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Salah Al Hamdani, Le Début des mots et autres poèmes

Je vous appelle dans cette aube blanche dépourvue de neige. Vous qui habitez le même matin
que moi, qui voyez le même ciel que moi. Cela fait trente ans que j’essaie de vous rejoindre
avec mon exil.

Ma jeunesse, mes belles années, je les ai enterrées auprès de vous, je les ai
comptées, je les ai mastiquées et recomptées pour fabriquer des souvenirs.

Ma vie d’autrefois ne racontait rien d’important. En Orient, avant cette plongée dans votre
histoire, votre civilisation, ma vie n’avait pas d’autre forme que la prison, l’angoisse et les
pleurs.

En 1975, mon bateau a jeté l’ancre dans les gencives de votre ville, de vos rues. Avec vos
chiens, vos poètes, vos écrivains, vos artistes et vous-même, ma vie prenait l’apparence du
rêve. J’ai alors tellement dissipé de joies sur les murs de Paris, sur vous, sur votre nuit et sur
vos matins.

Je ne voulais rien perdre. Donner sans compter, mais ne rien gaspiller, tout consommer pour
vivre l’instant. Durant ma convalescence, après Bagdad, pour m’habituer à l’absence de la mère, j’écrivais des poèmes.

J’ai suivi les chemins fébriles de toutes ces années, grêle de froid qui s’écrase en sanglots
amers. Tous ces sanglots de vos histoires s’écoulaient en moi avec sécheresse.

Tout le marbre des monuments, figurines, statuettes, effigies, bustes babyloniens, mes nuits,
mes fleuves et mes appels à la souveraineté ont été dérobés de mon corps au grand souk de
l’Orient, par Napoléon-Saddam.

Dans mon pays natal, on allait à la mosquée, on se mettait en rang devant Allah et on disait
bonjour à la mère de celui qu’on avait exécuté la veille à mains nues. On nourrissait les
mensonges, on faisait le ramadan le jour et on se saoulait le soir. Les discours autour du livre
saint étaient raffinés. La nourriture l’était aussi. Les morts et les victimes avaient la couleur du
sable de l’Orient.

On y était les champions innommables de la conjugaison du verbe tuer : Je tue, tu tues, il (elle)
tue, nous tuons, vous tuez, ils (elles) tuent. On avait inventé le zéro à seule fin de
comptabiliser tous les morts. Nous sommes les champions dans notre manière de faire nos
choix entre nos cadavres et ceux des autres.

Je vous appelle de très loin, de mon cimetière et de ces morts pour rien. Je vous écris de mes
champs de victimes, de ce silence amer, de la lâcheté de tous les dieux des hommes.
Le mal de vivre loin des miens m’affole. Je n’ai pas grand-chose pour menacer ma nuit, ni
inquiéter ma tumeur en pleine obscurité, sinon prononcer le nom de la lumière des steppes à
haute voix :

Madinat Al-Salam, Bagdad mon amour
je suis heureux que le boucher de tes enfants, Saddam soit mort

Oh ! Malheur de ma mère, dis-moi quel bourreau sera le suivant...

Dans ma chambre, l’autre soir, j’ai souri à un aigle venu me couver de ses ailes déployées,
comme un nuage noir sur un jardin d’hiver. Ma nuit est toujours la même, moi, le silence et
cette idée de posséder le jour.

Extraits de Bagdad mon amour (suivi de) Bagdad à ciel ouvert, Editions du Cygne, Paris, 2024

Présentation de l’auteur




Steve-Wilifrid Mounguengui, Cahiers d’adieu à la mélancolie

Regarde par où je vais 
Tous ces territoires et ces rivières 
De la Lozère à l'Aveyron 
Des berges de la Rimeize aux gorges de la Jonte
Tant de ciel et de terre
J'ai planté ma tente au bord du Tarn
Le canyon a drainé le chant de la rivière 

 

La rumeur de mes propres pas empoigne le vide des pensées. J’avance et les heures sur la route
me reviennent. Elles charrient nos silences. Les plans sur la comète. Toi et moi faisant et
refaisant le monde. Il y a des choses qui naissent de la lumière, entre les lignes, la clarté espérée.
Les odeurs de la forêt réveillent une ivresse qui remonte à l’enfance. L’odeur du sapin est
une douce chanson. Les odeurs et les parfums suffisent pour recomposer la prose d’une vie. Toi
aussi, il te suffit d’une odeur pour retrouver le paysage de ton pays d’enfance, l’atelier de ton
père, ses gestes sur le bois, ses mains dans ta chevelure, sa voix apaisante. Je ne songe plus au
passé. J'oublie et ne garde que l'essentiel, dans cette présence qui puise en elle-même, dans cette
transparence absolue du moment. Je perçois tout avec une étrange acuité, mon corps, les
battements de mon cœur. Tout ce qui, en cet instant même, me relie au vivant. Je suis vivant.
C’est un peu plus que le cogito mutilé de Descartes. Je ne suis pas emmuré dans ma tour d'ivoire,
encore moins réductible à un esprit insulaire. Je suis aussi un corps qui respire, sent et ressent
le monde autour et en moi. Un être relié aux hêtres, aux saules, à la pierre, à tout ce qui respire,
au pouls indéchiffrable du minéral que seuls perçoivent ceux qui façonnent la pierre. Un être
vivant, car vivre c’est être fondamentalement relié à tout ce qui est, même au minéral.

