JEAN SÉNAC, L’ÉCLAT DU JOUR
AU POING D’UN CENTENAIRE FRANCO-ALGÉRIEN

       

       Le vil­lage est cerné sans issue de secours
       des sol­dats aux jambes de sang
       descen­dent des montagnes

        Jacques Simonomis

       (La Vil­la des Ros­es, édi­tions Librairie-Galerie Racine, 2009).

 

 

     Poète se procla­mant ouverte­ment plus algérien que n’importe qui, Jean Sénac récla­mait la révo­lu­tion, certes, mais non sans amour, à l’instar du poète et cinéaste ital­ien Pier Pao­lo Pasoli­ni, l’un des intel­lectuels et créa­teurs les plus sul­fureux de son époque, qui devait con­naître un sort iden­tique au sien. Deux ans sépar­ent son assas­si­nat (dans la nuit du 29 au 30 août 1973) de celui du poète ital­ien (dans la nuit du 1er au 2 novem­bre 1975). Dans les deux cas, le pou­voir s’accommoda d’une issue dou­teuse, en se gar­dant bien de met­tre en œuvre les moyens néces­saires pour ten­ter de percer la vérité, et que jus­tice soit faite. La poésie les unis­sait, l’amour, la lib­erté, le feu du lan­gage et du désir, les ani­maient. Pasoli­ni et Sénac se rangeaient tous les deux du côté du peu­ple. Leur poésie est ponc­tuée d’accents intimes, lyriques et d’engagements : « Je ne quit­terai jamais en lâche ce pays où j’ai tant don­né de moi-même », écrit Sénac, un an avant sa mort. La vie fut âpre pour lui. Dans les deux cas, qu’il soit frioulan ou oranais, c’est bien le soleil que l’on assas­sine. Il y a quar­ante ans, en ce qui con­cerne Jean Sénac. Les ter­mes de « célébra­tion » et de « fête », me parais­sent donc par­ti­c­ulière­ment incon­grus et déplacés. En quar­ante ans, Jean Sénac n’a jamais été oublié, car il a tou­jours pu compter sur la fidél­ité sans faille d’une poignée d’amis his­toriques, français et algériens, pour entretenir le feu et de sa mémoire et de son œuvre. Avec le temps, il a même gag­né davan­tage d’amis et de lecteurs, auprès des nou­velles généra­tions. Ses œuvres ont con­tin­ué à paraître, à reparaître et non des moin­dres, si l’on pense aux Œuvres poé­tiques (Actes Sud, 1999) et Pour une terre pos­si­ble  (Marsa, 1999), jusqu’à Jean Sénac, le forg­eron du soleil (2003), un film doc­u­men­taire d’Ali Akik­abeau film, et bien sûr le superbe film, tourné en Algérie, du réal­isa­teur fran­co-algérien, Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assas­s­iné (2004). La chose est peut-être lente et laborieuse, mais indé­ni­able : d’un côté comme de l’autre de la Méditer­ranée, on redé­cou­vre enfin l’un des plus grands poètes du XXe siècle.

