Jaume Pont, Miroir de nuit profonde

Par |2023-12-06T18:41:28+01:00 6 décembre 2023|Catégories : Critiques, Jaume Pont|

La mort est un « fait qui se pro­duit de façon tou­jours pré­maturée », nous dit Jaume Pont, en ouver­ture de son recueil Miroir de nuit pro­fonde. C’est, ajoute-t-il, de cette « expéri­ence de l’extrême » que sont nés la plu­part de ces poèmes, puisés dans la matière d’une douleur indicible. 

Si chaque être qui vient au monde est voué à inven­ter celui-ci, dès l’instant où il ouvre les yeux, il le fait dans l’ignorance de l’ombre qui com­mence déjà à le cern­er, elle qui est por­teuse de dévas­ta­tion et de blessure. Illu­sion de la rose et du bleu,  La vie / se défait / comme un grumeau de rêves.  Au-delà du miroir, le regard se perd, leur­ré par la tra­jec­toire qu’il se cherche en vain  loin de l’enclos. Fau­dra-t-il accepter que jamais ne se referme tout à fait une blessure que n’apaiseront pas les hurlements dans la nuit pro­fonde ? Les  bœufs que nous sommes sem­blent con­damnés à leur triste labeur sous les étoiles. Le poète esquisse pour­tant les fron­tières d’un temps qu’il n’a pas con­nu et qui est encore à venir. Si l’obscurité l’enveloppe, il est néan­moins con­tigu de la lumière, tout comme existe ce chat aux yeux fendus par le silence, mitoyen d’un silence aux  yeux de chat musqué. À tâtons, le poète rejoint les con­fins d’un autre ver­sant, où les hurlements finis­sent par déchir­er les ombres : De l’obscur, cepen­dant, nais­sent l’autre lumière / et le verbe bal­bu­tiant de la beauté. Comme si la tra­ver­sée devait néces­saire­ment pass­er par la voix dans toute la nudité de son cri… 

Jaume Pont, Miroir de nuit pro­fonde, poèmes, édi­tion bilingue cata­lan-français, tra­duc­tion de François-Michel Duraz­zo, L’Etoile des lim­ites, 104 pages, 17 euros.

À chem­iner sur une sente désolée, le poète finit par crois­er la mémoire, elle qui sait franchir les miroirs, ne serait-ce qu’un instant d’éclair. C’est à peine s’il entend ces voix / chargées de rubis et d’améthystes, / et le mail­let du froid qui aboie à tous les vents, / la petite lueur étince­lante /lui brûle le fond brumeux de l’âme/comme un foy­er démesuré. Il n’est sans doute pas for­tu­it que Miroir de nuit pro­fonde s’achève avec le poème inti­t­ulé « Les mots ». Si la vie est  un mur de chaux dressé face à nous, si la douleur est d’abord un cri, les mots finis­sent par advenir. Eux seuls peu­vent tran­scen­der la perte et l’absence. s’ils ne don­naient pas libre cours aux sources /et jamais ne reve­naient aux sources les plus pro­fondes, si le fleuve dans lequel on se baigne /était tou­jours le même fleuve, luisant, ombreux, inaltérable à la lueur de l’âme, / quel fou, dites, voudrait d’eux ? Jaume Pont salue ain­si la rose du poème, lui qui naît sur une langue pleine de feu. Le poète nous offre ici un recueil d’une incan­des­cente beauté, mag­nifique­ment porté par la tra­duc­tion de François-Michel Duraz­zo. Le Prix Mal­lar­mé étranger de tra­duc­tion 2023 a été décerné à Miroir de nuit profonde.

Présentation de l’auteur

Jaume Pont

Jaume Pont est né à Llei­da, en Cat­a­logne, en 1947). Il fait par­tie de la généra­tion de poètes qui se sont fait con­naitre à par­tir des années 1970, aux côtés de Miquel de Palol et de Josep Piera.

 Il a reçu en 2006 le prix le plus pres­tigieux de la poésie en cata­lan : le Prix Car­les Riba, et en 2012 le Prix Vir­gile du Céna­cle européen francophone.

Selon les mots de son tra­duc­teur François-Michel Duraz­zo, dans Nulle part, Pont  “creuse à la source du lan­gage pour célébr­er les noces du moi avec l’autre, celui des hommes et des bêtes, celui des élé­ments con­jurés. La voix du poète hér­a­clitéen sourd de la grotte, ten­due entre le chant de l’oiseau et la mutité du pois­son, se fait sang sac­ri­fi­ciel dans le cal­ice du poème. Depuis Sal­vador Espriu, nul poète cata­lan n’avait à ce point ten­du la corde du lan­gage, sans céder à l’hermétisme.”

Bibliographie

L’ensemble de son œuvre poé­tique a été traduit par François-Michel Duraz­zo : Rai­son de hasard, Le Noroît/fédérop 2010 (qui regroupe ses cinq pre­miers recueils) ; Vol de cen­dres, Le Noroît, 2003 ; Le livre de la fron­tière de Musa ibn al-Tub­bi, Al Man­ar, 2006 ; Nulle part, L’Étoile des limites/ Édi­tions du Noroît 2018.

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Cécile Oumhani

Poète et roman­cière, Cécile Oumhani a été enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Est Créteil. Elle est l’auteur de plusieurs recueils dont Passeurs de rives, Mémoires incon­nues et La ronde des nuages, paru chez La Tête à l’Envers en 2022. Elle a pub­lié plusieurs romans dont L’atelier des Stre­sor, Les racines du man­darinier, ou encore Tunisian Yan­kee chez Elyzad. Elle a reçu le Prix européen fran­coph­o­ne Vir­gile 2014 pour l’ensemble de son œuvre.
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