« Il n’ar­rive pas ce qu’il faudrait. Joie ou douleur, per­son­ne jusqu’au bout.
Toi, racon­te-nous l’his­toire, et fais trem­bler la scène sous le déchaîne­ment de la par­faite comédie !
 »

Paul Claudel, La mai­son fer­mée, p.278, La Pléi­ade, 1957

Ces quelques lignes de La mai­son fer­mée  de Paul Claudel peu­vent intro­duire avec force au mys­tère de la poésie. Comme une parole en trop inscrite aux lim­ites imper­cep­ti­bles de l’écri­t­ure, elle redonne droit à l’u­topie du lan­gage, à la soif de présence, de com­mu­nion et d’échange qui l’ir­rigue en amont de tout devoir d’ex­pres­sion; en aval, elle ouvre aus­si sur le «main­tenant» d’une rela­tion aux autres libre de tout con­trat de com­mu­ni­ca­tion et de «mes­sages»  bien codés à transmettre.

Comme le sug­gère Claudel, le devenir du temps avec ses événe­ments mit­igés et son can­cer général­isé de neu­tral­ité ne peut sat­is­faire vrai­ment le coeur et la con­science. A force de vivre unique­ment le lan­gage sur le mode de l’in­for­ma­tion et de la trans­mis­sion des savoirs, le lien social s’é­mousse avec la parole qui n’y cir­cule plus que pour réguler des échanges cal­culés et des activ­ités de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion. L’his­toire  et la révéla­tion de beauté et de vérité qui l’é­claire n’y est jamais racon­tée jusqu’au bout; c’est pourquoi on attend du poète qu’il remonte jusqu’à la source de la «par­faite comédie» des travaux et des hommes afin de laiss­er le lan­gage se dilater en un océan de sig­ni­fi­ca­tions en per­pétuel mou­ve­ment, là où la parole de cha­cun, de chaque lecteur et de chaque écrivain, veille à ne jamais se noy­er en une mer de sig­ni­fi­ca­tions imper­son­nelle et étale.

En ce sens, la poésie a par­tie liée à l’ex­péri­ence spir­ituelle, à la recon­nais­sance d’un don extérieur au lan­gage mais sig­nifié de toute part à l’in­térieur de ses méan­dres et de sa trans­parence, de ses clair­ières de lis­i­bil­ité et de ses buis­sons d’opac­ité. Par expéri­ence spir­ituelle, nous n’en­ten­dons pas ici l’ex­pres­sion d’une vie de foi qui implique l’in­tel­li­gence des Ecri­t­ures, la nor­ma­tiv­ité d’une théolo­gie et l’en­gage­ment con­cret d’un style de vie qui unit l’amour, la morale et la vérité selon la dou­ble nature  — humaine et divine —  de Jésus le Christ. Nous enten­dons, pour l’heure,  le mot «expéri­ence spir­ituelle» en son sens à la fois le plus ouvert et le plus min­i­mal­iste. Con­fron­té à la lâcheté séman­tique du terme «spir­ituel », accom­modé selon les com­plai­sances d’un ailleurs ou d’un imag­i­naire  con­fus, nous posons la ques­tion suiv­ante : qu’est-ce qui, dans la poésie, intro­duit le grain de sel d’une voix et d’une prise de parole impos­si­ble à rap­porter à la seule rhé­torique et expres­sion lit­téraire ? Quelles miettes d’altérité et de dif­férences, impro­pres à tout endi­manche­ment con­ceptuel, se don­nent en nour­ri­t­ure au lecteur ? Elles déro­gent à tout ter­ri­toire her­méneu­tique, à toute sit­u­a­tion épisté­mologique, elles attes­tent un non-lieu du lan­gage au sens le plus fort du terme. Le non-lieu est, dans son accep­tion juridique, un lieu d’ac­quit­te­ment; ici, il s’ag­it de l’ac­quit­te­ment de l’écri­t­ure, d’un lieu pro­pre à inviter le lecteur à renon­cer au procès d’i­den­tité qu’il intente à l’écrit d’un auteur. Il s’ag­it d’as­soci­er sans naïveté l’é­coute de la parole poé­tique d’autrui à une pré­somp­tion d’in­no­cence dans l’échange qui se joue entre le lecteur et l’écrivain.