            En 2013,  une fois n’est pas cou­tume (l’effet des quar­ante ans ?), de nom­breux arti­cles, y com­pris sur inter­net, ont paru. Trois livres ont accom­pa­g­né ce sin­istre anniver­saire : Jean Sénac, poète et mar­tyr (éd. du Seuil, 2013), une biogra­phie de Bernard Mazo ; la réédi­tion (col­lec­tion Point, éd. du Seuil, 2013) en for­mat poche des poèmes de Pour une terre pos­si­ble, qui avait paru aux édi­tions Marsa en1999 ; ain­si que, Citoyen du vol­can. Épi­taphe pour Jean Sénac (Ate­lier de créa­tion lib­er­taire, 2013), de Max Leroy ; sans oubli­er l’ouvrage col­lec­tif, sous la direc­tion d’Hamid Nac­er-Khod­ja, Tombeau pour Jean Sénac (édi­tions Aden, 2013). De ces livres, découle un con­stat : On ne ressort pas indemne de la lec­ture de Jean Sénac, ce « poète algérien de gra­phie française », ain­si qu’il se définis­sait lui-même et qui fut assas­s­iné à l’âge de quar­ante-six ans, dans sa cave-vigie d’Alger, frap­pé par cinq coups de couteau en pleine poitrine ; vingt ans avant que Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes de ses amis, soient à leur tour, vic­times du ter­ror­isme islamiste ; le pre­mier, tué de deux balles dans la tête le 26 mai 1993 ; le deux­ième, égorgé dans la nuit du 27 au 28 décem­bre 1993. Jean Sénac fut le pre­mier mar­tyr d’une hor­ri­ble liste. Les Français ne lui par­don­naient pas d’avoir été mem­bre du F.L.N. pen­dant la guerre d’indépendance et d’avoir choisi l’Algérie ; et le pou­voir algérien sup­por­t­ait mal ses posi­tions très cri­tiques à l’égard du sys­tème bureau­cra­tique en place. Jean Sénac était un homme par­faite­ment indésir­able, en somme, mais pas seule­ment pour le pou­voir. Il dérangeait beau­coup plus de monde. Il était un scan­dale per­ma­nent. Son audi­ence auprès de la jeunesse, sa vie, sa vie sex­uelle surtout, sa lib­erté de parole en matière poli­tique ou cul­turelle, les réper­cus­sions à l’étranger de ses juge­ments sur l’Algérie… Il y a plusieurs per­son­nes ou groupes à qui le crime pou­vait prof­iter. Cette mort, il l’a sen­tait rôder : Pourquoi suiv­re cette trace — d’avance tout est con­clu — quand vous laverez ma face — le soleil n’y sera plus.

            Quar­ante ans plus tard, on s’aperçoit que cet homme, qui gar­da jusqu’à la fin l’Algérie au cœur, con­stitue une indis­pens­able charnière dans les rap­ports fran­co-algériens, et pas seule­ment sur le plan cul­turel et intel­lectuel. Rarement une exis­tence aura autant col­lé à la poésie et à un pays. C’est qu’à tra­vers Jean Sénac, il ne s’agit pas seule­ment de « réha­biliter » un poète, jugé paria par les uns et mar­tyr héroïque par les autres. Il ne s’agit pas seule­ment de débat­tre de son œuvre poé­tique. Non, der­rière Jean Sénac sub­siste et demeure « l’Affaire colo­niale » ; une crise de con­science vite refer­mée et mal digérée. Sénac et l’Algérie n’ont pas fini de nous hanter. Ce fut d’ailleurs le cas de Bernard Mazo qui, à l’instar d’autres jeunes Français, eût « vingt ans dans les Aurès » (où il reste vingt sept mois), en pleine guerre et sous l’uniforme. Bernard Mazo avouait volon­tiers qu’il por­tait l’Algérie et les Algériens dans son cœur, comme une blessure jamais tout à fait refer­mée et cela depuis plus de cinquante ans. Bernard Mazo est décédé le 7 juil­let 2012, à l’âge de soix­ante treize ans, sans avoir vu paraître ce livre qui lui tenait à cœur. En écrivant une biogra­phie de Sénac, il n’a pas seule­ment salué un poète dont il admi­rait l’œuvre et l’engagement ; il a égale­ment fait la paix avec sa conscience.

           

            Il existe une lit­téra­ture abon­dante sur Sénac. Mais hélas, de nom­breux titres sont épuisés. Bernard Mazo a tout lu, tout com­pul­sé : livres, arti­cles, témoignages. Il a, après bien d’autres, ren­con­tré les amis du poète et con­sulté ses archives à Alger et à Mar­seille. Durant six années, ce fut comme une quête d’absolu. Le résul­tat est à la hau­teur. Le biographe est évidem­ment en totale empathie avec son sujet, mais sans dérap­er dans l’admiration aveu­gle ou l’hagiographie. Il n’hésite pas à évo­quer les con­tra­dic­tions, les excès, les doutes et les angoiss­es du per­son­nage comme du poète. En France, écrit Hamid Nac­er-Khod­ja, si des cer­cles reti­en­nent prin­ci­pale­ment l’approche éro­tique d’un poète, d’aucuns le fusti­gent pour son com­bat nation­al­iste qui le con­duisit à rompre avec son « Père impos­si­ble » Albert Camus et ses « frères pieds-noirs » ; en Algérie, la part « mau­dite »  de l’homme-poète est occultée et celui-ci réduit à sa portée poli­tique uni­voque : un chantre indépen­dan­tiste en temps de guerre dou­blé d’un ani­ma­teur cul­turel excep­tion­nel en temps de paix, et même bien avant 1954, péri­ode mécon­nue ici mise en valeur et élargie. Bernard Mazo, comme le dit encore Nac­er-Khod­ja a su se défaire de cette ambiva­lence en ne réduisant pas l’unité de Sénac à une fig­ure isolée que la tor­ture lit­téraire a recon­nue à dou­ble titre de part et d’autre de la Méditerranée.