Tu me traverses
Comme une ombre
Comète lancée dans l'espace 
Visage fugace aux confins de l’éternité

 

Il nous suffisait la mer, le vent après le sillon de la route. Un éclat de liberté ou peut-être
d'amour. Un élan au bout des lèvres. Et tes yeux comme autant de voyages, de méandres sur
l'océan. Il suffisait d’un rien, d'un regard profond dans l'abandon d'une nuit, de ta respiration et
des pulsations brûlantes du désir. 

J'ai su que tu ne renoncerais pas dans le tremblement de tes mains, dans la lumière matinale du
Morvan, dans la brume du Pays d'Ouche, quand la rivière est une blessure d'argent dans la
vallée. Tu m'es devenue souffle, luciole dans le bord des nuits, prière entre deux trains. Ne
respirant qu'à l'abordage des quais où je devinais ta silhouette. Entre tes seins, je sentais enfin
battre le pouls du monde.

Il suffisait que tu sois entre la mer et moi, tout près du ciel. Souviens-toi les goélands sur la
façade blanche de la roche à Tréport ou quelque part au Pays de Caux. Tu étais déjà toi, le songe
et le mirage, promesse d'oasis, rêve de sable, indéfectible amour. Ton corps enroulé autour de
mon corps et mes doigts allaient se perdre dans ta chevelure où se brisait en éclats d’or la
lumière du soleil des fins d'après-midi.

 

Écrire
Saisir l'éclaircie
Entrer dans le royaume
Ma mémoire un miroir sans tain

 

J'ai écrit, souvent des fragments. Quelle langue sinon celle du poème pour accueillir la dérive.
Quelle langue pour abriter la nuit. Je fais l’inventaire des paysages, des odeurs, des couleurs.
Une vie entière à cartographier l'absence, à dessiner les contours du pays d’enfance.
Une vie à rassembler les morceaux d’un chant, d’un visage, d’un pays qui se refuse à franchir
le seuil du songe. Je suis le fils des femmes qui dansaient, qui chantaient en entrant dans la
rivière. Et je porte ici la rumeur d’un pays qui s’éloigne et qui vit au fond de moi.

 

Nos chemins nous ont dispersés comme des étoiles jetées dans le ciel infini. Je songe à toi, à
ton visage enfoui dans le ciel. Ton ombre derrière les brumes porte l’épaisseur des absences.
Cette nuance de lumière qui n’appartient qu’à toi. Je la dessine entre les signes, les lignes, les
pages. Lumière basse qui porte ta voix, ton sourire perlé à la lisière de ma vie, pareil aux
éoliennes dans le lointain d’une nuit. Tu me reviens, traversant les forêts de silence,
écho inlassable. 

Je jette sur nos sillons des poignées de ciel
Lui seul peut faire mûrir des étoiles pour éclairer nos vies déracinées
Émerveille-toi de l’étincelle mon amour
Elle est l’enfance de la flamme qui éclaire une vie
Émerveille-toi de nos éternités brèves

 

Aucun deuil ne te prépare au deuil. Oser ouvrir la porte et s’en aller vers aucun lieu. Partir
simplement, s’abandonner au temps et au chemin. Ce qu’il reste de lumière, derrière les
silhouettes de l’aube, est une chanson.

Il grêle sur nos années. Saisons d’orage, mer désertée. Navires échoués sur le rivage. Toi aussi
tu scrutes les horizons lointains et tu espères derrière chaque mirage.

N’oublie pas mon amour. Ne m’oublie pas même si le temps s’allonge quand il neige sur nos
belles années. Le lierre s’enroule sur l’infini. Nos citadelles en lambeaux s’agitent au vent qui
tremble. 

Ta nuit est semblable à la mienne. Je me tiens entre la noirceur des limbes et les rives de
l’abîme. J’écris cet exil, encore cet exil. Des cloches aboient, émaillent le silence. Elles
viennent de l’évanescence des jours.

 

Présentation de l’auteur




DOC(K)S, la Revue : Entretien avec François M.

C’est en 1976 que DOC(K)S paraît pour la première fois, orchestrée par Julien Blaine qui en assume la direction et l’édition jusqu’en 1989.  Julien Blaine choisit de transmettre la publication de DOC(K)S et propose la direction et responsabilité éditoriale en 1990 à Akenaton (P. Castellin, J. Torregrossa) groupe de poètes basés à Ajaccio et engagé depuis le milieu des années 1980 dans une démarche intermedia. Depuis le décès de P. Castellin  en octobre 2021, François M. du collectif Poésie is not dead en reprend la destinée avec son acolyte Xavier Dandoy de Casabianca des éditions Eoliennes basées à Bastia. Il a accepté de répondre à nos questions. 

François, peux-tu évoquer la revue Doc(k)s ? Sa date, et la raison de sa création ? Sa vocation ?
Doc(k)s est une revue unique et singulière dans l’univers de la Poésie Contemporaine. C’est un laboratoire expérimental des langages poétiques. Elle est aujourd’hui la plus ancienne et la dernière revue internationale de poésie vivante qui mixe les différentes formes de Poésies Expérimentales : Poésies Concrète, Visuelle, Sonore, Action/Performance et Numérique. Doc(k)s se situe auprès des Avant-Gardes du XXième siècle (Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, Situationnisme, Lettrisme, Fluxus, etc).

Créée à Marseille par le poète Julien Blaine en 1976, elle s’ancre dans le territoire Corse depuis plus de 30 ans avec la reprise à Ajaccio par le groupe intermédia Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa) en 1990 et, désormais depuis 2022, à Bastia par les Editions Eoliennes en collaboration avec le collectif Poésie is not dead basé à Paris.

