bute sur le poignet
Dernière digue avant la mer
Là où le temps se sépare
Trou noir

La main droite est seule éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

Le poing du Dedans est dur
Comme une pierre
Sauvage comme la terre noire des profondeurs
Soli­taire et amer
Comme un hiv­er précoce
Le poing est dense
Il est lourd comme les jours de détresse
Immo­bile nu oublié

Carpe et métacarpe
Se bal­an­cent enlacés
Ce sont les pois­sons de la terre
La joie et le bon­heur des soirs d’été

Pha­langes
Phalangines
Et phalangettes
Se jet­tent les unes sur les autres
Joyeuses
Alors le poing du dedans éclate
De rire

La paume est chaude
Comme un vol­can qui s’éveille
Comme une ten­dresse qui se souvient
Douce et lumineuse
Elle grandit
Douce­ment doucement

Les doigts ajourés de dentelle
S’étirent  comme cinq longs fleuves d’argent
Ils appel­lent cha­cun leur horizon
Ils explorent cha­cun leur mystère

Les doigts du dedans se racontent
Des his­toires de courants d’air
Et dansent au grand vent d’hiver
Ils tres­sail­lent sur le piano du temps
Humec­té de pluie
Flic floc

La main du dedans
Est une poupée gigogne

Seule la par­tie droite de la poitrine est éclairée
L’autre s’es éloignée pour l’instant

La poitrine du dedans
Est une vaste cav­erne ombreuse
Où  pal­pi­tent les ondes du temps
Elle est le mir­a­cle de l’amour
Liq­uide et solide
La poitrine s’amuse
Entre ciel et terre
Elle est poumons
Coeur
Seins
Sang
Rond
Carré
Rectangle
Un oiseau pour­rait s’y cacher
Un oiseau pour­rait y chanter

La poitrine du dedans
Est un orchestre multicolore
Le coeur bat douce­ment calmement
Son col­oré du temps qui passe
Son aux airs de sauterelle
Le coeur bon­dit dans la lumière de l’aube
Le coeur s’af­fole en  plein midi
Regret­tant l’heure des certitudes
Le coeur s’a­paise lorsque le soir revient

Il croise le sang avec ses petits frères artères
Il croise le fer avec le poumon rose et noir

Le poumon chante dans la poitrine du dedans
Il par­le de la terre des arbres et du ciel
De la mer qui s’étire au-delà de lui
Le poumon par­le les mots de l’air
Il entend les mots du silence
Il est l’or­eille qui se tait

Le poumon crache le feu noir de l’enfer
Il est la flamme rouge qui irradie la poitrine du dedans
Lieu des mess­es noires
Où le dia­ble danse avec ses muses
Le poumon blasphème

Dans la poitrine du dedans
Aux pre­mières heures de l’automne
Quand revient la douceur de la lampe allumée
Dans la cav­erne ombreuse
Règne le silence des meutes apaisées

La poitrine du dedans
Est un long print­emps qui s’endort

Seule la par­tie droite de la taille éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

La taille du dedans est une forêt
Qui se bal­ance doucement
Au détours d’un printemps
Enchevêtrée de lianes roses

Cachées sous une mousse bleue
Des rainettes pal­pi­tent au bord de quelque étang secret
Des libel­lules diaphanes dansent dans le silence d’un soleil brisé

Le temps bas­cule dans la taille du dedans
Il se vrille
S’enroule
Se déroule
Tombe
A gauche
A droite
En haut
En bas
Le temps devient goutte de pluie
Dans la taille du dedans
Le temps résonne
Se tisse
Se lime
S’épouvante

La taille du dedans
Devient lilas mauve
Aux con­tours de mai
Framboise
Dans les lan­des de l’été
Raisin aux fleurs de septembre
Noix
Orange dans le soleil noyé de l’automne
Rose de noël dans le hul­ule­ment de décembre

La taille du dedans
Est un tulip­i­er d’Amérique
Un baobab d’Afrique
Un gin­go­b­ilo­ba du Japon

La taille du Dedans
Sent le jas­min et le réséda
Le camélia et la clématite

Des cris de cor­beaux et d’oies sauvages
Déchirent le ciel rose et blanc
De l’in­térieur de la taille

