C’est un ami graveur, Patrick Ver­net (qui nous a quit­tés subite­ment en mars 2013) qui me fit vrai­ment décou­vrir Claude Louis-Com­bet en 2010 en m’of­frant le livre de ce dernier, Des artistes (1)… J’avais aupar­a­vant tra­vail­lé avec P Ver­net mais aus­si avec JG Gwezen­neg et dans cet ouvrage, Louis-Com­bet avait repris le texte qu’il avait écrit pour l’ex­po­si­tion de Gwezen­neg, Les Sécré­tions palimpses­tes,  à Cher­bourg en 1989. D’où ma légitime curiosité pour celui qui par­lait si bien et si pro­fondé­ment des pein­tres, des graveurs et autres créa­teurs et mon intérêt en ouvrant “Suzanne et les croû­tons”.

    Le mot croû­ton en lan­gage pop­u­laire désig­nant un vieil­lard aux fac­ultés intel­lectuelles réduites, le titre immé­di­ate­ment fait référence au mythe biblique de Suzanne au bain que plusieurs pein­tres (Jor­daens, Rubens, Chas­séri­au entre autres ) ont immor­tal­isé dans leurs tableaux inti­t­ulés “Suzanne et les vieil­lards”. Ce mythe con­stitue l’un des chapitres du Livre de Daniel dans l’An­cien Tes­ta­ment. Il racon­te la mésaven­ture d’une jeune femme chaste sur­prise lors de son bain par deux vieil­lards libidineux qui lui font des propo­sions sex­uelles qu’elle refuse. Accusée d’adultère par ces derniers, elle est con­damnée à mort, du moins dans un pre­mier temps… Paul Rebey­rolle, au XXème siè­cle, dans son tableau “Suzanne au bain”, dénonce la con­voitise et la calom­nie, con­traire­ment à ses illus­tres prédécesseurs qui dans leurs œuvres met­taient une con­no­ta­tion religieuse, suiv­ant en cela la Bible… Il y a donc lieu d’abor­der le texte de Claude Louis-Com­bet avec circonspection.

    L’in­trigue qui court sur une bonne quar­an­taine de pages est sim­ple. Dans une mai­son de retraite, la Clin­ique du Con­flu­ent, les pen­sion­naires (tous des croû­tons !) atten­dent comme celle du messie, la venue de la chaste Suzanne qui arrive vers le milieu du réc­it déclen­chant une véri­ta­ble bac­cha­nale. Suzanne va alors en devenir le per­son­nage prin­ci­pal : elle “se fait com­plice des regards qui assail­lent sa pudeur, et les vieil­lards, tout entiers réduits à leur impuis­sance de croû­tons, bas­cu­lent dans un délire de lux­u­re col­lec­tive” affirme la qua­trième de cou­ver­ture. Ain­si résumée cette intrigue pour­rait être celle d’un pen­sum pornographique où domi­nent l’ex­hi­bi­tion­nisme, le voyeurisme et la masturbation.

    Cepen­dant plusieurs indices vien­nent infirmer cette hypothèse. Tout d’abord la place occupée par la descrip­tion des “croû­tons”. Si Claude Louis-Com­bet donne volon­tiers dans le grotesque et la déri­sion, c’est peut-être pour se pro­téger du naufrage que con­stitue la vieil­lesse et par­ti­c­ulière­ment la grande vieil­lesse car l’in­sis­tance mise à relater le sort fait aux vieux — qu’on par­que dans des mouroirs — n’est pas inno­cente. Pein­ture au vit­ri­ol  assuré­ment : rien n’est épargné au lecteur, ni la déchéance physique et sex­uelle, ni la déchéance intel­lectuelle. Mais pein­ture qui débouche sur le dérisoire : “… ils occu­paient leur loisir à se mas­turber, les yeux clos, le souf­fle court, sans autre effet que ramol­lir le très mou jusqu’à anni­hi­la­tion”. Le por­trait du cen­te­naire de la Clin­ique du Con­flu­ent, le roi des Flapis, est une réus­site, une charge, mine de rien, con­tre l’hy­giénisme ambiant qui veut pro­longer la vie des humains au-delà du raisonnable.