François Massut, "apothicaire et herboriste de Poêsies Expérimentales", nous présente le collectif protéiforme Poésie is not dead, l'histoire de la revue de langages poétiques Doc(k)s, et la soirée po(l)étique qui les réunit au Générateur le samedi 25 novembre 2023 : DOC(K)S NEVER DIES. Un rendez-vous aux multiples formats où alterneront poésies vivantes, performances, lectures-actions. Une occasion pour Poésie is not dead de présenter le premier numéro de la 5ème série de la revue Doc(k)s, revue dédiée aux langages poétiques. Avec les Poètes-Artistes : Julien Blaine (créateur de la revue), Joël Hubaut, Aziyadé Baudoin-Talec, SNG Natacha Guiller, Yoann Sarrat, Martin Bakero. Poésie is definitely not dead ! Musique : DJ Reine - Disto Wow

Tu as repris cette revue. Comment et pourquoi ?
Je connaissais bien Philippe et Jean que j’avais rencontrés il y a plusieurs années à Ajaccio et que j’avais invités à plusieurs événements à Paris et à Charleville-Mézières notamment pour une rétrospective de Doc(k)s en 2018 au Musée Arthur Rimbaud. J’avais aussi participé à plusieurs numéros de la revue alors que je ne publie quasiment rien de mon travail personnel mais l’univers de Doc(k)s dans l’écosystème poétique m’a tout de suite plu.
Après le décès de Philippe Castellin en octobre 2021, la question de la continuité de Doc(k)s s’est posée.  Il y a des propositions qu’on ne peut pas refuser. Jean et Julien m’ont proposé de les rejoindre en février 2022 à Ventabren chez Julien et c’est à l’occasion de ce week-end qu’ils m’ont fait cette proposition. J’ai accepté tout de suite en leur mentionnant que je souhaitais travailler en duo et j’ai tout de suite penser à Xavier Dandoy de Casabianca, poète visuel mais aussi éditeur en Corse qui a créé la maison d’éditions Eoliennes basée à Bastia. Il était fondamental que la revue reste ancrée en Corse et de pouvoir travailler en duo. On est plus intelligent collectivement que seul.

Comptes-tu continuer sur la même ligne éditoriale ? Qu’y aurait-il de nouveau ?
Oui dans la continuité tout y apportant des innovations. L’aspect international est fondamental et qu’il faut continuer à développer, tout en découvrant les nouvelles voies/voix de la poésie tant en France qu’à l’étranger.  Ce mix entre les poètes/poétesses d’ici et d’ailleurs est une vraie richesse.
Nous voulons continuer aussi avec Xavier l’aspect intermédia / multimédia en intégrant désormais une carte USB (les anciens numéros avaient un DVD et CD depuis le milieu des années 90, Doc(k)s a été la première revue internationale et est la seule revue aujourd’hui au monde qui intègre ce support physique multimédia) pour les œuvres de poésie sonore, poèmes numériques, poèmes actions / performatifs et vidéos-poèmes.
Il y aura toujours une partie « Open » où nous recevons les recherches / expérimentations en cours ainsi qu’un dossier dédié à un « mouvement » ou « groupe » ou à « un pays » de poètes / poétesses contemporains ou uniquement à une poétesse / poète. Pour l’édition 2024, nous avons une partie « Open », un dossier dédié au mouvement international « Language is a virus » qui s’est développé durant la crise de la Covid 19, et un dossier spécial Akenaton. En 2025, je sais déjà qu’il y aura un dossier spécial autour de l’œuvre de Michèle Métail et un autre dédié à un poète étranger.
Enfin, Xavier a souhaité, et je trouve que c’est une excellente idée, d’ajouter une section dédiée à la typographie également, ce qui est une nouveauté dans la vie de Doc(k)s qui fêtera ses 50 ans en 2026 !!!!

Que penses-tu du paysage des périodiques aujourd’hui ?
Le paysage est très actif, et je suis toujours surpris aujourd’hui de l’énergie et de la vitalité des revues de poésie.
Les partisans des causes perdues sont les vrais invincibles.
Comment sont-elles distribuées, et d’ailleurs le sont-elles ? N’est-ce pas trop difficile de perdurer ?
Elles sont distribuées via des abonnements mais également lors d’événements spécialisés : salon de la revue (Paris, Marseille), Marchés de la poésie (Paris, Bruxelles, Lille) et de soirées ad hoc dans des librairies ou autres espaces officiels ou alternatifs.
C’est très difficile de perdurer pour des raisons économiques, Doc(k)s par exemple n’est plus soutenu par le CNL alors que réaliser une revue en 2024 de 500 pages en couleurs avec un support physique (carte USB) est un réel défi et une folie mais c’est une nécessité.
L’autre complexité est de garder son énergie car cela en prend beaucoup.

Présentation de l’auteur




Muriel Augry, Suite parisienne, extraits

 

Les lucarnes se hissent sous le ciel safran
A l’angle droit elles embrassent les nuages
De l’ angle gauche elles chahutent les écharpes de vent

Un cordon rutilant serpente
nargue les bâtisses
Histoires croisées
sous l’œil clément de la basilique

Les badauds se frôlent dans l’île de convoitise
en vagues séculaires
Le temps s’effiloche
au gré des déambulations
Sous le ciel safran

La dame bleue

La Seine joue sous les ponts
sans partition
une ritournelle
Elle porte dans ses flots
l’enfant à naître
le vieillard en devenir
Elle cache dans ses flancs
l ‘exilé de l’aube
Dame bleue
Dame grise
elle tend ses rives
pour une éternité
à l’ hôte de passage
Mais ce soir la Seine a revêtu des habits de gala
une péniche s’est invitée
à la recherche d’un compagnon de danse
la lune a allumé ses feux
le spectacle peut commencer