Le savoir cri­tique intente un procès à l’au­teur en lui con­stru­isant une iden­tité sociale, théologique et philosophique sous la pres­sion d’un habi­tus poli­tique et psy­chologique. Or, il s’ag­it de se dépar­tir de ce réflexe cri­tique pour décon­stru­ire tout ce qui retire au lan­gage sa capac­ité à  don­ner droit à la parole d’autrui. Il s’ag­it de sus­pendre tout juge­ment de valeur sur cette parole qui se donne à enten­dre pour mieux se dédouan­er de tout rap­port de vio­lence à la vérité du poème et à celle de son auteur et lecteur : tout un tra­vail de sape de la let­tre est néces­saire pour remon­ter à la genèse de la voix poé­tique enten­due en son jail­lisse­ment le plus cir­con­stan­cié, le moins col­lec­tif; tout un jeu de dis­tan­ci­a­tion est req­uis pour percevoir les frémisse­ments et les gémisse­ments de l’e­sprit à l’oeu­vre dans la nais­sance de l’écri­t­ure poé­tique à elle-même.
En d’autres ter­mes, indépen­dam­ment de la recon­nais­sance de toute révéla­tion, quel « dieu incon­nu » tra­verse le lan­gage et l’ori­ente vers le dévoile­ment d’une présence que nous ne pou­vons pas réduire à un savoir sur le réel et à un juge­ment sur notre prochain? En bref, l’ex­péri­ence spir­ituelle, enten­due ici de façon non dog­ma­tique, se lim­it­era d’abord  à la ques­tion d’une crise de la rai­son  (et de la notion  de con­tenu) et du sujet à l’oeu­vre dans les formes mêmes du lan­gage poétique.

C’est pourquoi nous mon­trerons davan­tage que nous n’ex­pli­querons les ressorts d’une sym­bol­ique à la fois poé­tique et spir­ituelle que la voix des poètes mur­mure ou vocif­ère dans une résis­tance pro­fonde à tout écorne­ment du lan­gage. La poésie et l’ex­péri­ence spir­ituelle ont en com­mun de vouloir, moins par défaut que par le ressort même de leur res­pi­ra­tion exis­ten­tielle, se dérober à toute déf­i­ni­tion. Celle-ci délim­it­erait de façon con­ven­tion­nelle ce qu’est à la fois la poésie et l’ex­péri­ence spir­ituelle par des pro­jec­tions arbi­traires sur la sin­gu­lar­ité des oeu­vres et la biogra­phie de leurs acteurs et auteurs.

Deux poèmes, l’un de Paul Claudel et l’autre de Max Jacob, pour­ront  tout de suite mieux situer et faire  com­pren­dre les enjeux et la visée de notre démarche.  Nous avons ici choisi des oeu­vres qui met­tent le mieux au dia­pa­son nais­sance du poème et  nais­sance du sujet à la voix de son pro­pre corps et de sa conscience.

 Ce poème de Claudel sur Ver­laine nous aidera à entr­er davan­tage dans le mou­ve­ment pro­pre à l’ex­pres­sion poé­tique de la vie spir­ituelle: elle est intraduis­i­ble autrement que dans le feu dévo­rant de ses formes et vom­it toute para­phrase et toute dis­tan­ci­a­tion herméneutique.

 L’Ir­ré­ductible ou l’ap­pel de l’ange dans la brume.

 