 

            Max Leroy, pour sa part, écrit : « L’Algérie a fêté le cinquan­te­naire de son indépen­dance en 2012 et on célèbre cette année le cen­te­naire de la nais­sance d’Albert Camus. Les céré­monies lais­sent toute­fois dans l’ombre un des témoins incon­tourn­ables de ce passé aux plaies ouvertes : son nom ? Jean Sénac. Écrivain et poète, pied-noir et indépen­dan­tiste, chré­tien et révo­lu­tion­naire. Cail­lou dans les souliers de la France et de l’Algérie, Sénac bous­cule les deux rives et les eaux trou­bles de la Méditer­ranée. Il serait temps, quar­ante ans après son assas­si­nat, de ten­dre l’oreille. » C’est que, cinquante et un an après que l’Algérie soit dev­enue indépen­dante ; les blessures ne sont pas encore refer­mées. Sénac est aus­si là pour nous le rap­pel­er. On n’ou­blie pas si facile­ment plus de cent soix­ante-dix années de coloni­sa­tion, de drames, de pas­sions et de désillusions.

 

            De 1973 à 2013, soit quar­ante ans après son assas­si­nat ; Jean Sénac demeure à lui seul une pierre angu­laire des rap­ports fran­co-algériens. Vision­naire, n’avait-il pas écrit (cf. Let­tre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenche­ment de la guerre d’indépendance : « Ton cœur souf­fre de l’injustice quand elle brise un vis­age français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes ? (..) Depuis plus d’un siè­cle l’Europe vit sur cette terre sans se souci­er des neuf dix­ièmes de ses habi­tants. Il est juste que ceux-ci retrou­vent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il man­querait à la pâte qui lève une mesure de son lev­ain… La réal­ité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musul­man et que nous sommes, avec les Israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minori­taire. La réal­ité, c’est que sur cette terre indépen­dante, un mil­lion d’Européens devra aban­don­ner ses priv­ilèges pour par­ticiper, dans la pro­por­tion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égal­i­taire. La réal­ité, c’est que nous per­drons un peu de notre con­fort de seigneurs et de nos immenses pro­priétés. La réal­ité, c’est que si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la jus­tice retrou­vée, après une péri­ode où l’esprit de revanche nous aura cer­taine­ment fait souf­frir, il sera pos­si­ble, en prenant appui sur nos dif­férences, de don­ner au monde un vis­age généreux de l’homme. Ce sera une expéri­ence dif­fi­cile et unique… Mais accepterez-vous de lâch­er quelques préjugés pour le salut de tous ? »