La bohème

La bohème n’a pas de terre
la bohème a un air
une note
une lettre

une ivresse
une étreinte

elle se chante
danse à la surface de la nuit
reprend souffle à la source du jour
A bras le corps elle dessine
ses contours
fuyantes limites
Odeurs de lointains

L’éloge des chimères

Les toits s’allument au grand soir
l’un suivant l’autre
En monologues ou dialogues
prières ou querelles
ils entonnent la mélodie du quotidien
l’éloge des chimères
en détaillent le déroulé menu
sur le cadran
inflexible
Les toits dressent la table
et attendent l’invité
à la ride joviale
Au sous-sol
le taciturne
demeure exclus des festivités
Les toits se racontent leur passé
nostalgies contagieuses
éphémères douleurs
En hommage

Sous la brillance de lune

Une pyramide de verre
à travers la vitre
casse la nuit
Les siècles courent à gorge déployée
dans la cour de pierre
Les réverbères saluent le promeneur
d’ailleurs
Le musée dort
L’heure est à l’écho
Aux souffles intermittents
Aux reflets de l’audace
Sous la brillance de lune

Un dancing s’allume

Arpenteurs
Inventeurs
ils franchissent les murs de leur chambre
pour toucher aux confins de l’inconnu
Place de Clichy la Butte s’agenouille
et prêche
et déclame
et chante
La brasserie accueille l’errance à sa table
la nourrit
Une boule de billard perd le Nord sur la rive droite
Un dancing s’allume dans la nuit solaire
Les coupes s’entrechoquent
au carrefour des arrondissements d’une ville
aux amours croisées

 

Présentation de l’auteur




Fabien Reignoux, Quatre poèmes

Plusieurs yeux plus contre le béton dont se désarme la main en corailleuses
déchirances rance le temps s'assiège
Peintures écaillées
Coups de gris
Mauvais temps
Ce sont les alertes vaincues du surmenage, quelqu'un parle et se lamenterait cent
fois si la fuite en bas n'arrachait sa peau et vaine
Bruits rouleurs
Lourds faux
Puits d'os
Regarde ces énormes carrés rouillés auxquels périt un constant instant consom-
mateur dont s'enfantent
Autres morts
Lointains ailleurs
SOS ténébreux
Le rail s'enfuit passe la ville trouve dans son regard absorbé la couleur sent
tressaillir devant le temps ses cils
États de misères
Absurdes sens
Fils époux
Mais bientôt parce que tout est dans un jour l'œil aura du lendemain la fade cendre
au cœur et finira de battre sous les neiges enfui belles d'inutile prison
Vents passeurs
Charrons poreux
Rets d'hormis

*

 

C'était près de ces nuits qu'ils marchaient
Le ciel étonnamment clair
Des morceaux de feuilles se déchiraient sous leurs pas
La veste bleue lui glissant aux coudes et la bretelle du sac
Glissait
Écoutant ils firent le dernier pas
Mais dans l'air froid leurs mains
Ne se rencontrèrent
Ils pensaient Peut-on imaginer peut-être que nos mains se touchent
Mais dans l'air froid ils n'auraient rien dit
Dans les millions d'années jamais ils ne se seraient dit une parole
Sous le ciel étonnamment clair
Sous la pollution lumineuse d'une grande cité trop proche
Eux trop près du monde

Un hurlement pouvait tuer

Se rêvaient seuls
Leurs yeux clairs regardaient leurs corps
Sans y paraître
Mais silencieux ils ne se toucheront pas
Ils ont passé trop de temps debout l'un près de l'autre
Ces perdus
Se rejoignent et ne seront pas
Tous deux
Ne seront pas

*

 

La table la chaise face à la fenêtre c’est où passe le jour.
Le jour éclaire tout,
Le jour, c'est la mémoire d'une nuit très longue froide mortelle
Les noms

S'il regarde par la fenêtre,
Le jour est un long moment et vertigineux de survenues,
Dont toutes les lumières les plus lointaines voltigeront et
Lui passeront de leurs doigts l'ancienne invisible braise
Que brûlèrent tant de lèvres

Sur les siennes il passe alors un charbon froid et noir
Il frappe lourdement le volet dans la croisée dont le verre se fend et
Lui a fait crisser les dents
Noires de cette chair ancienne du monde qu'est le charbon
Ce goût cette force en son corps
Vont toucher aux chairs vives
Elles sont les braises nouvelles des jours
Aux volets clos
Aux mains ouvertes pendant le long de la chaise puis
Puis soudainement serrées sur la table et
Il tient amoureux ce qu'il aime par-dessus tout sans tout en aimer
Comme on sent l'amour sans le connaître
Des nuits et des nuits tiennent entre ces deux mains serrées
Qui n'enferment rien que de libre et
D'où revit

*

 

Ils l'ont pris
L'ont noué sur un arbre
Un vieux pin aux branches maigres, au tronc maigre
Avec un lierre épars
Ils ont tiré leurs flèches et l'ont percé dans son corps
Il mourait devant eux, triste

Puis, ils l'ont
Détaché
Lui était mort.

Longtemps après, sur le corps du pin
L'on pouvait voir chaque hiver
Les longues coulées blanches de sève sèche
Pleurées de sous l'écorce en quelques points que la flèche a touchés

C'était aussi comme la cire d'une bougie mourante
La glace plue aux corps abandonnés
Le regret d'un vieux complice
Les larmes honteuses au vent trop aride
Que pleurent les survivants
Quand ils revoient la mort

 

Présentation de l’auteur




Paul Vidal, Mélodie des Villes et des temps, petit recueil

 

1) Ile méridionale

La grève défie le temps pendant que les poches de fruits sont retournées par le vent de
l’Orient.

