Les critères per­me­t­tant à un poète de franchir le cap de la recon­nais­sance publique, ou même sim­ple­ment celle des experts, sem­blent plus aléa­toires qu’irréfutables, et dépen­dent prob­a­ble­ment davan­tage des phénomènes de mode que de la valeur « intrin­sèque » des textes pro­duits par les uns et les autres.

C’est ain­si que, si nous sommes quelques-uns à con­sid­ér­er Fol­lain comme l’un des deux ou trois très « grands » du XXe siè­cle (avec Reverdy et Apol­li­naire), alors que la large majorité des « ama­teurs de poésie » le tien­nent pour un poète de deux­ième ordre, le cas de Georges-Louis Godeau est encore plus stupé­fi­ant, je dirai même affligeant : presque per­son­ne ne le lit, son nom lui-même ne dis­ant rien à la plu­part des « con­nais­seurs » présumés.

Godeau est un cas. Il a pub­lié, dans des con­di­tions sou­vent peu val­orisantes, peut-être à compte d’auteur (je n’ai jamais osé le lui deman­der), des poèmes d’une justesse, d’une ful­gu­rance, d’une évi­dence poé­tique qui devrait en faire l’un des pas­sages oblig­és de tout appren­tis­sage de la poésie contemporaine.

C’est avec humour, sin­gu­lar­ité, finesse qu’il par­le de ces « choses de la vie » que le pub­lic n’a aucun mal à dis­cern­er et appréci­er au ciné­ma ou dans la fic­tion romanesque, mais qu’il sem­ble ne pas percevoir, dès lors que ce sont de sim­ples mots et des sit­u­a­tions fausse­ment « ordi­naires » qui les délivrent en des textes courts, tableautins qu’on situerait volon­tiers entre les frères Le Nain et Daumier.

Quand on les donne à lire aux enfants nor­male­ment délurés et pas trop défor­més par l’imbécillité ambiante, ils y adhèrent d’emblée. Mais la cri­tique, pas plus que les directeurs de col­lec­tions de l’édition nationale (à une ou deux excep­tions près, dont le courageux Dé Bleu), n’a jamais daigné lui con­sacr­er une étude digne de ce nom. Il fal­lut le bien­veil­lant, per­spi­cace et généreuse­ment atten­tif Jacques Réda pour lui con­sacr­er un fron­ton de la NRF.

Ain­si « les gens », si prompts à voir de la poésie partout (dans un par­fum, un défilé de mode, une âner­ie vocif­érée par des illet­trés sans tal­ent), sem­blent ne pas la voir quand elle crève les yeux, c’est-à-dire quand on sait lire.

Mais com­ment ne pas s’étonner de la céc­ité des « spé­cial­istes » devant les écrits de ce leveur de lièvres capa­bles de faire sor­tir de la poésie du cha­peau de la vie ordinaire ?

Sans doute faut-il remar­quer que Godeau ne fit aucun effort pour se faire « remar­quer ». Bien qu’il ait pub­lié sa pre­mière mince pla­que­tte chez Gal­li­mard, dans une col­lec­tion dédiée à la « jeune poésie » d’alors (au début des années cinquante me sem­ble-t-il), il ne trou­va plus jamais pre­neur dans l’édition « pres­tigieuse » (Réda ni moi ne réussîmes à le faire appréci­er par deux ou trois édi­teurs de nos amis !). Et, sans doute du fait de cette inso­lente et stupé­fi­ante nég­li­gence, il se replia sur sa soli­tude « lit­téraire », préférant les splen­deurs amphi­bies du marais poitevin à l’angoissante atmo­sphère des bureaux d’édition.

Tou­jours est-il que, depuis sa mai­son de Mag­né, près de sa com­pagne, où il cul­ti­va le retrait dans la dig­nité, il s’employa à glan­er sans se press­er ces pous­sières d’instants, qu’il trans­for­mait aus­sitôt en épipha­nies, dont l’émotion était bien rarement absente.

Pour la san­té de ses artères, peut-être aus­si pour ne pas songer aux raisons qu’il aurait d’éprouver quelque rancœur à l’égard du si inat­ten­tif petit « monde des let­tres », il sort de temps en temps avec son chien, prend sa voiture, salue au pas­sage ces femmes à la pous­sette, ces hommes à la pelle ou au sac rem­pli de cour­ri­er à dis­tribuer, qui tous trou­veront place dans ses ful­gu­rants tableaux de genre ; puis il va à pied s’enfoncer dans l’épaisseur odor­ante de son cher marais, pareil à une ombre furtive par­mi toutes les ombres stag­nantes que vien­nent trouer de ci de là le scin­tille­ment des feuilles de peupliers.