            On le sait, nom­breux sont les colons français qui n’accepteront pas et n’acceptent tou­jours pas d’avoir dû lâch­er leurs priv­ilèges. L’indépendance de l’Algérie fut offi­cielle­ment proclamée le 3 juil­let 1962. Le 30 octo­bre, Jean Sénac était de retour à Alger, alors que de nom­breux Pieds-Noirs fai­saient le voy­age inverse vers la France ; mais pas tous. Car les Pieds-Noirs ne furent pas tous de rich­es colons racistes ; ils ne bas­culèrent pas tous dans le camp de L’Organisation Armée Secrète, ou dans celui de l’Algérie française. Con­traire­ment à un cliché faisant une règle absolue du départ pré­cip­ité en1962, il y eut le choix et les Pieds-Noirs restés en Algérie fai­saient masse : 200.000, d’après l’ambassade de France, à la fin de l’été 1962 et 100.000 encore, en 1963. Ces Pieds-Noirs con­nais­saient ce pays qu’ils con­sid­éraient comme le leur, aux côtés de leurs frères algériens. Ils en con­nais­saient les ten­sions et les failles, et, tout en défen­dant leur légitim­ité à trou­ver leur place dans la nation dev­enue indépen­dante, ils savaient que ce ne serait pas facile ; le F.L.N. étant lui-même tirail­lé entre divers­es con­cep­tions de l’identité algéri­enne, des plus ouvertes à la diver­sité, aux plus repliées sur sa com­posante arabo-musul­mane. Durant toute cette péri­ode, Jean Sénac a fait cohab­iter au sein de sa poésie, et le mil­i­tan­tisme human­iste révo­lu­tion­naire et la beauté, l’amour ou les élé­ments, car : Si nos poèmes ne sont pas eux aus­si des armes de jus­tice dans les mains de notre peu­ple, — Oh, taisons-nous. Cepen­dant, point de dog­ma­tisme chez Sénac : N’immobilisez jamais un poète dans son vers. — Le poète est mobile — Et son éclat baroque va de la lyre aux tripes. Ou encore : L’amour n’adhère à aucun par­ti.

 

            Cette péri­ode ; il a bien fal­lu l’appeler par son nom : la « Guerre d’Al­gérie », avec son cortège de mas­sacres, de tor­tures, de vio­ls, d’a­troc­ités. Tout cela se passe  neuf ans à peine, après la chute du nazisme. Le général Paul Aus­sa­ress­es, avec la béné­dic­tion du pou­voir poli­tique français et de ses supérieurs, avait adop­té les méth­odes plus vraies que nature de Klaus Bar­bie, alors que dans le même temps, Lar­bi Ben M’Hidi œuvrait dans l’ombre, comme l’avait fait Jean Moulin, pour libér­er son peu­ple.  Lar­bi Ben M’Hidi est cet ami que Jean Sénac aimait et qui, arrêté le 23 févri­er 1957 par les para­chutistes français, refusa de par­ler sous la tor­ture, avant d’être assas­s­iné sans procès, ni juge­ment, ni con­damna­tion, par Aus­sa­ress­es, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Aus­sa­ress­es le tor­tion­naire « sans remords, ni regrets » est mort le 3 décem­bre 2013, à l’âge de 95 ans. Que la terre lui soit lourde. Dans son livre La Vérité sur la mort de Mau­rice Audin (édi­tions Équa­teurs, 2014), qui vient de paraître, le jour­nal­iste Jean-Charles Deni­au racon­te, dans un réc­it à la pre­mière per­son­ne, com­ment Aus­sa­ress­es, alors au cré­pus­cule de sa vie, a con­sen­ti à lui avouer ce qui con­stitue un crime d’État : non, le mil­i­tant com­mu­niste Mau­rice Audin ne s’est pas éva­poré dans la nature après son éva­sion en juin 1957, mais a été assas­s­iné à l’âge de 25 ans au couteau par l’un des sous-fifres d’Aussaresses, puis enter­ré de nuit dans l’une des fos­s­es de la loin­taine ban­lieue algéroise régulière­ment util­isées par les hommes du général Mas­su ; le tout avec « la cou­ver­ture pleine et entière du pou­voir poli­tique ». Nous tou­chons là le fond du prob­lème, écrit Jean-Charles Deni­au. Paul Aus­sa­ress­es a passé sa vie à obéir, pour le meilleur et pour le pire. Le temps pas­sant, il n’a plus fait de dif­férence entre les deux. Sa car­rière, qui a sou­vent été inscrite dans la clan­des­tinité, l’illégalité, par­fois même la lutte à mort, a été mar­quée par la vio­lence. Han­nah Arendt n’avait-elle pas écrit dans d’autres cir­con­stances : « Il s’est con­sacré à son devoir sans penser à la fin de son action : il n’aurait eu mau­vaise con­science que s’il n’avait pas exé­cuté les ordres. » Dans le poème (in Espoir et parole, poèmes algériens, antholo­gie, 1963) qu’il a con­sacré à son ami Lar­bi Ben M’Hidi (Jean Amrouche lui dédie aus­si son poème « Ébauche d’un chant de guerre ») et à Ali Boumend­jel, Jean Sénac a écrit : Pieds et poings liés, — ils se sont pen­dus ? – ils se sont jetés des hautes ter­rass­es ? – Feu sur vos men­songes… Vous avez « sui­cidé » nos volon­tés de vie… Mais le chan­vre a poussé pour que lui soit ren­due sa –terre véri­ta­ble. — De vos cordes de mort – nous tres­sons nos fou­ets. – Le dernier souf­fle des héros – ali­mente nos forges.

