José Bergamín, le poète, par Éric Pis­touley 

 

Can­to roda­do veut dire « galet ». Un can­to c’est un chant, et aus­si un cail­lou. Roda­do : il a été roulé, char­rié dans les eaux vives et ne doit sa douceur qu’à des chocs répétés que le tumulte et l’écume ont main­tenu invis­i­bles et inaudibles.

Elle a l’air douce la poésie de José Bergamín, ses aspérités ne se voient pas :

Ten­go miedo al silencio
y temo las palabras
que al decir­lo lo esconden
como si lo callaran.

Me da miedo esa hora
silen­ciosa del alma
en que todo se hunde
porque todo se calla.

José Bergamín, La clar­i­dad desier­ta, p.67

Ce qui donne en français : J’ai peur du silence, et je crains les phras­es qui pour le dire l’é­touf­fent comme si elles le tai­saient. Cette heure me fait peur, cette heure silen­cieuse de l’âme dans quoi tout s’abîme parce que tout se tait.

Les essais de José Bergamín sont déjà fam­i­liers au pub­lic français grâce aux tra­duc­tions de Flo­rence Delay et d’Yves Roul­lière. La per­son­nal­ité lit­téraire, poli­tique et religieuse de cet auteur est excellem­ment évo­quée dans les actes du col­loque tenu à Nan­terre en 2008, vol­ume qui con­tient en out­re les entre­tiens qu’André Camp avait menés avec Bergamín pour France cul­ture en 1965.

Mais l’œu­vre poé­tique, dont Turn­er a pub­lié les sept vol­umes, n’a pas fait à ce jour l’ob­jet de pub­li­ca­tions sub­stantielles dans notre langue. Yves Roul­lière, que j’avais con­tac­té en com­mençant à tra­vailler sur ce dossier, restait d’ailleurs très dubi­tatif sur la pos­si­bil­ité de bien la ren­dre en français. Il s’en dégage pour­tant une impres­sion de facil­ité : le vocab­u­laire et la syn­taxe sont d’une rare sim­plic­ité. Quant aux  sujets, aux motifs : du début à la fin, il sem­ble que ce soient les mêmes. Cette sorte d’ascèse ver­bale le dis­tingue des autres poètes de la généra­tion de 27. Pas de références d’his­toire ni de var­iété de paysages, seule­ment des détails, des instants… N’al­lons pas pour autant croire à une dilata­tion des petits riens. Pour la forme on serait proche de Guille­vic et pour l’e­sprit dans la pos­ture de Ponge. Mais en dis­ant cela je ne dis rien, je pose des pan­neaux indicateurs.

Les mêmes mots revi­en­nent d’un vers à l’autre et d’un poème à l’autre comme des échos. Bien qu’ils soient banals : âme, flamme, cœur, main, vie, taire, répon­dre… il faut y voir la pre­mière dif­fi­culté qui s’op­pose à la tra­duc­tion du fait de leur forte exten­sion séman­tique dans les deux langues, exten­sions qui ne coïn­ci­dent pas souvent.

Pour autant, Jeanne Marie n’a pas été découragée, elle assure avoir traduit en toute mod­estie. Je sens une justesse dans ses choix, je voudrais que l’on soit sen­si­ble à la générosité de sa démarche.

Dans ses essais, comme l’écrit Yves Roul­lière, Bergamín procède « par de per­pétuels coq à l’âne, idéa­tions, calem­bours, con­tre­pieds, cela même qu’il théorisa (…) sous le terme de dis­parates ». Sa poésie, par con­tre, avance d’un pas court, revient un peu en arrière, va de côté mais sans per­dre son chemin ini­tial. C’est ras­sur­ant, musi­cal et, si l’on tient compte des répéti­tions dont je par­lais plus haut, très vite vertigineux.

Chemin dis­cret. Peut-être une parole qui craint de faire fuir quelque chose, de voil­er par une trop forte affir­ma­tion le véri­ta­ble pro­pos. Et en même temps l’énoncé, net, sans hési­ta­tion, a la sim­plic­ité tran­chante du proverbe. Ce sont des poèmes qui n’oc­cu­pent pas beau­coup de place sur une page, mais en même temps le blanc qui les entoure n’a rien d’orgueilleux. Au bord du silence, mais — le para­doxe de la pre­mière stro­phe du poème en exer­gue, sans doute — on n’est jamais cer­tain qu’il s’agisse d’une dis­pari­tion ou d’une apparition.