C’est dans ces moments, où il tra­verse le vil­lage, croise des fer­mes, ren­con­tre des gens affairés ou vacants que, pour lui comme naguère pour Fol­lain « tout fait événe­ment », à moins que, comme pour Bachelard tout ne fasse émer­veille­ment. Il relève les pièges à poésie qu’il a posés sur tout le ter­ri­toire du vide char­nu du monde, sem­blable à un de ces moines matéri­al­istes et poètes du t’chan chi­nois, dont il partage la prédilec­tion pour les brouil­lards d’automne et le goût salé de l’eau de pluie.

Là, cerné par l’eau de mer alliée à l’eau de terre, pro­tégé de l’enlisement par ces îles mou­vantes de terre tou­jours prête à se dérober, et qui met si fort l’attention à con­tri­bu­tion, il se tient aux aguets, l’œil et l’oreille con­stam­ment prêts à saisir et recon­naître un signe ou un écho. Cette réal­ité végé­tale, minérale, cli­ma­tique, élé­men­taire, il ne la con­naît pas seule­ment pour avoir lu beau­coup de livres ; il la sait par cœur à cause de ce méti­er qu’il pra­ti­qua près de quar­ante années durant : celui d’ingénieur des eaux et forêts et de spé­cial­iste de la con­struc­tion de châteaux d’eau.

 

Chez lui, la poésie a tou­jours coulé de source. A quoi bon des lacs arti­fi­ciels dans un pays de riv­ières et de ruis­seaux, d’étangs et de mares, de fon­drières et de canaux tout pleins de nénuphars ?

Du fond de sa retraite, récem­ment inter­rompue par l’inéluctable rap­pel à l’ordre ter­restre, il aura lais­sé les heures prop­ices inter­rompre leur cours, savourant les rapi­des délices des plus beaux de ses jours. Il en vécut près de trente mille, de ces jours de jubi­la­tion lacustre.

 

(Godeau que per­son­ne n’attendit jamais. Octo­bre 2009)

 

 

© Eric Pistouley


 

choix de poèmes :

 

Jean Renaud

 

 

J’ai huit ans. Mon père est mort.

Le soir, à la mai­son, je suis seul, j’apprends mes leçons à voix haute en atten­dant ma mère.

Quand elle tarde, je pré­pare le feu, je dîne et je me couche.

Les yeux ouverts, j’écoute les bruits de la nuit.

Par­fois, les voisins inqui­ets ouvrent la porte sur la pointe des pieds. Ils me pren­nent pour un enfant.

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Dans cette maison

 

Dans cette mai­son pas plus mal qu’une autre, j’avais une femme, deux enfants, un chien et un tas d’ustensiles. La nuit, dans mon lit, je lisais Pla­ton. Le jour, je tra­vail­lais, je courais et je buvais.Je n’étais pas heureux.

Pour chang­er la vie, un soir, je me suis sauvé avec ma valise. Le chien en est mort et les enfants sont devenus des hommes. Ils ont des tics qu’ils por­tent sans se plain­dre. Je n’ei rien pour ma défense.

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Dieu

 

Par­fois quand j’ai pêché pour rien tout l’après-midi, je mur­mure sous ma visière : « Dieu, donne-moi un bro­chet ». En général, Dieu est ailleurs, ou il estime que les deux d’hier suff­isent. Il sait que mon con­géla­teur est plein, que je suis là avec deux bras, deux jambes en bon état et que dans ma musette j’ai des petits cig­a­res qui fument bien. Et puis il est aus­si le dieu des bro­chets. Alors il s’amuse à me voir lancer entre les arbres, les her­biers. Si je n’accroche pas, c’est peut-être encore lui. Car nous sommes com­plices, et les seuls à le savoir.

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Le ter­rassier

 

Je tra­vaille à la tâche. C’est mon droit de pos­er ma pioche, de dire aux cama­rades : « A demain, car je suis fatigué. »

Inqui­ets, ils se redresseront ; « C’est vrai, ça se voit que tu es fatigué. »

A mesure que le vent fou­et­tera mon vis­age, sur la bicy­clette, le souf­fle revien­dra. Je casserai la croûte en arrivant. Assis à ma fenêtre, je fumerai la pipe en regar­dant tomber le jour, jusqu’au bout.

Ca doit être beau, un jour qui tombe.

 

(Pre­mier et qua­trième texte pub­liés chez Gal­li­mard en 1962 ; les deux autres au Dé bleu, en 1988)

 

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