 

 

            Qui pour­rait aujourd’hui con­tester l’importance de l’histoire algéri­enne et donc de l’œuvre-vie d’un Jean Sénac, dans la (mau­vaise) con­science française ?

            La fin de l’amnésie et la réc­on­cil­i­a­tion seront-elles un jour d’actualité ?

 

            Comme l’a écrit Dominique Lagarde (in L’Algérie, la désil­lu­sion, L’Express, 2011), entre la France et l’Algérie, les rela­tions, cinquante ans après l’indépendance, demeurent dif­fi­ciles. Elles sont d’autant plus pas­sion­nelles que plus d’un mil­lion d’Algériens vivent en France, et les enjeux de mémoire restent, de part et d’autre, com­pliqués, sans par­ler des groupes de pres­sion qui, en France, ne cessent de rap­pel­er leur peine et leur colère, leur « iden­tité » per­due à recou­vr­er, leur « com­mu­nauté » à réha­biliter. Des minorités actives, à juste titre (les harkis dans le cadre fran­co-français) ou non (la par­tie des Pieds-Noirs qui vit encore à l’heure de l’Algérie Française), font assaut, cherchent une audi­ence publique et médi­a­tique, poli­tique, cul­turelle et judi­ci­aire. Quels seront la survie et l’avenir de notre pro­pre « mémoire » ?, dis­ent-elles, engluées dans leur pro­pre douleur. De son côté, l’Algérie a réécrit son his­toire, elle en a fait une épopée nation­al­iste dont elle a gom­mé les dis­sen­sions internes qui expri­maient pour­tant le car­ac­tère pluriel de sa société. L’ex-puissance colo­niale est aus­si un bouc émis­saire tout trou­vé lorsqu’il s’agit de faire oubli­er les piètres per­for­mances du régime. Mais la non recon­nais­sance par la France, des crimes com­mis durant la péri­ode colo­niale demeure une souf­france. La Loi votée le 23 févri­er 2005, en France, par l’Assemblée nationale, dont l’article 4 – abrogé un an plus tard – évo­quait « le rôle posi­tif de la présence française out­re-mer, notam­ment en Afrique du Nord », aus­si igno­ble qu’inique, témoigne de ce manque de lucid­ité. Nico­las Sarkozy, alors prési­dent Français, par­le du bout des lèvres, à Con­stan­tine, en 2007, d’« injus­tices », alors que les Algériens atten­dent tou­jours un acte de recon­nais­sance.           Peut-être faut-il voir un geste encour­ageant, dans la let­tre que François Hol­lande a adressée le 5 juil­let 2012, à son homo­logue algérien : « La France con­sid­ère qu’il y a place désor­mais pour un regard lucide et respon­s­able sur son passé colo­nial si douloureux et en même temps un élan con­fi­ant vers l’avenir ». Le dia­logue entre États, les travaux des his­to­riens (Vidal-Naquet, Rioux, Sto­ra, Daum, Branche, Akram Belka­ïd ou Mohammed Har­bi), le dia­logue inter­cul­turel entre peu­ples, finiront par avoir rai­son des non-dits ; mais ne peut-on aus­si se dire que Jean Sénac et la poésie algéri­enne de gra­phie française restent et demeurent le plus beau et le plus sûr des ponts, qui enjam­bent tou­jours la Méditerranée ?