Elle se tient là, la poésie de Jose Bergamín. Moins soucieuse de déclar­er que de plac­er la parole au plus juste. Une justesse mobile, duc­tile, qui requiert une grande économie de moyens rhé­toriques, une poé­tique sobre qui se frotte au soleil, à l’abîme, comme dans ses meilleures après-midi l’art de com­bat­tre les tau­reaux. Ah ! le « toreo » ! auquel il a con­sacré des écrits cap­i­taux : « … le torero trou­ve son rythme, sa pause et sa mesure de façon mag­ique, comme le poète et le prosa­teur lorsqu’ils écrivent » (in « Le toreo, ques­tion pal­pi­tante », traduit par Yves Roul­lière, Les fondeurs de briques, 2012, p.154) .

Bergamín par­le quelque part de la simil­i­tude des pass­es de la tau­ro­machie. Leur côté répéti­tif ne le gênait pas. On pour­rait, sans en dire du mal, qual­i­fi­er ses poèmes de ren­gaines. J’ai fait lire à mon ami Xavier Gar­cia-Lar­rache un poème que je ne con­nais­sais qu’en lec­ture silen­cieuse ; il a tout de suite placé les accents, les syn­copes, les repris­es de souf­fle, les a incar­nés puis a dit naturelle­ment recon­naître l’in­spi­ra­tion pop­u­laire des coplas, ces airs andalous qui ont forgé la langue de Bergamín. Sans par­ti­tion, ses vers en apparence si peu expres­sifs chantent dès qu’un naturel les déclame. C’est ce qui fait que leur côté répéti­tif n’est jamais lassant.

Ce retour du même est moins obses­sion­nel qu’ex­ca­va­teur. Le retour et le retourne­ment des mêmes expres­sions, leur remise sur le méti­er, loin de finir en épure, ont su, comme c’est le cas pour les saintes Écri­t­ures, con­serv­er dans ces vers d’ap­parence très calmes toute la ten­sion de la vie humaine, de sa rai­son et de ses pas­sions. Chez Bergamín, la langue est tail­lée facette après facette comme elle l’a été par ces siè­cles d’exégèse et de répéti­tion qui ont con­duit à la per­fec­tion lyrique de la liturgie catholique.

Bergamín ne con­stru­it pas un style per­son­nel, son écri­t­ure est comme une œuvre col­lec­tive (mais ten­due) que le mot de tra­di­tion résumerait un peu vite. Il a com­mencé à pub­li­er de la poésie alors que ses essais lui assur­aient déjà beau­coup de recon­nais­sance (et d’en­nuis), à l’âge où on se fiche d’être sin­guli­er et où le dire se veut sim­ple célébra­tion… je n’au­rais pas le culot de (faire) croire que je sais de quoi !

É.P.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°

3 poe­mas

de José Bergamín

traduits en français.

par Jeanne Marie

 

 

Sue­na tu voz lo mis­mo que un lamento

Sue­na tu voz lo mis­mo que un lamento
o que un gri­to per­di­do en lejanía;
como una luz que hiere el horizonte
y lo abre a soledades infinitas.

Es penum­brosa clar­i­dad el sosiego
de la tarde. La lum­bre mortecina
de tu alma pelea con las sombras
del tiem­po, que la cubren de ceniza.

Los ecos del silen­cio has­ta tu oído
unos pasos lejanos aproximan.
Y es otra muda voz la de la sangre
que en tu cansa­do corazón palpita.

(de Del Otoño y los Mir­los, 1975, écrit en 1962)

_________________________

Ta voix résonne comme une plainte

Ta voix résonne comme une plainte
ou un cri per­du dans le lointain ;
comme une lumière qui blesse l’horizon
et l’ouvre à d’infinies solitudes.

Obscure clarté dans la tranquillité
du soir. La lueur mourante
de ton âme lutte con­tre les ombres
du temps, qui la cou­vrent de cendres.

Les échos du silence à ton oreille
approchent des pas lointains.
Et c’est une autre voix muette, la voix du sang
qui dans ton cœur fatigué palpite.

(De l’automne et des mer­les)

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Pon­me tus manos en los ojos

Pon­me tus manos en los ojos
para guiarme como a un ciego
por el fan­tas­mal laberinto
de mi oscuri­dad y mi silencio.

Igual que cuan­do éramos niños
y jugábamos a perdernos
por lar­gos pasil­los y alcobas
de un enorme caserón viejo.