Au port les bateaux s’enivrent d’un départ pour des côtes lointaines ou chavirent les sens.

Quelle est brève la vie pour contempler l’étang, affronter l’orage tapis sous un porche la nuit
me grisant ainsi du fumet des citrons et des palmiers et rêvant de gréements.

Au bord des canaux, je me délivre du regard lourd de mes fautes anciennes, je respire de
nouvelles essences.

 

Courant au milieu des avirons, les jouteurs s’arrachent au son des trompettes.

On attend une Antigone qui enflammera le théâtre qui surplombe les flots.

Garçons preux en pompons, ces acteurs aux airs bravaches rêvent chansons et conquêtes.

J'entends cette Babylone qui rit avec fracas de ces régates ou on dénombre tant de
matelots.

 

Sur la place du marché des négociants prennent le pouls de la ville en devisant autour d’un
café.

Les mouettes dansent une sarabande qui entraîne un ballet d’ombres sur les allées de
tombes blanches soigneusement rangées l'âme du poète s'est envolée.

L’Azur embrasse les orchidées, les accents se traînent d’un ton si doux et tranquille comme
un instrument qui marque le jour étoilé.

Des vaguelettes passent avec l’élégance d’une atalante, les sirènes divinisées sortent de la
pénombre pour une nature que Valery a célébré de manière si féconde de toutes ses
branches, onguents raffinés qui enflamment la vue des êtres abandonnés.

 

Les notes de guitare sonnent encore, ci git l’homme à la pipe qui à travers les âges versifia
un idéal.

À quelques encablures du troubadour est allongé sous la terre un héros qui a connu l'enfer.

Il escamote le brouillard des hommes qui emprisonne les corps, le Py dernier forum ou
s'agrippent les trouvères avec le rivage empli de magnolias comme seul égal.

Immortel malgré ses blessures, sa bravoure força le respect de ses pairs, autour de Thau il
parcouru encore d'innombrables hivers.

 

2) Aliénor des Merveilles

L'espace éphémère d'un soupir, je rebrousse le temps
le siècle oublié du fin amour me saisi comme une chanson par le bras
Une fleur occitane chantée par chaque troubadour, grave son nom dans l'Histoire avec fracas
Jeune héritière d'un empire, héroïne à la source de tant de romans

Loin si loin des rires et de la chaleur des couleurs poitevines
Aliénor la magnifique flanquée d'un bien triste sire embarque pour l'Orient lointain
Météore agnostique et enjouée promise à un moine copiste, elle chevauche son destin
Rêvant d'amour à bord d'un navire, la duchesse se meurt sur la route de Palestine

Soudain la rose d'Occident s'arrache aux rancunes d'une union délétère
Gagnant les cours enjouées d'Aquitaine, on crée avec frénésie sous la férule de la fougueuse mécène
Cependant les vautours l’assiègent par dizaines, de diplomaties en conciliabules, elle est peinte en Hélène
Un Angevin ambitieux et fringuant, vint lui proposer de partager sa bonne fortune, par-delà la mer

Noble dame tenant fièrement les rênes de ses fiefs, nonobstant la tyrannie royale et patriarcale
Affrontant sans faillir, les querelles de ses rejetons princiers, cœur de lion et sans terres
Tristes enfants à chérir, guerroyant sans pitié, uniquement freinés par l'ardeur et la passion d'une mère
Loin des vignobles de l'âme, Robin et Petit-Jean égrainent leurs griefs, passent les ans sans poésie, dans un dédale

Enfin l'écume des tempêtes de ce monde vint à s'apaiser, l’infatigable combattante sent que le soir de sa vie arrive
Gagnant la quiétude de sa chère abbaye ou dormait déjà les siens, elle pensait à Lancelot, penchée sur son écritoire
Trompant la solitude en narrant sa vie de merveilles, alors que résonnait dans le lointain les sanglots de la Loire
Jetant son enclume, la comète de Gironde tint à s'envoler, incontrôlable et trépidante ses victoires furent décisives

 3) Magnifique chevauchée

Du haut des remparts d'Alésia Vercingétorix contemplait les corbeaux tournoyant dans le ciel

Il y'a longtemps déjà le fils de Celtillus courrait et riait dans les champs lumineux du pays arverne

Pas un printemps ne passa sans que ne s'affermisse son respect d'Uranus, il arpentait les forêts,
s'instruisait en devisant avec les dieux convaincus que sa patrie n'aurait pas un rôle subalterne

Loin des assauts de César, la guérilla des gaulois atteignait son paroxysme, ils marchaient tel un
troupeau, beuglant leur fiel

 

Gobannito l'intriguant avait conduit à la perte de son frère.

Son neveu brave guerrier fier de son sang et de sa lignée avait tracé son chemin

La chanson des tempétueux et graves sorciers avait marqué les temps, les troubles dans la cité
conduisaient les cavaliers au son du déclin
Le drapeau des insolents trouvait son agonie dans la découverte d'une nouvelle bannière

 

Rome était en lien avec de nombreux peuples de la Gaule depuis toujours

Vercingétorix s'imposa aux siens et fit le choix des armes pour que son intrépide pays trouve la
liberté

Tel un phénix il culbuta les romains à Gergovie suscitant émoi et alarmes, le recours aux oraisons
des druides avait guéri des brouilles et des malhonnêtetés
Les hommes s'armaient avec entrain, les valeureux peuples marchaient derrière leur icône dans une
nuit emplie de vautours

  

Le calvaire d'un siège infini s'acheva par une réddition pleine de gloire

Pour sauvegarder ses tribus des misères et de la faim il se sacrifia aux tribuns
Harassé par la vue de tant de disparus et de cimetières, il se livra à ses assassins en simple patricien
Un sévère sortilège l'avait vieilli, il trépassa un soir, ultime humiliation de celui qui avait les rênes

 du pouvoir

 

4)  Un jour viendra l’été

Les combats font rage sur les plateaux enneigés comme dans les plaines arides.