            La nuit fut longue, — innom­ma­ble la haine, — nos phras­es en sont toutes gâtées. – Nous allons par­don­ner mais nous nous n’oublierons pas – afin que plus jamais la bête ne sur­gisse. – Nous con­nais­sons le nom des pier­res pour bâtir, — leur place, leur qual­ité. – Nous allons ren­dre l’homme à l’homme. – À la place des cris nous allons met­tre l’acte. – Le sang nous a brisés, le sang nous a sauvés. – À nou­veau le soleil bronze le corps du peu­ple… Dans les yeux du soleil plan­tons notre cer­ti­tude, écrit Jean Sénac (extrait du poème « Isti­qual El Djezairi »).

 

            Dès lors, la ten­ta­tion est grande de vouloir oubli­er Sénac ou alors, à l’inverse, de le statu­fi­er ; d’en faire une icône, un emblème, un sym­bole. Sénac mérite mieux. Sa per­son­nal­ité est bien plus com­plexe, que celle, réduc­trice, de mar­tyr solaire. La pre­mière quête de Sénac n’est-elle pas celle, jamais assou­vie du père ? Il la redou­blera dans ses rela­tions, sou­vent capricieuses et houleuses, avec des amis plus âgés, tel Albert Camus, mythi­fiés comme pères sub­sti­tu­tifs puis répudiés, ou des avant-cour­ri­ers comme Ver­laine, avec qui il fini­ra, dans son apparence physique, par se con­fon­dre. La deux­ième prob­lé­ma­tique de la per­son­nal­ité du poète, n’est-elle pas celle de l’identité ? Celle de Jean Com­ma (de son vrai nom), Pied-Noir pau­vre aux ascen­dances espag­noles, né de père incon­nu (d’un viol, en fait) qui, ne par­lant pas l’arabe et n’é­tant pas musul­man, a opté très tôt, avec rad­i­cal­ité et lucid­ité, pour une Algérie algéri­enne. Dans sa Let­tre d’un jeune poète algérien (1950), Sénac écrit : « L’Al­gérie reste une de ces ter­res trag­iques où la jus­tice  attend son accom­plisse­ment. La colère pré­pare les matins généreux. Chaque jour dans les rues, l’homme y est humil­ié. Il sent peser sur lui la peur et le désor­dre, l’inégalité qu’engendre le régime des plus forts… Je salue ceux qui auront vu clair à temps… Que l’exilé s’en aille, mais que celui qui se sent sol­idaire des hommes du pays entre sans hésiter dans l’amitié de son peu­ple. Là où est l’injustice, l’artiste doit ériger la Parole comme une réponse ter­ri­ble à la nuit. Et nous savons que l’injustice a ses bas­tions sur cette terre. Voilà pourquoi nous ne pou­vons plus refuser une action qui nous réclame. »  Et pour­tant, Jean Sénac n’aura jamais pour tout papi­er qu’une carte d’identité française faite à Blois, en 1968. Du con­flit d’identité et de recon­nais­sance de Jean Sénac, Hamid Nac­er-Khod­ja, le plus grand des sénac­quiens, nous dit : « Son algéri­an­ité sen­ti­men­tale ne pou­vait s’enraciner dans la tra­di­tion du pays. Ses valeurs per­son­nelles étaient trop dif­férentes de celles de la société dans laque­lle il vivait. D’où déséquili­bre, inadap­ta­tion sociale fla­grante, en dépit d’une trou­blante sincérité intérieure… Ayant tardé à deman­der sérieuse­ment de son vivant cette citoyen­neté, Sénac a cru que pour être Algérien, il suff­i­sait d’opter pour la nation algéri­enne. Son algéri­an­ité était fondée sur la nais­sance, la rési­dence en Algérie et l’action patri­o­tique passée, et non sur une quel­conque procé­dure juridique ou autre. » Sénac ne s’est préoc­cupé de son statut que lorsqu’il était trop tard — après le coup d’État de Boume­di­ene en juin 1965 —  et que le nou­veau code de la nation­al­ité — décrété le 15 décem­bre 1970 — a ren­du sa nat­u­ral­i­sa­tion plus dif­fi­cile encore. C’est Mohammed Sed­dik Benyahia — ren­con­tré en France au sein de l’Union générale des étu­di­ants musul­mans algériens — qui, par ses fonc­tions min­istérielles (notam­ment min­istre de l’Information, sous Boume­di­ene), aidera Sénac à voy­ager à l’étranger avec des papiers en règle. À par­tir d’août 1967, Sénac, qui n’est pas dans la nou­velle ligne poli­tique, qu’il n’hésite pas à cri­ti­quer ou à dénon­cer, est en pleine dis­grâce. On lui jette au vis­age sa prox­im­ité avec Ben Bel­la, sa con­di­tion de pied-noir, de poète lib­er­taire et d’homosexuel.