Tú apoy­abas con­tra mi espalda
el blan­do empu­je de tu cuerpo
mien­tras me cega­ban los ojos
la suave prisión de tus dedos.

Me guiabas para perderme
en el tene­broso misterio,
sin­tien­do nue­stros corazones
que latían al mis­mo tiempo.

Por los ilu­so­rios caminos
que inventabas, me ibas perdiendo,
paso a paso, gozosamente,
en la noche de nue­stro juego.

Des­de entonces viví soñando
con aquel infan­til infierno
por el que tus manos de niña
me guia­ban para perdernos.

(de La clar­i­dad desier­ta, 1973 — écrits entre 1964 et 1968)

____________________

Pose-moi tes mains sur les yeux

Pose-moi tes mains sur les yeux
pour me guider comme un aveugle
dans le labyrinthe fantomatique
de mon obscu­rité et de mon silence.

Comme lorsque nous étions enfants
et que nous jouions à nous perdre
dans les longs couloirs et les alcôves
de l’énorme demeure ancienne.

Tu appuyais con­tre mon épaule
la molle poussée de ton corps
tan­dis que mes yeux s’aveuglaient
sous la douce prison de tes doigts.

Tu me guidais pour me perdre
dans le ténébreux mystère,
je sen­tais nos cœurs
qui bat­taient en même temps.

Par les chemins illusoires
que tu inven­tais, je me perdais,
pas à pas, joyeusement,
dans la nuit de notre jeu.

Depuis lors j’ai vécu en rêvant
à cet enfer infantile
dans lequel tes mains de fillette
me guidaient pour nous perdre.

(de La clarté déserte)

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 Como quien oye llover

Como quien oye llover
te pido que oigas mis versos:
con aten­ción tan profunda
como se escucha el silencio.

Como se escucha a los árboles
cuan­do los menea el viento,
y caer, como hojas secas,
las horas muer­tas del tiempo.

Como el crepi­tar sonoro
de las lla­mas en el fuego,
y en los cielo, el callado
arder de los astros muertos.

(de Aparta­da oril­la 1971–1972, pub­lié en 1976)

_____________________

Comme celui qui entend pleuvoir

Comme celui qui entend pleuvoir
je te prie d’entendre mes vers :
avec une atten­tion aus­si profonde
comme on écoute le silence.

Comme on écoute les arbres
quand le vent les agite,
et que tombent, comme feuilles sèches,
les heures mortes du temps.

Comme le crépite­ment sonore
des flammes dans le feu,
et dans les ciels, la muette
ardeur des astres morts.

(de Rive éloignée)

 

Ces trois poèmes de José Bergamín font partie de l’anthologie bilingue sur les poètes de la Génération de 27’ de Jeanne Marie à paraître en 2017, cet extrait est publié en primeur, avec l’aimable autorisation des Éditions Paradigme © Copyright/droits réservés, Los caminos del alma/Les chemins de l’âme.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

Trois autres poèmes et leurs tra­duc­tions inédites :
 

 

Tiem­bla la llama
y su refle­jo en el agua.
Tiem­bla tu som­bra en el aire
y la luz en tu mirada.

Con lejanía de canto
tiem­bla el son de la campana.
Tiem­bla la voz del torrente
y su eco en la montaña.

Tiem­bla la ola en la espuma
al deshac­erse en la playa.
Y tiem­blan sobre la arena
 las huel­las de tus pisadas.

Tiem­blan todas las estrellas
cuan­do las apa­ga el alba.
Y tiem­bla la oscuridad,
sin­tién­dose desvelada.

En el aho­ra y el hoy
tiem­bla el ayer y el mañana.
Y tiem­bla la eternidad
en el momen­to que pasa.

Tiem­bla el susurro del viento
en las arboledas altas.
Y el par­lero andar del río
tiem­bla en la cor­ri­ente clara.

Tiem­bla en tu pelo un sollozo
de oscuro llan­to sin lágrimas.
 El día y la noche tiemblan
 al encon­trarse en tu cara.

La soledad de los campos
tiem­bla en un piar de pájara,
con estreme­ci­do vuelo,
con estreme­ci­das alas.

Tiem­bla la rama en el árbol
y la hoja tiem­bla en la rama.
Yo sien­to que está temblando
en mi corazón, tu alma.

(Rimas, Paris 1958)

__________________

Trem­ble la flamme
et son reflet sur l’eau.
Trem­ble ton ombre dans l’air
et la lumière dans ton regard.

