Habib Tengour, Consolatio

Par |2024-04-07T12:39:03+02:00 6 avril 2024|Catégories : Critiques, Habib Tengour|

Le recueil de Habib Ten­gour com­mence par une cita­tion de Fran­cis Ponge : « O Table, ma con­sole et ma con­so­la­trice, pourquoi, table, aujourd’hui me deviens-tu urgente ? » La table du poète, même « foutoir », devient dans la rue « Uhland­strasse (…) un bureau de min­istre où con­solid­er ton imag­i­naire » Est-il éton­nant que le poète chez qui l’exil est un thème récur­rent nomme dès le début de son livre une rue de Berlib, où il se trou­ve alors en rési­dence d’écriture ?

Est-ce un hasard s’il men­tionne à la fin du poème d’ouverture les noms des dif­férentes villes où il l’a écrit, ain­si que des dates ? Habib Ten­gour esquisse d’emblée les con­tours d’une carte de l’exil et de l’errance. Si vaste soit son bureau de min­istre à Berlib, il demeure l’espace restreint et délim­ité qu’il dédie à son écri­t­ure, au-delà de son per­pétuel mou­ve­ment entre les lieux. Sa table est con­sole et con­so­la­trice, comme l’écriture est quête de répa­ra­tion et de guéri­son symbolique.

Con­so­la­tio est le titre de ce recueil bilingue français-anglais, pub­lié entre deux langues et deux pays, comme un sur­plus de sens accordé à des poèmes, nés eux-mêmes d’un entre­deux.  Il y est ques­tion d’écriture, mys­térieuse plongée à l’intérieur de la langue où le poète est à l’affût de mots que les con­traintes, oulip­i­ennes ou pas, excel­lent par­fois à faire sur­gir, nous dit-il.

Et le chant de se faire « hymne pour mémoire », de désign­er comme insé­para­bles, l’individuel et le col­lec­tif, la tra­ver­sée de l’un et la marche de l’Histoire. Le poète con­voque le sou­venir de l’Iliade et de l’Odyssée, épopées qui lui sont chères et dont il pré­cise qu’elles sont « inin­ter­rompues », inscrivant son errance dans leur sil­lage. Que sont errance, exode et exil ? Ils se trans­met­tent, comme le chemin d’Ulysse, avec ce qui débor­de d’une généra­tion à l’autre, par-delà le mutisme ou la douleur restée plainte, sans ver­bal­i­sa­tion. Blessure pour laque­lle on cherche un nom, la migra­tion inflige une ampu­ta­tion de soi. Elle impose aus­si de vivre avec la dis­tance, de se soumet­tre au rythme des départs et des retours, à la cru­auté froide des for­mu­laires à remplir.

Habib Ten­gour, Con­so­la­tio, poèmes traduits en anglais par Will Har­ris et Delaina Haslam, édi­tion bilingue français-anglais, World Poet Series, Poet­ry Trans­la­tion Cen­tre, 66 pages, 9 £   www.poetrytranslation.org,  

Où trou­ver son tré­sor, sinon dans la mémoire, dans la trace, celle que trans­met l’institutrice de Yacine,  « Mer­veilleuse­ment, / Comme la huppe de la reine de Saba dans son envol » ? Le monde est rem­pli de gares désaf­fec­tées et de signes à déchiffr­er, par la grâce de la con­nais­sance. Dev­enues musées, elles sont tra­ver­sées d’ombres et d’histoires que croisent leurs vis­i­teurs. Anciens lieux de souf­france, le passé qui s’y entasse s’offre à l’élucidation. Il est aus­si rem­pli de la clameur d’« armées aguer­ries » et du « cri » de la résistance.

Dans l’écriture, par­fois survient, comme de nulle part, ce qu’on ne con­nais­sait pas, ce qu’on avait oublié. Ain­si ce « râle dans les grottes du Dahra/ au moment où tu tra­vers­es le quai de la gare », entaille gravée dans la chair par l’une de ces tragédies de l’Histoire que l’on porte au fond de la nuit de soi et qui ne guériront pas. Pas plus que « Les quais encom­brés des fan­tômes d’Octo­bre » ne se dépe­u­pleront de leurs morts. Le poème les rend au plein jour, là où on ne les attendait plus, sans qu’ils ne se soient jamais absen­tés vraiment.

