Au fond du soir il y a ma mère morte.
La pluie chante à la fenêtre comme une étrangère qui pense avec tristesse
à son pays lointain.
Au fond de ma cham­bre, dans la saveur du repas,
dans le bruit loin­tain de la rue, je garde ma morte.
Je regarde par la fenêtre ;
quelques mots vac­il­lent dans l’air
comme les feuilles d’un arbre qui ont bougé
en flairant l’au­tomne. (Parole obscure)

 

On voit, on sent, on touche et, au moyen de fort pré­cis­es indi­ca­tions spa­tiales, on cir­cule dans la mai­son de la mère qui vient de mourir. Comme plus loin dans le livre on est présent dans le bar de « la garce » : je me sou­viens du pro­jecteur sur la chanteuse et le pianiste. Et cepen­dant on évolue dans ce décor avec le sen­ti­ment qu’il s’agit de l’ar­chi­tec­ture pro­fonde, — ou suprême —, du monde. Ce qui fait dire à l’édi­teur de ce poète mex­i­cain dis­paru à 34 ans dans un acci­dent de voiture (1936–1970) qu’il fait cohab­iter « le triv­ial et le sublime ».

Cette médi­ta­tion sur la mère morte et la mai­son de l’enfance débouche, au terme d’un usage assez trou­blant, — j’ai envie de dire « quan­tique » —, du para­doxe, sur une réu­nion des affects (la psy­ch­analyse est passée par là) et du cosmos :

 

Ton por­trait me regarde d’où tu n’es pas,
d’où je ne te con­nais ni ne te com­prends pas.(sic)
(…)
Elles mentent, les choses qui par­lent de toi,
ton vis­age ultime m’a men­ti quand je me suis incliné sur lui,
parce que ce n’é­tait pas toi et que j’étreignais seule­ment ce que l’in­fi­ni ôtait (…)

 

Un reg­istre bien absent de cette con­science trag­ique, c’est bien celui de la plainte. Quelque chose de baroque porte cet allant, cette alacrité même,  par­mi les motifs d’or­di­naire asso­ciés au pathos et ici for­mant un univers à la fois ten­du et fam­i­li­er. C’est dans la nuit qu’on y voit et ce men­songe des choses est bien l’u­nique con­di­tion qui nous est offerte en ce monde : per­son­ne ne peut enfrein­dre les règles de cette table de jeu à laque­lle nous sommes assis (…) D’autres motifs comme le naufrage sont ain­si traités sans rien de pathé­tique (que l’on pense, à l’inverse, à ceux de Lautréa­mont). Naufrages qui sem­blent être à la fois des spec­ta­cles, le résumé de nos vies et la con­di­tion de la parole.

 

On tient là une œuvre rare et de haut vol, très agréable­ment ren­due en français et, il faut le sig­naler aus­si, pré­facée avec brièveté et per­ti­nence dans un style qui rap­pelle qu’écrire sur, c’est d’abord écrire : « (…) un poète fon­da­men­tale­ment noc­turne, un lycan­thrope dont même les évo­ca­tions solaires appar­ti­en­nent à la nuit, ne nous parvi­en­nent qu’à la manière de rêves remémorés (…) »

Songe non pas mys­tique mais chas­sant sur des ter­res proches du mys­ti­cisme, cette poésie fait de la nuit un ter­ri­toire d’ex­péri­men­ta­tion et de con­nais­sance. Mais une con­nais­sance qui ne ressem­ble pas à ce que la moder­nité européenne croit con­naître du noc­turne. Du bout des mots, très con­crets, emprun­tant l’ardu sen­tier de la nuit obscure et de la docte igno­rance, Becer­ra touche des liens secrets, entre la vio­lence du mythe et l’anéan­tisse­ment eschatologique.

 

(…) peu à peu, comme tombe par­fois le rideau au théâtre,
et nous sommes alors quelques spec­ta­teurs à ne pas com­pren­dre que le spec­ta­cle est terminé
et qu’il faut sor­tir dans la nuit pluvieuse.

 

Étrange théâtre que cette mai­son ! Comme dans la suite de poèmes de La Ven­ta : des autels olmèques déclenchent une médi­ta­tion qui a de quoi nous sur­pren­dre, abreuvés pour­tant que nous sommes du culte des ruines : en ces lieux que la rai­son n’a tou­jours pas déterminés/ sur la place intérieure de la Place Publique (…) depuis les lieux basiques du pou­voir : le crime et la nécessité./ Où sont les hommes qui poussèrent ce cri de guerre et cri de rêve ?

Loin d’être la maraude mor­bide qu’elle a sou­vent été chez les roman­tiques, cette fas­ci­na­tion de Becer­ra mon­tre l’am­biva­lence pri­mor­diale de la vie :

 

Tout est comme au pre­mier jour pourtant ;
la forêt guette tout, sa vitesse a la forme d’un puits,
il y a des morts en spi­rale gar­nissant sa table.
Tout est comme au dernier jour pourtant,
les fleurs du mac­ulí comme une bouche vio­lent et rouge (…)

 

Forte d’une prox­im­ité de « la forêt » que l’Europe a oubliée depuis longtemps, la voix de Becer­ra tra­verse l’At­lan­tique pour nous recon­necter à l’allégresse trag­ique, dans la con­struc­tion simul­tanée de la mémoire et de la parole :

 

Et je me sou­viens de tout en feignant de m’en souvenir.
Je vois ton corps nu,
je vois ton corps lut­tant avec sa nudité comme avec un fan­tasme que tu n’ar­rives pas à définir,
mais dont moi je m’empare, que je soumets et que j’impulse,
et que je laisse déli­cieuse­ment se cacher sous le feu où les yeux trou­vent la cadence que le rêve restitue aux con­ver­tis. 64

 

Je me sou­viens avoir cité, dans la recen­sion du numéro 1026 d’Europe qui con­sacrait un dossier à Becer­ra (Recours au poème, octo­bre 2014), ce com­men­taire de José Manuel Pin­ta­do « Une célébra­tion dépouil­lée, où la mag­nif­i­cence de la vie sem­ble minée à l’a­vance par sa pro­pre destruc­tion ». On pour­rait retourn­er ceci en : une célébra­tion des ruines physiques et men­tales où l’âpreté et la soli­tude sont rehaussées par la mag­nif­i­cence de la vie… sans trahir, me sem­ble-t-il, ce poète tra­ver­sé par des voix plus qu’humaines.

 

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