Il fut ce matelot lais­sé à terre et qui fait de la peine à la gendarmerie,
Avec ses deux sous de tabac, son casi­er judi­ci­aire belge et sa feuille de route jusqu’à Paris.
Marin doré­na­vant sans la mer, vagabond d’une route sans kilomètres,
Domi­cile incon­nu, pro­fes­sion, pas… «
Ver­laine, Paul, Homme de Lettres »
Le mal­heureux fait des vers en effet pour lesquels Ana­tole France n’est pas tendre ;
Quand on écrit en français, c’est pour se faire comprendre.
L’homme tout de même est si drôle avec sa jambe raide qu’il l’a mis dans un roman.
On lui paie par­fois une blanche, il est célèbre chez les étudiants.
Mais ce qu’il écrit, c’est des choses qu’on ne peut lire sans indignation.
Car elles ont treize pieds quelque­fois et aucune signification.
Le prix Archon-Despérouss­es n’est pas pour lui, ni le regard de M. de Mon­thy­on qui est au ciel.
Il est l’a­ma­teur dérisoire au milieu des professionnels.
Cha­cun lui donne de bons con­seils ; s’il meurt de faim, c’est sa faute.
On ne se la laisse pas faire par ce mys­tifi­ca­teur à la côte.
L’ar­gent, on n’en a pas de trop pour Messieurs les Professeurs.
Qui plus tard fer­ont des cours sur lui et qui seront tous décoré de la Légion d’Honneur.
Nous ne con­nais­sons pas cet homme et nous ne savons qui il est.
Le vieux Socrate chauve grom­melle dans sa barbe emmêlée ;
Car une absinthe coûte cinquante cen­times et il en faut au moins qua­tre pour être saoûl :
Mais il aime mieux être ivre que sem­blable à aucun de nous.
Car son coeur est comme empoi­son­né, depuis que le pervertit
Cette voix de femme ou d’en­fant — ou d’un ange qui lui par­lait dans le paradis!
Que Cat­ulle Mendès garde sa gloire, et Sul­ly Prud’homme ce grand poète !
Il refuse de recevoir sa patente en cuiv­re avec une belle casquette.
Que d’autres gar­dent le plaisir avec la ver­tu, les femmes, l’hon­neur et les cigares.
Il couche tout nu dans un gar­ni avec une indif­férence tartare.
Il con­naît les marchands de vins par leur petit nom, il est à l’hôpi­tal comme chez lui :
Mais il vaut mieux être mort que d’être comme les gens d’ici.
Donc célébrons tous d’une seule voix Ver­laine, main­tenant qu’on nous dit qu’il est mort.
C’é­tait la seule chose qui lui man­quait, et ce qu’il y a de plus fort,
C’est que nous com­prenons tous ses vers main­tenant que nos demoi­selles nous les chantent, avec la musique
Que de grands com­pos­i­teurs y ont mise et toute sorte d’ac­com­pa­g­ne­ments séraphiques !
Le vieil homme à la côte est par­ti ; il a rejoint le bateau qui l’a débarqué
Et qui l’at­tendait en ce port noir, mais nous n’avons rien remarqué;
Rien que la déto­na­tion de la grande voile qui se gon­fle et le bruit d’une puis­sante étrave dans l’écume.
Rien qu’une voix, comme une voix de femme ou d’en­fant, ou d’un ange qui appelait :
Ver­laine ! dans la brume. 

L’ir­ré­ductible, c’est le titre du fameux poème de Claudel dédié à Ver­laine paru en 1910 dans un ouvrage col­lec­tif d’hom­mage à l’au­teur des Fêtes galantes et de Sagesse.

Claudel en écrira un sec­ond inti­t­ulé Le faible Ver­laine  qu’il pub­liera dans Le Mer­cure de France en août 1919. Par la suite, l’édi­tion des deux por­traits de Ver­laine ren­versera l’or­dre chronologique, don­nant à lire en pre­mier le poème écrit le plus tar­di­ve­ment.  Nous pou­vons ajouter que ce por­trait inau­gure éton­nam­ment le recueil  appelé Feuilles de saints qui, comme son nom l’indique, évoque des fig­ures de saints canon­isés par­mi les plus populaires.
Com­ment évo­quer le mythe du «poète mau­dit» sans tomber dans l’im­pos­ture d’une fable roman­tique qui va exal­ter la descente en enfer au nom de la «Poésie», sans souscrire au fatras du déca­den­tisme et de ses vio­lences crapuleuses?

La sim­plic­ité et la puis­sance du por­trait de Ver­laine par Claudel tient à son absence de toute cul­pa­bil­ité et au jail­lisse­ment d’une lib­erté de parole tra­vail­lant avec lucid­ité à bris­er toutes les résis­tances de la rai­son devant un don plus grand qu’elle, un par­don qui vient de Dieu et y retourne. Aucune déné­ga­tion, aucun embel­lisse­ment, Claudel ne nous épargne rien des infamies du poète ivrogne devenu chien errant à la face du monde entier, mais sa façon d’évo­quer la néga­tiv­ité la plus irrécupérable de Ver­laine est un chef‑d’oeuvre d’au­then­tic­ité et d’é­coute; elle pul­vérise les bons sen­ti­ments pour don­ner chance à l’ex­pres­sion d’une autre mesure des êtres et des choses.
Au lieu de divaguer sur l’e­sprit de bohème et mag­ni­fi­er les fureurs de mis­ère qui s’y déchainent, l’écrivain en revient tou­jours à la vérité et à l’hu­mil­ité du corps: c’est cette vérité-là qui inter­dit para­doxale­ment de réduire l’autre à une chose: «Rim­baud part, tu ne le ver­ras plus, et ce qui reste dans un coin,/ Ecumant, à demi fou et com­pro­met­tant pour la sécu­rité publique,/ Les Belges l’ont soigneuse­ment ramassé et placé dans une prison de briques»