L’ennemi invisible est tapi dans chaque recoin, distribuant l’infortune.

Les rats pour seul compagnonnage, murs et barreaux souillés de l’opium des haines sordides.

Pari pénible que de jouer sa vie un opaque matin, priant pour revoir la lune.

L’aube fracassante vint réchauffer ces soutiers du crépuscule.
Arme au poing ils déferlent dans les villes et les villages désertés par l’oppresseur.
Le charme remplace le chagrin, les héros défilent avec des yeux qui pétillent, les visages
bouleversés, car enfin c’est l’heure.
Les Robes éclatantes de lin bleuté, ont submergé un pays encore incrédule.

Âmes tourmentées continuellement par un engagement sans failles.
Hommes de l’ombre venus des entrailles de l’Hexagone.
Femmes héroïsées se sacrifiant le cœur battant sous la mitraille.
Capharnaüm soutenu par Londres, fil tenu d’une maille qui s’étend dans le Rhône.

Combattants armés de leur seule foi en des lendemains meilleurs.
Artisans, employés et militaires se muent en missionnaires de la liberté.
Haletants, traqués seul l’honneur est leur loi, ils ont faim de grandeur.
Militants dévoués et sincères, ils remuent ciel et terre dans une intense fraternité.

   

5) Respiration Pastorale

Des nuages de sable, sertis de rouge s'égrènent sous nos pas.
Le soleil réchauffe les doigts dans un écrin de verdure sans âge.
Les ramages insaisissables comme sortis de gouges accompagnant le pouls de nos voix.
Pareil à une gaufre qui laisse coi, suivant un chemin à petite allure, croisant de paisibles pâturages.

Sur des terrains hyppiques les juments soigneusement pansées se frottent au mouvement des
Alysées.
Quelques arpents de neige défient encore ces vallées silencieuses.
Azur vaccin que cette promenande bucolique, le temps silencieusement arrêté, comme une note
parcourant l'été.
Comme un auvent qui protège la vie, de la boite de Pandore, les bosquets d' azalées
miséricordieuses.

Au loin les sonates résonnent tour à tour graves puis légères.
Les villages déploient artifices et lumières.
Soudain un tocsin bourdonne sans détours tel un vautour, il est temps de trouver un havre ou
fermer les paupières.
Des mages tournoient emplis d'une malice qui libère.

Enfants et adultes farandolent dans les rues.
Les esprits et les corps s'enjolent sans fin.
Les chants émergent des tumultes et des cabrioles, jusque dans les charrues.
La nuit plante son décor ou s'égayent les lucioles, en haut des s

Présentation de l’auteur




Marc-Henri Arfeux, Initiation d’amande

Seule est la maison seule
Environnée de neige
Et de distance épanouie,
Hurlant le blanc de son silence ;
Et seule offerte illimitée comme un désert 
Est l’étendue des vents premiers.
La nuit implore la nuit,
Le temps s’est entièrement vidé de ses viscères
Que le haut gel a résorbés.
Tu es dans la maison natale des nombres purs
Assis parmi le cercle en un,
Devant les fins esprits du feu 
Ouvrant au centre 
Un jardin spiralé.

Puis les paupières ébènes
Inversement,
Te conduisant 
Au lent couloir d’abolition.
Les voix se lèvent
Ainsi que des lueurs
Aussitôt résorbées,
Frôlant tes joues
Tandis que tu respires 
Dans l’abandon,
Laissant répandre tes lambeaux 
Parmi les ombres oublieuses ;
Et seuls frôlant la nuit
Les rameaux chuchotés,
Comme un brouillard marchant à pas de léopard.

Puis les appels froissés,
Le chant des talismans
Faisant trembler le vide entier
Qui te remplit,
Comme si tu n’étais rien qu’une simple flamme
Sur l’eau nocturne de l’absence,
Et les ténèbres autour de toi s’étendent à l’unisson,
Prenant ta forme écartelée.
Il n’est d’espoir au pli du rien
Que ce noyau d’exil,
Tel un visage demeurant clos.

Alors, en cercles de furies,
Les songes et les clameurs,
Les talons rouges battant le marbre du néant,
Et les lanières de lune ensorcelant tes souterrains.
Tu es renard, hibou, écorces amères,
Imploration d’étoiles trouées dans le grand gel,
Bourrasques de l’immense 
Annulant ton image.
Le thé bouillant du fer prend maintenant ta place.

Il te faudra franchir par abstention,
Livrer bataille sans un mouvement,
Offrir la poudre d’os de ta douleur
À la dureté du labyrinthe 
Murant l’amande
Où tu persistes
En un pétale.

Voici l’esprit de l’aigle.
Il boit en toi la cendre
Et les éclats coupants,
Le gravier funéraire de tes membres épars
Et les anneaux d’épines
Entrelacés d’organes ;
Il brûle
En un grand cri qui se propage
Ton lièvre de blessures,
Rendant leurs seuils
Aux larmes dénouées.