Dans le loin­tain d’un chant
trem­ble le son de la cloche.
Trem­ble la voix du torrent
et son écho dans la montagne.

Trem­ble la vague dans l’écume
en s’échouant sur la plage.
Et trem­blent sur le sable
les traces de tes pas.

Trem­blent toutes les étoiles
quand l’aube les éteint.
Et trem­ble l’obscurité,
se sen­tant dévoilée.

Dans le main­tenant et l’aujourd’hui
trem­ble l’hier et le lendemain.
Et l’éternité tremble
dans le moment qui passe.

Trem­ble le chu­chote­ment du vent
dans les hautes futaies.
Et le pas chan­tant du fleuve
trem­ble dans le courant clair.

Trem­ble dans tes cheveux un sanglot
de pleur obscur sans larmes.
Le jour et la nuit tremblent
en se retrou­vant sur ton visage.

La soli­tude des champs tremble
dans un pépiement d’oiseau,
d’un vol frémissant,
d’ailes frémissantes.

Trem­ble la branche sur l’arbre
et sur la branche trem­ble la feuille.
Et je sens que tremble
dans mon cœur, ton âme.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

TÚ que sabes tan­tas cosas,
Dime por qué vuela el pájaro;
Por qué cre­cen las espigas;
Por qué reverdece el árbol.

Por qué se alum­bran de flores
En pri­mav­era los prados.
Por qué no se calla el mar.
Por qué se apa­gan los astros.

Por qué es sonoro el silencio
En la soledad del campo:
Y el agua corre a esconderse
Entre su risa y su llanto.

Por qué el vien­to avi­va el fuego
Cuan­do no puede apagarlo.
Por qué el corazón se duerme
Si el alma sigue soñando.

(de La clar­i­dad desier­ta)

___________________

Toi qui sais tant de choses,
dis-moi pourquoi l’oiseau vole ;
pourquoi les épis grandissent ;
pourquoi l’arbre reverdit.

Pourquoi s’illuminent de fleurs
les prairies au printemps.
Pourquoi la mer ne se tait pas.
Pourquoi les astres ne s’éteignent.

Pourquoi le silence est sonore
dans la soli­tude de la campagne :
et l’eau court se cacher
entre son rire et ses pleurs.

Pourquoi le vent avive le feu
quand il ne peut l’éteindre.
Pourquoi le cœur s’endort
si l’âme rêve encore.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

Ando per­di­do
como si no fuera yo.
Todo lo veo muy claro,
pero con mis ojos no.

Sien­to que estoy dan­do voces,
pero ningu­na es mi voz.
Cuan­do despier­to, se llena
de som­bra mi corazón.

(de Esperan­do la mano de nieve : (1978–1981), Madrid : Turn­er, 1985)

________________

Je vais perdu
comme si ce n’était pas moi.
Je vois tout clairement,
mais pas avec mes yeux.

Je sens que j’élève la voix,
mais aucune voix n’est la mienne.
Quand je m’éveille, il s’emplit
d’om­bre, mon coeur.

 

©José Bergamín, tres poe­mas, tra­duc­tion inédite Jeanne Marie©

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

JOSÉ BERGAMĺN Madrid 1895-San Sebas­t­ian 1983. Ecrivain, acteur, scé­nar­iste, dra­maturge et poète, il reçoit une édu­ca­tion à la fois religieuse et com­mu­niste qui mar­que son exis­tence. Jeune homme, il ren­con­tre Juan Ramón Jiménez, qui pub­lie ses arti­cles et ses pre­miers poèmes, et Miguel de Una­muno dont l’inspiration sera fon­da­men­tale dans sa car­rière lit­téraire. Fidèle à ses idées sur la cul­ture, il fonde une école à Mala­ga. Ses posi­tions rad­i­cales pen­dant la Guerre Civile le for­cent s’exiler pen­dant le fran­quisme dans les pays d’Amérique Latine puis en France. Ses idées poli­tiques l’accompagneront, en dépit des cir­con­stances. Son oeu­vre est vaste et var­iée. Par­mi ses recueils de poésie : Rimas y sone­tos reza­ga­dos (San­ti­a­go de Chile y Madrid, 1962), Duen­decitos y coplas (San­ti­a­go de Chile y Madrid, 1963), La clar­i­dad desier­ta (Mála­ga, 1973), Del otoño y los mir­los (Barcelona, 1975), y Aparta­da oril­la (Madrid, 1976).

image_pdfimage_print