Ce qui reste dans un coin»:  l’im­age rap­pelle presque l’in­ex­plic­a­ble et subite trans­for­ma­tion de Sam­sa dans La méta­mor­phose de  Kaf­ka . Elle mon­tre en tous les cas  que Claudel ne prend pas la pose de l’homme fort qui se penche en trem­blant sur un com­pagnon d’in­for­tune mais il recon­naît  à Ver­laine la grandeur d’une voca­tion qui l’a, à la fois, anéan­ti et accom­pli selon un ordre et une néces­sité que nous ne pou­vons pas com­pren­dre, et encore moins jus­ti­fi­er. Claudel démon­tre avec force la van­ité de tout esprit de com­para­i­son; l’homme qui croit pou­voir juger son prochain est dupe des illu­sions de son petit bon­heur; moins il en dis­cerne la médi­ocrité, plus il la préfère avec arro­gance à la pro­fondeur cru­ci­fi­ante d’une vérité qui la dérange.

Enfin, le por­trait de Ver­laine, c’est aus­si sa rela­tion avec Rim­baud, «l’en­fant trop grand, l’en­fant mal décidé à l’homme, plein de secrets et plein de men­aces» […] «n’ayant rien autre chose à révéler, sinon que nous ne sommes pas au monde!» Il existe bel et bien une «mys­tique à l’é­tat sauvage» com­mune à Ver­laine et à Rim­baud. Pour les deux amis aux rela­tions tumultueuses, «Je» est un autre et la vraie vie est ailleurs.

Comme Le faible Ver­laine l’af­firme, Jésus est «plus intérieur que la honte». Chez le poète, l’aver­sion de tout con­formisme social n’est pas une crise d’ado­les­cence pro­longée, mais elle est la réaf­fir­ma­tion que les mesures de la société sont des bal­ances aux fléaux faussés: il n’y aura pas de jus­tice tant que la man­i­fes­ta­tion de chaque homme, de son être et de sa parole, ne devien­dra pas le pre­mier critère de sa par­tic­i­pa­tion au corps social. Tant que le lien social ne sera pas poé­tique, tant qu’il sera réduit à l’avarice des lois, des droits et des devoirs, rien ne pour­ra s’en­ten­dre du don incon­di­tion­nel qui ouvre d’une même lib­erté au mir­a­cle de la parole et de l’ac­cueil d’autrui.

C’est sur ce fond d’al­liance poé­tique incon­di­tion­nelle que Claudel peut enten­dre chez l’homme abat­tu et «le soudard immonde» un refus obstiné «d’ac­com­mod­er l’E­vangile avec le monde.» Si la révolte d’un poète peut empoi­son­ner un rap­port vrai­ment détaché et libre au réel, si elle fait bon marché des souf­frances d’autrui iden­ti­fié à un «assis» falot et car­i­caturé sur qui  pass­er tous ses caprices, elle n’en déplace pas moins les ten­ants et les aboutis­sants du lien social. Le Christ a bien été la pierre d’an­gle rejetée de tous les bâtis­seurs  et la vérité de ce rejet n’é­pargne aucune époque, et surtout pas le «main­tenant» de l’his­toire. Mal­gré tous ses «torts» et ses désor­dres, le poète Ver­laine occupe bel et bien cette place indésir­able entre toutes du pro­scrit de tout recon­nais­sance sociale: on veut bien s’ex­tasi­er sur cer­tains poèmes de Ver­laine, mais sa per­son­nal­ité réelle, son être civ­il et social, nous ne pou­vons pas l’ad­met­tre et l’as­sim­i­l­er à un fonc­tion­nement institutionnel.
« Nous ne con­nais­sons pas cet homme et nous ne savons qui il est”. En ce sens, Ver­laine l’er­rant incar­ne bien une mémoire chris­tique de la parole poé­tique face aux répéti­tions alié­nantes des dis­cours et des com­pro­mis qu’ils trahissent.