 

            Jean Sénac demeure un aîné mer­veilleux, et je suis fier d’appartenir au groupe de poètes qui l’a soutenu et édité à une époque où en France comme en Algérie, à l’exception de rares amis, tout le monde lui tour­nait le dos. C’est en effet, out­re l’admirable tra­vail de Jean Subervie  (édi­teur de Mati­nale de mon peu­ple en 1961 et de Citoyens de beauté en 1967), le groupe des Hommes sans Épaules, alors recon­sti­tué autour de la revue Poésie 1, qui pub­lia la fameuse Antholo­gie de la nou­velle poésie algéri­enne (n°14, 1971) de Jean Sénac, puis, en 1972, tou­jours sous la houlette de notre aîné Jean Bre­ton, le dernier ouvrage du poète vivant, Les Désor­dres (éd. Saint-Ger­main-des-Prés, 1972), puis, le pre­mier livre posthume de Sénac, A‑Corpoèmes suivi de Les Désor­dres dans Jean Sénac vivant, essais, témoignages, doc­u­ments, (éd. Saint-Ger­main-des-Prés, 1981).

 

            Mais, la dis­grâce ne touche pas que Sénac. Les dévi­a­tions et les débor­de­ments du régime de Boume­di­ene pousse de nom­breux artistes et intel­lectuels, ce que Sénac refuse, à s’exiler en France, et non des moin­dres : Mohamed Dib (mort dans le silence et l’oubli et enter­ré au cimetière de la Celle Saint-Cloud, le 2 mai 2003) ; Rabah Belam­ri (mort dans un hôpi­tal à Paris, en 1995, non sans avoir déclaré : « Voilà plus de quar­ante ans que la lit­téra­ture algéri­enne de langue française a acquis une légitim­ité en Algérie et hors de l’Algérie. Imposée par l’histoire, elle est, qu’on le veuille ou pas, une réal­ité nationale. Vouloir chas­s­er de notre mémoire lit­téraire Amrouche ou Sénac, Kateb ou Mam­meri : un com­porte­ment d’automutilation. L’anathème jeté sur cette part de notre cul­ture est franche­ment scan­daleux. Il con­stitue une atteinte à la lib­erté d’expression et de créa­tion. » L’absence de dif­fu­sion de ces œuvres algéri­ennes en Algérie le révoltait) ; Jamel Eddine Bencheikh (qui s’était imposé un « exil » volon­taire, pour pro­test­er con­tre les restric­tions de lib­ertés imposées par le régime de Houari Boume­di­ene, est mort et enter­ré en France, en 2005). Par­mi ces poètes de l’exil, Kateb Yacine ne fut pas le moins grinçant. C’est donc au secret que Jean Sénac écrit Le Mythe du Sperme Méditer­ranée, un ensem­ble de poèmes qu’il ne souhaite pas pub­li­er de son vivant : Tout est foutu — les comités de ges­tion, le rire, nos érec­tions… — Il nous reste la mort pour met­tre debout une vie. — Même sec­ouée de brelo­ques — Qu’elle était belle la Révo­lu­tion en chaleur ! La sex­u­al­ité se fond dans la révo­lu­tion et en assure le relais. Le poète clame sa dif­férence. Le sexe va combler la décep­tion poli­tique. La révo­lu­tion sera aus­si sex­uelle. La poésie devient « cor­poème », un corps éro­tisé, et le poème jail­lit de sa semence.

