chacune de nos phrases doit commencer par le point qui nous coupe du tapage des mondes et s’achever avec la majuscule du secret que nous n’avons pas su dire (chant quatrième, p.53)
Toute beauté de la langue aujourd’hui est à signaler, parmi l’innombrable production poétique, pour signifier une fois encore que des éditeurs ont du flair ou de l’Oreille ; car la beauté est affaire animale plus que rationnelle. Sa rigueur s’impose comme un plumage, en l’occurrence avec le phrasé magique de ces quatre chants d’ampleur croissante. Chacun s’inscrit à l’ombre tutélaire d’un mage : Sayd Bahodine Majrouh, Alvaro Mutis, Emile Verhaeren, E.T.A. Hoffmann. Il convient de trembler avant d’écrire, d’avoir quelques sueurs froides, de lâcher sa voix au fond de chacune des quatre grottes pour s’assurer qu’elle ne se perdra pas dans l’écho tumultueux des marchands du temple.
Alors, quand la voix est bien placée et le ventre ouvert aux quatre vents, Yekta s’élance à coup de phrases non ponctuées mais paragraphées, segmentées en visions qui s’accrochent les unes aux autres et se défont aussitôt dans un emportement étincelant, épique, incantatoire. L’esprit du lecteur foisonne d’images saisissantes qui résonnent à l’endroit où il sait que le sens est en sursis, jamais assigné à un seul lieu : dans l’obscurité nos moignons de voleurs veulent une poigne de possédé, écrit-il pour refermer ce registre des ombres De tels chevauchements invitent à la relecture de ces courts textes talismaniques qui renferment ce qui toujours échappe mais affère à la souffrance, à la panique, à la folie, au pouvoir, à l’animalité, à la transe poétique. Que demander de plus à la poésie que d’être relue, ruminée, incorporée, inépuisée ?
Il se trouve que l’éditrice, Myriam Montoya, a traduit elle-même ces poèmes en prose, de façon littérale et brillante. Un étrange phénomène se produit alors pour qui parle l’espagnol et pour qui, plus encore, ne le parle pas ; les phrases sont tellement semblables que j’ai eu l’impression que le français était la traduction de l’espagnol et non l’inverse. Une telle proximité d’idiomes décuple le chanter dans un jeu de miroirs ravissants. Les langues poétiques, ici, rivalisent entre elles d’étrangeté.
Yekta secoue ainsi les ombres du monde avec lucidité, vigueur et grâce. Sa langue produit un chant extérieur à elle-même, nourri de voix parmi lesquelles, outre le conseil des sorciers évoqué plus haut, on a cru ouïr celles du Popol Vuh, de Pablo Neruda, de Garcia Lorca, de Garcia Marqués.
N’oublions pas : l’écart est un devoir et l’espace renouvelé de la tradition est liberticole.