«Pri­va­tion de la terre et du ciel, manque des hommes et manque de Dieu»: la descente en enfer de Ver­laine n’a pas été unique­ment une légende de l’ex­o­tisme lit­téraire parisien; «en état par­fait d’abaisse­ment et de dépos­ses­sion», le poète, impro­pre à tout arrange­ment avec les «forces de l’or­dre», souligne la vio­lence qu’une parole vrai­ment poé­tique s’at­tire à l’in­térieur d’une société de la per­for­mance, de la reven­di­ca­tion et de la réserve. La pure dépense poé­tique y appa­raît comme une per­ver­sion quand elle forme la brèche qui peut vrai­ment réc­on­cili­er l’autre avec soi-même en se trai­tant soi-même comme un autre.

Le poème de Claudel, au rebours de toute biogra­phie édi­fi­ante, intro­duit une sym­pa­thie qui trans­forme un regard soci­ologique sur l’ex­is­tence «mau­dite» du poète. L’ac­cès de sym­pa­thie et l’ivresse des mots peu­vent, certes, sur­v­ol­er la pesan­teur et la pro­fondeur d’une souf­france et des déchéances qu’elle pro­duit. Cepen­dant, face à un homme qui s’est noyé dans l’ivresse et la poésie, la pru­dence rhé­torique met­trait l’autre et sa parole poé­tique à dis­tance en se préser­vant petite­ment de la force de son énigme. S’il y a une assomp­tion du mal­heur dans l’ivresse poé­tique de Claudel et de Ver­laine, ce n’est pas par un tour de passe-passe qui sat­is­ferait à bon compte les bien-pen­sants; la méta­mor­phose de l’échec en sur­croît de parole révèle tout sim­ple­ment un ren­verse­ment d’échelle dans notre rap­port au temps: ce n’est plus la durée et la per­ma­nence d’une exis­tence bien rangée qui fait loi, mais c’est la vérité, la pro­fondeur et la générosité de l’écri­t­ure et de l’é­coute qui l’emportent sur tout le reste. Au fond, l’e­space poé­tique creuse un lieu mitoyen du réel et de l’imag­i­naire où l’amour peut pren­dre corps dès main­tenant, à l’in­stant même de sa proféra­tion, dans la chair et la musique des mots et de leur adresse au «lecteur incon­nu». Comme la poésie, la con­fi­ance amoureuse est sans appui, et si elle dis­pose d’un «opéra fab­uleux» de tech­niques pour nous intro­duire à un monde nou­veau, elle est beau­coup moins une idéal­i­sa­tion du monde que le retour à sa matéri­al­ité la plus spir­ituelle: il n’y a rien de vaporeux dans la voix de l’ange qui appelle Ver­laine à pass­er sur l’autre rive de ce monde. Elle claque et résonne dans l’air marin comme une «déto­na­tion». Elle vibre d’une syn­tonie avec les élé­ments les plus sim­ples du cos­mos, l’air et l’eau que déchire l’a­vancée du navire.

Cette voix, amie de Ver­laine, brise la stérile écume des jours pour attester un appel venu de plus loin que nous-même; le nom de Ver­laine, comme celui des enfants et des femmes, comme celui des sec­onds rôles de l’his­toire, n’a rien per­du de sa puis­sance clan­des­tine et de sa beauté; son secret, «inaf­fa­di»,  fait écho, chez chaque lecteur, de généra­tion en généra­tion, à une part de lui-même qu’au­cune sat­is­fac­tion intel­lectuelle ou esthé­tique ne suf­fi­ra jamais à combler.

Loin des grandes archi­tec­tures claudéli­ennes, loin des fêtes galantes ver­laini­ennes, Max Jacob intro­duit à d’autres hori­zons de l’ex­péri­ence poé­tique et spir­ituelle. Elle s’é­carte résol­u­ment des cris ouvragés de la grav­ité et du pathos en intro­duisant à la mobil­ité con­tin­ue d’une sagesse capa­ble de pénétr­er les moin­dres événe­ments de la vie cita­dine mod­erne. Avenue du Maine  entraîne le lecteur dans un  tour de manège où le jeu de mots dit les ressources infinies du voy­age immo­bile du lan­gage et un rap­port lucide au poli­tique (au sens pre­mier de la vie de la cité).