 

            Le cycle bien à part de ce Soleil — « un tal­ent qui ne doit rien à per­son­ne, lumineux et sain, avec une vraie bravoure », nous dit, dès 1953, Albert Camus, dont la ren­con­tre jumelée avec celle de Char, fut une sorte de sésame pour l’entrée en lit­téra­ture de Sénac -, s’étale sur une ving­taine d’années (1948–1973). Dix-sept recueils de poèmes (« trans­fig­u­ratisme » de ses pro­pres expéri­ences : Les mots roulent dans la chair – comme des galets bien ronds – comme des cris polis – une langue de fond) qui font chair avec le lan­gage comme avec la vie ; à ces livres, il faut ajouter les inédits ; un roman : Ébauche du père (1989) ; une Antholo­gie de la nou­velle poésie algéri­enne (1971), de nom­breux arti­cles lit­téraires et poli­tiques, des jour­naux, des textes de con­férences, des œuvres radio­phoniques et théâ­trales. Si les écrits de jeunesse gar­dent traces de la foi chré­ti­enne comme de l’influence de Ver­laine, l’écriture de Sénac se forge rapi­de­ment ses pro­pres armes, après avoir subit d’autres influ­ences pri­mor­diales : les poètes arabes clas­siques, Lor­ca, Artaud ou Char. Immé­di­ate­ment, le poète chante le soleil, la mer, les citoyens de beauté, le paysage méditer­ranéen et l’Algérie : Tout est ici de peau bronzée — abri­cot doux comme une fièvre — les regrets ont mis sur mes lèvres — la nour­ri­t­ure d’un été. Le poète s’éveille au monde et à la vie par la poésie. Il demeure cet émer­veil­lé per­pétuel devant la beauté de la nature, comme devant l’enfance, la vérité d’une œuvre ou le mer­veilleux d’un corps qui n’est alors qu’effleuré : Je dis que le baigneur lègue un corps désir­able. La poésie est absolue, elle est la vie accep­tée dans ses moin­dres détails, et jusqu’à la souf­france, s’il le faut : Ne frappe pas à leur porte — toutes les pier­res sont choisies — aucune larme n’est assez forte — pour tir­er de l’œil un cri. Sénac s’interroge sur la fonc­tion du poète : Por­teurs furieux des gerbes mortes, — human­istes en la noire fer­rail­lerie des livres, — que sommes-nous sinon — les offi­ciants du bavardage, — les aèdes au miroir qui se pâment à ray­er le tain ? L’amour, l’i­den­tité et le lan­gage tra­versent, comme des éclairs ful­gu­rants, sa poésie. Sénac, le fait est moins con­nu, fut égale­ment l’auteur de plusieurs pièces de théâtre inédites, comme Soleil inter­dit, Les Colombes ou encore La Galerie. Achevée fin 1958, Le Soleil inter­dit est une tragédie qui ren­voie à un amour impos­si­ble entre un français, Jérôme, et une algéri­enne, Mali­ka, à la veille de la guerre d’Algérie. Longtemps inédit, pub­lié par la revue Awal, Le Hari­cot vert fait quant à lui par­tie des Grotesques, un ensem­ble de trois « tragédies-bouffes », écrites en 1959.

 

            Aus­si mesure-t-on, qua­tre décen­nies après sa bru­tale dis­pari­tion, l’importance de l’œuvre-vie de Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais, comme il s’est lui-même bap­tisé), qui écriv­it : Je n’étais pas né pour ces plaintes ni pour que — La rose se brise à mon chant. — L’éclat du jour je le por­tais au poing — fau­con nubile de mes rêves. Jean Sénac est un phare, non seule­ment de sa généra­tion, de la poésie du Maghreb et de la Fran­coph­o­nie, mais aus­si et surtout un poète uni­versel. Écrire, c’est tou­jours répon­dre à quelqu’un quand bien même ce quelqu’un serait le jumeau noir qui se cache en nous et nous per­sé­cute, exigeant de notre vig­i­lance de per­pétuelles mutations.

 

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