Ils embrassent ce pays de mystère
Où l’âme des fées se tisse
Et se sus­pendent à la can­deur des matins oubliés

Ce pays du fond du temps
Aux allures de mémoire engourdie
Où le secret reste intact
Il est là flam­boy­ant calme et joyeux
Il est l’om­bre qui danse
De fruit en fruit
D’ar­bre en arbre
De fleurs en fleurs
Il est l’onde de l’eau
Silen­cieuse et pure
Ruban d’aube qui attache la nuit au jour

La taille du dedans
Est un voy­age de per­les d’eau
Qui s’étirent
Vers la droite
Vers la gauche
Vers le bas
Vers le haut

La par­tie droite du ventre
Est en pleine lumière
L’autre s’est éloignée pour l’instant

Le ven­tre du dedans
Est un vaste vais­seau lunaire
Où se reposent de tout petits soleils
Posés sur la nuit rouge
Ils sont bercés par l’apesanteur

Leurs dans­es ressem­blent à celles des poissons
Incon­nus d’eux
Ces tout petits dieux au pro­fil de crépuscule
Habitent des cathé­drales noyées
Où le temps bas­cule dans la joie des jours d’avant
Avec un bruit de tor­rent artificiel

Dans le ven­tre du dedans

La voil­ure d’un grand navire blanc
Se gon­fle et se dégonfle
Au gré des ten­ta­tions de l’air
Le ven­tre s’agrandit
Se rétrécit
S’enivre
Et s’endort
Se pâme
Se meurt
Se bouscule
Et se jouit

L’estom­ac  s’ouvre
Il est béant de chair
Il admire la saveur des liq­uides tièdes
Il tombe en pâmoi­son devant les régals de la terre
Et se tord dans les abîmes de l’abondance

L’in­testin au labyrinthe de soie
Et aux sen­teurs d’héliotrope
Se vrille au moin­dre chagrin

Ses branch­es sur­chargées de givre
S’en­dor­ment dans la froideur de l’hiver

Le foie aux lames roses
Gorgé de sucs
Respire la pureté légère d’un printemps
Aux fla­grances de santal
Aux relents de figues fraîches
Le foie digère la lumière de toute pensée
Il est le scep­tre pour­pre du ven­tre du dedans

Le ven­tre du dedans
Est le chant du corps
Musique pro­fonde des entrailles
Sons bondis­sants de la galaxie
Arpèges en ut majeur
Epou­sant des mi bémol

Le ven­tre du dedans
Est la faran­dole sucrée des mon­des à venir

La hanche droite est main­tenant éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

La hanche du dedans
Est frontière
Elle sépare le haut et le bas
L’un et le deux du corps
Elle est pliure
Aux raies de pluie fine
Qui dégoulinent
Le long de ses murs de calcaire
Son silence est l’en­vers d’un cri de douleur

La hanche du dedans
Est un mau­solée de mar­bre rose
Aux allures de coeur essoufflé
En attente d’un improb­a­ble battement
Demeure secrète et douce
D’un pharaon hors du temps

La hanche
Se dévoile
Se dessine
Se griffe
S’échancre
Balbutie
Le désir de quelque époux inconnu

La hanche du dedans
Danse aux sons d’un tam­bour brisé
Elle monte
Elle descend
S’ouvre
Et se ferme
Elle prend des airs de virgule
D’ac­cent  circonflexe

La hanche du dedans
A des faux airs de victoire
Elle s’enivre des batailles
Qu’elle n’a pas mené
Elle se veut folle

Exubérante
Alors qu’elle n’est que sagesse
Et silence

La hanche du dedans
S’érode
Il pleut des étoiles den­telées de brouillard
Au dedans d’elle
Elle se craquelle
Elle se brise
Se fracture
S’immole
Se con­sume dans les flammes
De son pro­pre autel

La hanche du dedans s’apaise
Elle est entrée dans la jouis­sance éternelle

Seule la jambe droite est éclairée
L’autre s’est éloignée pour l’instant

La jambe du dedans
Est un cylin­dre de chair rose
Où se ren­con­trent le ciel et la terre