 

Max Jacob Avenue du Maine

Avenue du Maine (1912)

Les manèges déménagent.
Manèges, ménageries, où ? … et pour quels voyages ?
Moi qui suis en ménage
Depuis … ah ! il y a bel âge !
De vous goûter, manèges,
Je n’ai plus … que n’ai-je ? …
L’âge.
Les manèges déménagent.
Ménag­er manager
De l’avenue du Maine
Qui ton ménage mène
Pour men­er ton ménage !
Ménage ton ménage
Manège ton manège.
Manège ton ménage.
Mets des ménagements
Au déménagement.
Les manèges déménagent,
Ah! vers quels mirages ?
Dites pour quels voyages
Les manèges déménagent.

Max Jacob (1876–1944)

 in Le lab­o­ra­toire central

 

ou à Mon­sieur Modigliani, pour lui prou­ver que je suis un poète

La neige et la nage, les manèges et les ménages, le man­age­ment et les ménage­ments, les voy­ages, mirages et démé­nage­ments: que de thèmes s’en­tre­croisent avec la fan­taisie la moins gal­vaudée dans cette suc­ces­sion de paronomases.

La nar­ra­tion poé­tique, étayée ici sur un tis­su d’ho­mo­phonies sub­tiles,  per­met  de con­denser  de manière allé­gorique de nom­breux rap­proche­ments sym­bol­iques. L’ob­jet du poème, c’est tout sim­ple­ment le démé­nage­ment d’un manège avenue du Maine. Le traite­ment allé­gorique de cette scène en déploie les sig­ni­fi­ca­tions selon trois axes d’in­ter­pré­ta­tion : le rap­port entre séden­tar­ité et voy­age, entre ani­mal­ité et human­ité, entre enfance et vie adulte. Ce qui tourne en rond tout en demeu­rant immo­bile, c’est le manège. Le ménage peut lui ressem­bler en ce qu’il représente une rou­tine de la vie à deux. Celle-ci peut être de l’or­dre de l’al­ié­na­tion, du mirage ou, au con­traire, de la lib­erté d’un voy­age immo­bile, un jeu inces­sant de décou­verte réciproque, pareil à l’ac­tiv­ité poé­tique, pour cha­cun des mem­bres du couple.
Au croise­ment de ces deux champs séman­tiques se greffe un troisième lieu de médi­ta­tion amusée: la ques­tion du poli­tique. Com­ment men­er son exis­tence, ses rela­tions aux autres, son ménage et par qui la laiss­er gou­vern­er? S’ag­it-il de se soumet­tre à une autorité publique, extérieure à soi, ana­logue au man­ag­er du manège de l’av­enue du Maine ou bien est-ce du ressort d’un équili­bre sub­til entre la fan­taisie et l’or­dre? Le démé­nage­ment dit la sor­tie du cer­cle, le débor­de­ment, la pure ludic­ité  du lan­gage et de la rela­tion à l’autre vers des hori­zons encore innom­més, encore à venir: c’est l’e­sprit d’en­fance qui se heurte au car­can de l’habi­tude. Mais là, encore, le sens du poème réserve de nou­velles sur­pris­es: c’est à l’in­térieur du ménage que l’on peut «manèger» son «manège», c’est-à-dire inven­ter le quo­ti­di­en le plus banal avec l’imag­i­na­tion d’un enfant pour qui un tour de manège est ce qu’il y a de plus exal­tant et de plus enivrant. Dans les jeux de mots de Max Jacob, il y a mieux qu’une ironie voilée sur la vie de cou­ple des ménages; il y a l’af­fir­ma­tion que la vie de deux êtres en ménage se   fonde sur un pari noble et risqué de parole. D’osciller entre mirage et voy­age n’in­valide pas davan­tage la parole que la vie conjugale.
A tra­vers un procédé con­tin­uel d’an­nom­i­na­tion se dit aus­si le pas­sage chaque fois rené­go­cié entre le le nom com­mun et le nom pro­pre. La poly­sémie des mots  «ménage» et «manèges»[1] entre­tient ce sus­pens entre le champ du fonc­tion­nel, du fic­tif et du dérisoire et celui du pro­pre, du sens et du vis­age: un ménage, ce sont d’abord deux per­son­nes, deux vis­ages et deux noms pro­pres ayant choisi de se don­ner l’un à l’autre et le nom pro­pre ren­voie à une dif­férence cachée entre les êtres. C’est la parole, une dif­férence non-sex­uelle qui réu­nit en pro­fondeur les êtres.