    Le texte ne manque pas de références à la pein­ture, à la Bible, au philosophe Zénon…  “Ce n’é­tait pas Vénus jail­lis­sante, écumante, toute salée d’embruns, et voilant sa nudité sous les tor­sades de sa chevelure” écrit Claude Louis-Com­bet pour présen­ter Suzanne… On pense alors à La nais­sance de Vénus de Bot­ti­cel­li. On trou­ve aus­si trace de fig­ures bibliques sou­vent représen­tées par les pein­tres : “Elle [Suzanne] incar­nait, comme  Ève, comme Bethsabée et quelques autres, la séduc­tion naturelle de la beauté et l’aspi­ra­tion de l’être tout entier à l’embrasement par le sexe et la pos­ses­sion à mort”. Nous voilà loin de la plate pornogra­phie, mais il y a mieux : Suzanne devient un arché­type qui, ayant tra­ver­sé l’his­toire des hommes, n’a plus que de loin­tains rap­ports avec le réc­it biblique. Elle est un mod­èle “non pour l’éd­i­fi­ca­tion des croy­ants, mais pour la mise en valeur et le soulage­ment des fan­tas­magories du sexe”. Et Claude Louis-Com­bet va jusqu’à se référ­er à Zénon et ses para­dox­es : “…il y avait tou­jours entre leur corps et le sien, comme pour un nou­v­el argu­ment de Zénon, une dis­tance infran­chiss­able”.

    Com­ment alors lire Suzanne et les Croû­tons ? Il sem­blerait que Claude Louis-Com­bet livre ici une ver­sion icon­o­claste du con­cept théologique de rédemp­tion. Si dans la reli­gion chré­ti­enne, la rédemp­tion passe par la volon­té de l’homme d’être racheté par sa foi dans le Christ, il y a un par­al­lèle avec les croû­tons qui souhait­ent être rachetés de leur mis­ère sex­uelle par leur foi en la beauté du corps désir­able de Suzanne. Suzanne deviendrait alors la métaphore du Christ puisqu’in fine elle parvient à men­er à la jouis­sance le Roi des Flapis, après des échecs répétés avec la masse des croû­tons, mais en payant de sa per­son­ne cette fois-ci. C’est le sens de la remar­que de Claude Louis-Com­bet : “Elle ne s’é­tait pas suff­isam­ment per­due de vue et sac­ri­fiée. Elle n’é­tait pas entrée dans l’arène”. Mais, pour autant, l’au­teur n’est pas naïf et la fin n’est pas heureuse puisque au moment de l’ul­time jouis­sance, “la clin­ique fut sec­ouée dans ses fonde­ments et une énorme clameur cos­mique de tri­om­phe et d’anéan­tisse­ment cou­vrit l’écroule­ment de l’éd­i­fice humain dans la ténèbre des flots”. Pes­simisme en dernier ressort dû au principe de réalité ?

    Suzanne et les Croû­tons est donc une belle réus­site lit­téraire qui amène le lecteur à réfléchir sur le réel, sur le désir, mais aus­si sur les sym­bol­es religieux ou mythologiques. Ou, pour repren­dre ces mots de la présen­ta­tion du texte :  est- il pos­si­ble “de rejoin­dre [par l’écri­t­ure] un cer­tain noy­au d’ex­péri­ence intérieure où pren­nent vie et forme les con­tra­dic­tions de l’ex­is­tence aux pris­es avec le Sacré” ? Au lecteur de répondre.

Note

1. Claude Louis-Com­bet,  Des artistes. Press­es Uni­ver­si­taires du Septen­tri­on. 202 pages, 22 €.

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