Le haut et le bas
L’a­vant et l’après
Le proche et  le lointain

La jambe du dedans
Aspire la terre
Elle suce la moelle des enfers
La langue d’Héphaïs­tos tit­ille le talon
Elle cha­touille sa sur­face trop tranquille
La picote
L’agace
Lui fait pouss­er des soupirs d’outre-tombe
Espérant recueil­lir  son cri
Mais le silence blanc du talon
Règne en maître sur la terre
Le talon tombe et retombe à chaque pas
Muet et pesant

Il com­bat l’Ange des ténèbres
L’en­ferme dans le sein noir de la terre

Alors la cheville craque
Comme du bois mort
Elle se comprime
Se déchire
Se fend
Elle brûle avant de se tendre
A l’aube d’un autre pas

Les orteils se crispent
Petits anges hargneux
Petits dieux trompeurs
Aux colères multiples
Et irraisonnées
Ils reni­flent la pous­sière d’en bas

Le mol­let s’étire
Jusqu’à se rompre
Il devient lourd
Comme une barrique
Rem­plie de mau­vais vin
Il est l’oiseau de chaux vive
Englué dans les marécages

Le genou nage
Il s’ouvre
Et se ferme
Comme les branchies
D’un requin d’Océanie

La cuisse se contracte
Elle tient bon
Elle tient fort
Jusqu’à la douleur lourde
D’un soir d’orage
La cuisse se détend
Elle est une goutte de pluie
Longue et effilée
Qui tombe
Au milieu d’un désert

Elle est espérance liquide
Har­monie retrouvée
Soupir de satisfaction
Au bord d’une jouis­sance à venir
Elle tremble
Elle fris­sonne d’aise
Enrobée d’une peur délicieuse
Molle et souveraine

La jambe du dedans attend
Elle vient de comprendre
Qui elle est
La sur­prise bienheureuse
D’un mou­ve­ment possible
Bloc de gran­it sombre
Devenu plume de geai rouge
La jambe s’étale
Au soleil rose de l’aube

Le dos est main­tenant éclairé
On ne voit que la par­tie droite
L’autre s’est éloignée pour l’instant

Le dos du dedans
Est l’île déserte de la pensée
Il est l’onde mécon­nue de la lumière
C’est  un ciel d’or­age menaçant et silencieux
Gris per­le et jaune d’a­vant la tempête
Vaste plaine où l’é­cho se perd
Là où se nouent les douleurs de la raison

Paysage désolé de gran­it mauve
Où frétil­lent encore les crabes noirs
Qu’une mer anci­enne a nég­ligé d’engloutir
Débris d’un cauchemar vaincu

Mais le dos du dedans
Essaie d’être fier
Il se veut mur de soutien
Rempart
Arbre solaire où se cachent
Les grands rapaces de la nuit

Au petit jour
Ils dansent dans une allée de galets roses
Et pren­nent leur envol
Pous­sant des cris d’oiseaux de mer blessés

Dans le dos du dedans
Il y a des soleils qui s’ennuient
Et des étoiles qui crient
Des nuages qui filent vers demain
Il y a des silences qui s’étranglent
Des mur­mures qui s’épuisent
Des hoquets désenchantés
Le dos du dedans
Est plat comme une aurore
Long comme un mystère
Large comme l’amour
Courbe comme l’hiver

Au creux des reins
Se cache le dés­espoir des jours
Et la noirceur des nuits sans sommeil
La fièvre des rêves inaccomplis
Et le cri des goé­lands noirs

Dos du dedans
Au coeur de soucis
Aux sons de nuits
Aux trem­ble­ments de ciel rose
Aux ailes rognées
Aux aven­tures déjouées
Aux mille lunes en pleurs
A l’heure des secrets éventrés
A l’ac­cent de déraison
Faune sauvage aux allures d’hippopotame

Sois en paix avec les étoiles des grandes mers
Et les bais­ers du vent de l’hiver

13juin 2000
 

[1] Eugénio Bar­ba “Le Corps Dilaté” in “Un Dic­tio­n­naire d’Antropolo­gie Théâ­trale L’ENERGIE QUI DANSE — L’Art de l’Ac­teur” p. 34 Bouf­fon­ner­ies n° 32–33


 [*1]Eugénio Bar­ba “Le Corps Dilaté” in “Dic­tio­n­naire d’An­thro­polo­gie Théâ­trale L’ENERGIE QUI DANSE — l’Art de l’Ac­teur” p 34 Bouf­fon­ner­ies n°32–33

 

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