Dans Avenue du Maine, la cir­cu­lar­ité du sens est infinie mais elle ne se résout pas en un tour­nis sans queue ni tête; le poème accom­plit bien un réc­it. Au com­mence­ment, le nar­ra­teur appa­raît blasé; il vit depuis trop longtemps «en ménage» par habi­tude pour être attiré par l’in­no­cente gra­tu­ité des manèges réservés aux enfants. Mais il est loin d’avoir per­du le goût de la neige et du neuf pour demeur­er insen­si­ble au départ de l’at­trac­tion foraine. Si de nou­veaux hori­zons con­stru­isent peut-être de nou­veaux mirages, le poète ne se lamentera pas un instant sur ce for­mi­da­ble mou­ve­ment de vie à l’oeu­vre dans cette scène de démé­nage­ment. En effet, il est à l’im­age de l’art et de l’ex­is­tence. Comme, dans un ménage, on parie sur la nou­veauté inter­minable de l’autre, le manège a beau tourn­er en rond, il acquiert un sens tou­jours inédit selon les cir­con­stances de temps, de lieu et de per­son­nes. Pour un enfant, un manège ne tourne jamais en rond, le lieu qu’il cir­con­scrit est une île à part du monde, et il peut y par­ticiper sans se lass­er. De son point de vue qui est celui du poète, le manège est un voy­age  en per­pétuel démé­nage­ment; s’il va de place en place et de ville en ville, c’est pour gag­n­er sa vie et mul­ti­pli­er ses clients, mais pour l’homme qui sait écar­quiller les yeux et ne pas laiss­er son ménage se débiliter dans la gri­saille d’une «ménagerie» sans âme, il y a  dans la vie à deux comme dans les ron­dos des chevaux de bois  la promesse d’un voy­age qui trans­porte hors des fron­tières du moi.

Enfin, non seule­ment la forme musi­cale du poème man­i­feste un numéro d’équilib­riste entre les sonorités fer­mées, mas­cu­lines (-ent, ‑er, ‑ui, ‑oi) et les rimes ouvertes et féminines (-age, ‑ège), mais elle se coule dans une syn­taxe qui imite à mer­veille l’é­tour­disse­ment d’un tour de manège. Le poème devient l’ob­jet même qu’il décrit et qui lui donne matière; la pure sig­nifi­ance des mots y dit l’ex­tase de la présence retrou­vée, un échange  baroque et allé­gorique où la sym­bol­ique du déplace­ment vers un ailleurs, tou­jours plus intérieur à l’écri­t­ure, per­met de réc­on­cili­er la dépense gra­tu­ite de la poésie et de l’amour, l’enivre­ment de la fête foraine pour un enfant, avec une volon­té de sagesse qui con­siste à bal­ay­er d’abord devant sa pro­pre porte  la pous­sière du monde (le ménage).

Com­ment le lan­gage peut-il sor­tir de ses gonds tout en demeu­rant un lan­gage de la lis­i­bil­ité et de la rai­son, com­ment une expéri­ence d’in­car­na­tion est-elle don­née en partage en dehors de toute inten­tion dis­cur­sive et de toute idéolo­gie chré­ti­enne ? C’est que nous avons essayé de sug­gér­er au dia­pa­son de ces deux styles de poème.

S’il ne s’ag­it pas de spir­i­tu­alis­er une écri­t­ure poé­tique  qui peut vouloir, dans son sub­jec­tivisme, refuser toute extéri­or­ité aux formes sen­si­bles de son expres­siv­ité, nous aspirons à décel­er en elle tout ce qui peut ren­voy­er le lan­gage à l’aube de sa pro­pre énigme. La richesse des formes dépasse les inten­tions de l’au­teur et s’il n’y a pas de con­fu­sion à établir entre expéri­ence spir­ituelle et écri­t­ure poé­tique, il est légitime de glan­er, ça et là, même chez les auteurs qui se pré­ten­dent les plus pos­i­tivistes une entorse à un régime de maîtrise de sa pro­pre vérité: les formes du poème, dès qu’elles pren­nent vrai­ment corps dans un  style sin­guli­er,  attes­tent une expéri­ence qu’au­cune prise de posi­tion d’au­teur (poli­tique, idéologique, religieuse, etc..) ne peut circonscrire.

 

 


[1]     Manège com­porte bien sûr aus­si  le sens de comédie que l’on répète sci­em­ment à la manière d’un mensonge.

 

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