Habib Ten­gour tran­scende dans son évo­ca­tion de l’Histoire et de l’exil ce qui ne serait que ren­gaine. Il ancre ses poèmes dans les ter­ri­toires d’une langue incar­née et sans com­plai­sance. Matière défaite de ce qui relèverait d’une sim­ple impres­sion, pour garder et fix­er, tel le métal, lui qui brûle lorsqu’il entre en fusion. « Ici, / La nuit n’a pas de fin / Ni le froid / L’hiver dure plus que de sai­son », écrit-il, avant de pré­cis­er : « Mourir, / Pas ques­tion / Non/ Il n’en est pas ques­tion ». Car les con­tours du bureau-con­sole du poète sont garants de ces mots, puisés jusqu’aux tré­fonds de l’impensé de soi-même et de ce qui résiste à l’oubli. Comme l’écriture demeure une con­trée pour ten­ter de démen­tir l’exil.

Il faut soulign­er le beau tra­vail des tra­duc­teurs Will Har­ris et Delaina Haslam, qui ont accom­pa­g­né ce livre d’une belle et solide intro­duc­tion. Ce recueil paru en édi­tion bilingue est une avant-pre­mière, com­posée d’extraits d’un ensem­ble de poèmes à paraître en France.

Présentation de l’auteur

Habib Ten­gour est né en Algérie à Mosta­ganem en 1947. Poète, écrivain et anthropologue.

En 1959, il arrive en France avec son père, mil­i­tant nation­al­iste avant 1954 qui a quit­té l’Al­gérie pour échap­per aux per­sé­cu­tions policières.

Il pour­suit ses études à Paris et, après avoir obtenu une licence de soci­olo­gie, ren­tre en Algérie et enseigne à l’u­ni­ver­sité de Con­stan­tine. Il partage depuis son temps entre l’Al­gérie et la France, ses activ­ités uni­ver­si­taires et le tra­vail littéraire.

Bibliographie

Poèmes

  • Tapa­pak­i­taques, la poésie-île, P.J. Oswald, Paris, 1976.
  • La Nacre à l’âme, cou­ver­ture et trois dessins de Khad­da, Édi­tions de l’O­rycte, Sigean, 1981.
  • L’Arc et la cica­trice, Entre­prise Nationale du Livre, Alger, 1983 (78 p.); Édi­tions de la dif­férence, 2006 (ISBN 2–7291–1594–3).
  • Schistes de Tah­mad II, cou­ver­ture et qua­tre dessins d’Ab­dal­lah Benan­teur, Édi­tions de l’O­rycte, Paris, 1983.
  • Ce Tatar-là 2, Édi­tions Dana, 1999 (exem­plaires de tête accom­pa­g­nés d’une gravure d’Ab­dal­lah Benan­teur) (ISBN 2–911492–21–8).
  • Épreuve 2, Dana, Rennes, 2002 (ISBN 2–911492–32–3).
  • États de chose, suivi de Fatras et La san­dale d’Em­pé­do­cle (témoignages 1991–1994), La rumeur des âges, La Rochelle, 2003.
  • Grav­ité de l’ange, Édi­tions La Dif­férence, Paris, 2004 (ISBN 2–7291–1513–7)

