Chant du peu de lumière

Il est des poètes qui, à peine décou­verts, nous boule­versent d’emblée de telle manière que la per­spec­tive d’écrire sur eux intimide. On sait par avance qu’on ne parvien­dra pas à cap­tur­er dans les quelques lignes d’une recen­sion l’intensité de ce que leurs mots ont remué en nous, la com­plex­ité des musiques par­fois con­traires qu’ils nous ont fait par­courir. Mais le désir de partager la pépite d’abord dégustée en soli­taire, la néces­sité que passe dans d’autres mains l’incandescence des poèmes, finis­sent par l’emporter sur la crainte de ne pas pou­voir leur ren­dre com­plète­ment justice.

Ale­na Meas est une poétesse tchèque d’expression française. Chez elle, on est fon­da­men­tale­ment dans une écri­t­ure du trag­ique et de la grâce. Trag­ique de la soli­tude, du dénue­ment, de l’inadéquation à soi (« Peut-on encore être heureux/Lorsqu’à la fin du jour/nous amenons nos corps sur les quais »), de la pré­car­ité de l’existence (« La vie ter­ri­ble­ment trem­blante »), qui prend corps à tra­vers un lan­gage où la blessure est partout présente : « Il [le silence] se déverse d’une seule plaie en abon­dance » « Le soleil matinal/Dessinait/Les cica­tri­ces d’autrefois », « Cha­cun des cœurs saigne d’un sang épais et brûlant ».  Trag­ique, aus­si et surtout, de la con­di­tion humaine (« Tu te sais mor­tel plus qu’éternel »), qui se charge d’une épais­seur pro­pre­ment méta­physique à tra­vers les nom­breuses fig­ures religieuses et mythiques qui tra­versent ces pages, du Christ aux Archanges en pas­sant par Ophélie et Eury­dice. Cepen­dant, tout comme on trou­ve chez l’autrichien Georg Trakl maints voca­bles de l’apaisement au cœur même d’un déclin sans rédemp­tion, le ver­tige exis­ten­tiel s’allie ici en per­ma­nence à une douceur, une déli­catesse, un sens de la grâce – au sens le plus sacré du terme – qui sem­ble pou­voir tout racheter. Racheter la mis­ère, comme cela appa­raît dans ce por­trait d’un sans-abri dont les pieds « effleu­raient les feuilles éten­dues sur le trot­toir. (…] les touchaient douce­ment », mais plus générale­ment l’errance de l’homme mod­erne : la lune devient « douce bergère d’angoisses », les arbres sont « en paix » et les vagues « com­patis­santes ». Il y a sans con­teste un désir de guéri­son dans cette poésie si pro­fondé­ment fémi­nine, désir qui ne se laisse toute­fois pas ramen­er à une dimen­sion plate­ment auto­bi­ographique : c’est l’univers, c’est le monde qui est à guérir, ce « monde liqué­fié » dont il faut « augment[er] la solid­ité ». On a par­fois le sen­ti­ment que la main de la poétesse voudrait se pos­er, dans un geste d’infinie délivrance, sur le front d’Ophélie suf­fo­cante ou du men­di­ant creusé par la faim qui se répon­dent dans le recueil comme autant de vis­ages de martyrs.

Ces poèmes ont ain­si quelque chose d’un acte de com­pas­sion. Gal­vaudé s’il en est, le mot retrou­ve son ray­on­nement orig­inel à la lec­ture de Piliers. La poésie d’Alena Meas réus­sit  en effet à mari­er une exi­gence formelle cer­taine (struc­tures par­fois com­plex­es, ambiguïtés gram­mat­i­cales, rythme ciselé, emploi abon­dant des inver­sions et passés sim­ples) à un dépouille­ment qui révèle une pro­fonde human­ité, une sorte d’attention aimante au lot com­mun de tout ce qui sent et respire. On est très loin ici des exer­ci­ces uni­ver­si­taires desséchés, théori­sa­tions lin­guis­tiques qui ne dis­ent pas leur nom et autres for­mal­ismes vidés de toute matière vivante et de toute rela­tion au réel. Chez la poétesse tchèque, l’élaboration de l’écriture n’occulte jamais la vibra­tion des êtres – on en revient au trag­ique de notre con­di­tion – en par­ti­c­uli­er celle des plus vul­nérables et des plus déshérités, aux­quels elle con­sacre quelques poèmes pudiques et poignants par­mi les plus beaux de l’ensemble.

Ce n’est pas là le seul équili­bre sub­til de cette écri­t­ure. Du raf­fine­ment de la forme à une sim­plic­ité flir­tant par­fois avec le genre de la comp­tine (« Je suis un sim­ple pêcheur »), de l’abstraction à une pré­ci­sion par moment presque jour­nal­is­tique (« Choses vues »), d’un reg­istre soutenu aux mar­ques de l’oralité (très nom­breux refrains et répéti­tions) : la capac­ité à nav­iguer sans heurt entre des pôles con­traires est bien une autre car­ac­téris­tique essen­tielle qui ressort d’une lec­ture appro­fondie du recueil. De même, s’il y a une forme de clas­si­cisme chez Ale­na Meas – tant sur le plan formel que thé­ma­tique – on est sur­pris par la flu­id­ité avec laque­lle elle nous entraîne, par­fois au sein d’un même poème, de l’atmosphère qua­si-liturgique d’une scène empreinte de lyrisme mys­tique à une salle d’échographie ou un hall d’aéroport. Toute habitée qu’elle soit par des inter­ro­ga­tions intem­porelles et des fig­ures sym­bol­iques fon­da­tri­ces, l’auteur n’hésite pas à les met­tre en scène dans les lieux où se déploie la post­moder­nité dans ce qu’elle peut avoir de plus imper­son­nel, de plus hygiéniste, créant par là des con­trastes saisissants.

Ain­si, jusque dans la « terre vaine » de ce que l’anthropologue Marc Augé a appelé les « Non-lieux » de la géo­gra­phie con­tem­po­raine, Ale­na pour­suit sa quête du « peu de lumière » « au plus som­bre du som­bre ». Dans l’espoir secret, peut-être, que ses Piliers con­solid­eront l’eau fuyante du monde…

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Anne-Emmanuelle Fournier

Fascinée depuis tou­jours par les vis­ages con­trastés de l’humain, Anne-Emmanuelle Fournier a étudié l’anthropologie puis la tra­duc­tion, et tra­vaille aujourd’hui prin­ci­pale­ment comme tra­duc­trice et inter­prète. Entre recueille­ment devant l’ici-bas et con­science par­fois térébrante du mys­tère, son écri­t­ure cherche à alli­er le dépouille­ment de la poésie ori­en­tale à l’onirisme et à l’étrange. Elle a notam­ment pub­lié La Part d’errance aux édi­tions Unic­ité (2021) et Enfance de la lumière aux édi­tions Encres vives (2015) ain­si que des poèmes, textes courts et nou­velles dans plusieurs revues ou col­lec­tifs (Les Car­nets d’Eucharis, À Verse, Ver­so, Mange-Monde, Recours au Poème, Inter­nazionale, Comme en poésie, Flo­rilège, An Amz­er, Neiges, Lan­des, antholo­gie « Duos », La revue des 100 voix…). La musique est un autre axe autour duquel tout s’articule. Un album (Urban Fan­ta­sy) et un EP (Unholy light) ont vu le jour avec le groupe Unseel­ie dans lequel elle est chanteuse, mélodiste et parolière. Depuis quelques années, elle s’est en out­re engagée dans l’apprentissage de la harpe avec laque­lle elle s’accompagne dans un pro­jet personnel.