Voici la mousse,
L’humus humidifié de ses constellations,
La fine enfance de l’herbe nue,
Et les cavernes des racines ensemençant 
Les souvenirs d’outre-nuage,
Et les masques d’ancêtres 
Soufflant l’ardeur dans les forêts du bronze,

Voici la nuit,
La haute nuit de la lumière
En sa vie ramifiée,
L’encens des résonances
Touchant les tempes,
Et le feuillage multiplié des doigts
Recomposant ta tête ainsi qu’un vase
Où sont versées les huiles de tes reflets 
Transfigurés
Et réunis
En une seule aube.

Elle a, tandis que tu éclos,
L’apesanteur des gouttes
À la surface d’une obsidienne.
Devant toi sont les lampes,
Aussi légères que les fontaines ressuscitées
De ton cœur jaillissant.

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de revenir à l’origine des mots, à leur étymologie, tout particulièrement celle du verbe de grec ancien qui donne son titre à l’ouvrage fondateur et dont elle rappelle la définition antique dans un glossaire des thèmes-clés de son œuvre précieusement glissé après une postface révélatrice ? « SUMBALLEIN : transcription française du grec ancien Σύμβα λλειν que l’on peut traduire par « jeter ensemble », « mettre ensemble », « assembler », « réunir ». Dans l’Antiquité, deux personnes qui passaient un contrat cassaient un morceau de poterie. Chacun gardait un bout. Quand les contractants se revoyaient, ils lançaient leurs fragments de tessère respectifs (les sumbola) afin de se reconnaître. Terme à l’origine du mot symbole. »

Tessons rassemblés, fragments réunis, les « symboles » de son écriture donnent de la chair aux mots et tracent le parcours d’une vie dont la genèse des textes qui semblent s’écrire sous les yeux du lecteur, comme sous la dictée de son auteur, insuffle la vie, donne forme à l’être, prépare le surgissement de l’existence prise, là encore, en son sens initial d’ek-sistence, sortie de soi, naissance d’un monde singulier qui procède d’une nuit matricielle, celle-là même dont Pascal Quignard fait le récit de la présence mystérieuse dans La Nuit sexuelle et l’analyse de l’absence de son image secrète dont procède pourtant le nouveau-né dans Sur l’Image qui manque à nos jours : « Une image manque à la source. Personne d’entre nous n’a pu assister à la scène sexuelle dont il résulte. L’enfant qui en provient l’imagine sans finir. C’est ce que les psychanalystes appellent Urszene. »

Témoignage de ré-écriture au féminin de ce cheminement d’existence, à travers la figure de la mère à la genèse, à la fois génératrice et génitrice, l’emploi sans doute non innocent d’une formule qui fait là encore écho à la conception de chacun dans sa traversée de sa vie, selon l’écrivain Pascal Quignard, comme un « dernier royaume » de son vivant, autrement dit depuis la naissance jusqu’à la mort, monde souverain mais voué à disparaître et dont les femmes, seules, les mères, plus particulièrement, ont le pouvoir d’être à la source, au commencement de la nuit d’amour fondatrice des deux fragments/amants à l’union/unisson à cette relation première mère-embryon-bébé-à-naître-nourrisson que l’auteur qualifie, quant à elle, de « premier royaume » : « le premier royaume est un désert / un silence liquide / le premier royaume est une nuit / le départ de la vie est un intermède / le premier royaume n’est pas encore l’ex-istence / il est l’in-istence / le premier royaume est un prélude / une préface / un préambule »

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel, éditions Phloème, 2021, 15 €.

Prélude ludique, variation du désir en exploration d’une forêt primitive que le corps féminin personnifie avec toute la force des mythes : « je suis une forêt / je suis un monde secret et opaque / je suis le monde d’avant l’humanité / je suis la vie errante / réfugiée dans une nuit / sous une ramure / île dans une île dans une île / une et île font dans » : ce corps devient alors matrice dont la formule inaugurale du recueil en fait la matière béante du passage, des passages, de tension érotique en naissance sublime : « je deviens mon entaille » ; mais c’est d’une écriture au scalpel, sans fioriture, au corps à corps justement, dans son intensité physique comme épousant une poussée de la physis antique, la nature première dont l’auteur garde tant l’absolu mythologique de la parole oraculaire que le détail dérisoire de la contingence charnelle, que se distinguent les éclats, les poèmes divers, les différentes transformations d’un texte en métamorphose, signe d’un voyage primordial où selon ce témoignage éblouissant : « l’horizon est dedans »…

Présentation de l’auteur




Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins

Un univers à part, un peu hors du temps. Des tranches de vie saisies par un poète qui est aussi artiste-peintre. Les Instantanés sereins de Joseph-Antoine D’Ornano (né en 1948) ont une forme de douceur doublée de la conscience aiguë du temps qui passe. Voilà, en tout cas, une voix originale dans le paysage poétique actuel.

On peut faire des poèmes avec peu de choses. Les auteurs chinois ou japonais nous ont beaucoup appris là-dessus. Joseph-Antoine D’Ornano n’écrit pas des haïkus mais capte à sa manière des instants de vie, souvent dans leur banalité la plus extrême.

Dans ses poèmes il y a des « lilas aux fenêtres », des « limonades roses », une rue discrète, un banc de pierre, un lit défait, un parapluie qui se retourne, « des petites fleurs qui jouent les coquettes », un « pré charmant », des fontaines… Voilà qui nous éloigne du tohu-bohu ambiant. Avec le sentiment, néanmoins, de se retrouver au cœur d’un monde un peu révolu.