Récits

  • Le Vieux de la Mon­tagne, rela­tion, 1977–1981, Sind­bad, Paris, 1983 (118 p) (ISBN 2–7274–0081–0).
  • Sul­tan Gal­ièv ou La rup­ture des stocks, Cahiers, 1972–1977, CRIDSSH, Oran, 1983; Sind­bad, Paris, 1985 (134 p.) (ISBN 2–7274–0115–9).
  • L’Épreuve de l’arc, Séances 1982–1989, Sind­bad, Paris, 1990 (246 p.) (ISBN 2–7274–0184–1).
  • Gens de Mos­ta, Moments 1990–1994, Sind­bad, Paris, et Actes Sud, Arles, 1997 [Prix ADELF 1997] (ISBN 2–7427–1063–9)
  • Le Pois­son de Moïse, Fic­tion 1994–2001, dessin de cou­ver­ture de Abdal­lah Benan­teur, Edif 2000, Alger, et Paris-Méditer­ranée, Paris, 2001 (264 p.) (ISBN 2–8427–2129–2)
  • Ce Tatar-là, Édi­tions Dana, Paris, 2002 (ISBN 2–9114–9221–8)

Théâtre

  • Tra­vers­er, avec un dessin d’Ab­dal­lah Benan­teur, La rumeur des âges, La Rochelle, 2002 (ISBN 2–8432–7065–0) [Mise en scène de Alain Rais, Théâtre du Lucernaire].

Essais

  • L’Al­gérie et ses pop­u­la­tions, en col­lab­o­ra­tion avec Jean-Pierre Durand, édi­tions Com­plexe, Brux­elles, 1982 (ISBN 2–87027–095‑X).
  • Spa­tial­ités maghrébine tra­di­tion­nelles : étude d’un cas, les Beni-Zéroual, thèse de troisième cycle, Paris, 1985.
  • Retraite (témoignages), pho­togra­phies d’O­livi­er de Sépibus, texte de Habib Ten­gour, tra­duc­tion vers l’arabe par Saïd Dja­belkheir et Esma Hind Ten­gour, Édi­tions Le Bec en l’Air, Manosque, 2004 (ISBN 2–9516–5959–8).
  • Dans le soulève­ment, Algérie et retours, Édi­tions de la Dif­férence, 2012.

Anthologies

  • Antholo­gie de la lit­téra­ture algéri­enne (1950–1987), intro­duc­tion, choix, notices et com­men­taires de Charles Bonn, Le Livre de Poche, Paris, 1990 (ISBN 2–253–05309–0)
  • Cinq poètes algériens pour aujour­d’hui, Jean Sénac, Tahar Djaout, Abdel­mad­jid Kaouah, Habib Ten­gour, Hamid Tibouchi, Poésie/première, n° 26, Edi­tions Edit­in­ter, Soisy-sur Seine, juil­let-octo­bre 2003 (ISBN 2–915228–07–8).
  • Des Chèvres noires dans un champ de neige ? 30 poètes et 4 pein­tres algériens, Bac­cha­nales n°32, Saint-Mar­tin‑d’Hères, Mai­son de la poésie Rhône-Alpes — Paris, Marsa édi­tions, 2003 ; Des chèvres noires dans un champ de neige ? (Antholo­gie de la poésie algéri­enne con­tem­po­raine), édi­tion enrichie, Bac­cha­nales, n° 52, Saint-Mar­tin‑d’Hères, Mai­son de la poésie Rhône-Alpes, 2014
  • Ali El Hadj Tahar, Ency­clopédie de la poésie algéri­enne de langue française, 1930–2008 (en deux tomes), Alger, Édi­tions Dal­i­men, 2009, 956 pages (ISBN 978‑9961–759–79‑0)
  • Quand l’a­mandi­er refleuri­ra, antholo­gie de poètes Algériens de langue française établie par Sami­ra Negrouche, édi­tions de l’A­mandi­er, Paris, 2012

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Cécile Oumhani

Poète et roman­cière, Cécile Oumhani a été enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Est Créteil. Elle est l’auteur de plusieurs recueils dont Passeurs de rives, Mémoires incon­nues et La ronde des nuages, paru chez La Tête à l’Envers en 2022. Elle a pub­lié plusieurs romans dont L’atelier des Stre­sor, Les racines du man­darinier, ou encore Tunisian Yan­kee chez Elyzad. Elle a reçu le Prix européen fran­coph­o­ne Vir­gile 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

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