Les aquarelles, encres et autres pastels de l’auteur qui accompagnent les poèmes sont au diapason. Le gris, le brun ou l’ocre, tonalités dominantes des tableaux, sont là pour nous signifier que le temps a passé (si c’était de la photographie, on parlerait de sépia) et que les couleurs éclatantes de la vie ont un peu fané. On découvre ici des paysages ou des visages sur lesquels le temps a fait son œuvre.

 Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins, L’inventaire, 2023, 60 pages, 12 euros.

Car c’est une forme de retour sur des souvenirs enfouis qui imprègne ce recueil. Les personnages évoqués sont parfois des figures évanescentes et quand elles ne le sont pas, ce sont des hommes ou des femmes vivant avec le « dos cassé ». De celui-ci, le poète dit qu’il « ne sort presque plus », de celle-là que « parfois, elle quitte son fauteuil ». Les maisons sont habitées de souvenirs ou de regrets. Mais ce n’est jamais dit avec lourdeur. Non, plutôt avec une forme de douceur, dans une série de poèmes d’une étonnante clarté (sans recours aux images ou au procédés poétiques classiques). Il y a dans tout cela, au bout du compte, une forme discrète de nostalgie dans l’évocation, par exemple, de « l’amour d’une seule saison » ou de « la tristesse de ces instants disparus ».

Joseph-Antoine D’Ornano ne se paie jamais de mots. Ses Inventaires sereins font la part belle aux gens âgés et aux enfants. L’atmosphère y est légère en dépit de ce temps qui file entre les doigts. On peut découvrir, au détour d’une page,  des « gens heureux » et parfois « Sous la voûte étoilée du ciel/Le village en fête/Au son de l’accordéon ».

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Thermos fêlé

 Un thermos est une bouteille isotherme dont la fonction la plus répandue est de conserver la chaleur d'un liquide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Thermos fêlé, nous fait songer à une déperdition, une porosité, aussi à un fonctionnement défectueux : quelque chose à réparer en même temps que difficilement réparable. La citation de Lorca en exergue, Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?, est précédée d'une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, des oublis, des silences et des cris, des oublis, à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur, l'intolérance, l'obus des oublis recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent

 

Claude Favre, Thermos fêlé, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d'emblée de qui il s'agit et le mot oubli quatre fois répété annonce que le livre s'emploiera à le conjurer. Il prend la forme d'une sorte de journal, chaque page datée, du lundi 29 décembre jusqu'au jeudi 19 mars (avec des jours absents après le 21 janvier). Journal qui peut-être à la fois intime, je lis « Moujik moujik » de Sophie G. Lucas (l'auteur de cet article le recommande également), et de compte-rendu d'actualités, comme il est convenu de les nommer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d'une part l'empathie et la colère sourde qui tissent ces pages, d'autre part le formidable travail de la langue qui par son architecture en hoquets incarne les brisures des êtres pris dans les situations qu'elle évoque qui sont aussi celles de l'auteure. Claude Favre est une habituée des lectures-performances. Elle a notamment travaillé avec le musicien Dominique Pifarély. Pour qui connaît le violoniste — je pense à sa participation au quintette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du saxophoniste François Corneloup — qui sait, donc, l'importance de ce jazzman sur la scène française contemporaine, saura du même coup que l'écriture de Claude Favre est faite de ces métissages, ces ruptures, ces lignes mélodiques interrompues, distordues, reprises et développées.

 

mercredi 18 février, andiamo, quelques années déjà autres
vie à l'os, gaie tout de même souvent, pour liberté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu'où
L'Insee évalue à 112 000 le nombre de, personnes sans
domicile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
augmentation de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c'est le mot, dont une cinquantaine d'enfants
certains même naissent dans la traversée
de Syrie, répartis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l'amour, l'urgence

 

Que faire de l'amour ? C'est cet amour pour l'autre et son impuissance à changer les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu'il s'agisse de la misère « ordinaire » de chez nous, 6 personnes / en quelques jours mortes en France / d'hypothermie, 6 retrouvées, pour combien, cette misère dont Claude Favre est très avertie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage abandonné, ou ma mère à l'école, qui / voulait apprendre / désignée par un mot qui tue / indigente, ou la misère extrême plus lointaine géographiquement, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / compulsifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, altier est de la vie aller chercher l'eau. Que faire de l'amour ? Comment éradique la haine de l'autre ? Ces mots écrits après l'attentat contre Charlie Hebdo :

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des morts travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n'est pas vivre que perdre sa part d'humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore, ici et encore
qu'est-ce qu'un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu'en penserait Abdelwahab Meddeb ?

 

 J'ai eu la chance d'assister à un débat œcuménique auquel participait le poète et essayiste, spécialiste du soufisme. Il a toujours dénoncé l'intégrisme et appelé à une réforme de l'Islam.

 Ce livre est un plaidoyer, formule que l'on a coutume d'employer, contre l'injustice, l'intolérance, avec cette dénonciation de notre indifférence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine contre la présence, l'irresponsabilité dit-on, françaises
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
et c'est Sarkozy, c'est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n'y aura pas de vent

 

Tribut également rendu à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c'est / faire c'est dire n'est-ce, Nasreen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blasphème est / un mot en langues, terrain commun de la haine l'assignation / perdre les siennes, tracer plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J'ai dit l'écriture particulière de Claude Favre, les extraits que j'ai donnés montrent un aperçu de cette langue, tendue, vibrante d'une auteure qu'il faut suivre. Pour conclure à propos de ce beau livre, accompagné de peintures de Jean Dalemans, je citerai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un thermos fêlé — impeccable intérieurement, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur