Et que der­rière un voile, invis­i­ble et présente,
                                              J’é­tais de ce grand corps, l’âme toute-puissante.

                                                                                                      Jean Racine

 

Au-dessus des eaux mugis­santes et glacées du fleuve des morts,
il existe un pont entre le vis­i­ble et l’in­vis­i­ble ; à peine un léger pont,
étroit et tran­chant comme un yata­gan, tout au plus une fragile 
passerelle rouge et noire que l’on fran­chit, le temps d’une vision. 
Cette vision par­tant du vis­i­ble s’ou­vre vers l’invisible.

Or, nous chemi­nons hen­nis­sant tel Pégase vers le trans­vis­i­ble. Les êtres vis­i­bles me sont sou­vent invis­i­bles, alors que je vois, dans mes absences au monde réel, ― les êtres invis­i­bles. Lorsque que mon regard transperce l’in­vis­i­ble, ils me sont man­i­festes dans la trans­parence, ils vien­nent sour­dre du vis­i­ble pour appa­raître, tout droit venus de l’in­vis­i­ble cou­verts de cette rosée comme sur­gis d’une brume épaisse, con­nus et inconnus.

Le beau, et cela n’est guère neuf, est l’ex­pres­sion de l’in­vis­i­ble, même si le mys­tère de ce monde demeure dans le vis­i­ble, même si les temps où nous vivons refusent de regarder en face l’in­vis­i­ble, car ils refusent de sor­tir de la matière pour­voir au-delà du corps. Chez eux, l’œil n’é­coute plus rien, n’en­tend plus ni langues rares, ni couleurs stri­dentes, ni par­fums empourprés.

Quand la porte du vis­i­ble est enfin ouverte, alors dans toute sa splen­deur les formes écla­tantes émer­gent de l’in­vis­i­ble. Les corps ani­més devi­en­nent musique, théâtre d’om­bres portées au plus noir, ― têtes renversées.

Cepen­dant nous ne sommes plus dans le monde des fan­tômes, dans le monde des fauss­es apparences, nous sommes dans le monde de l’être, ― du devenir même aux formes changeantes et scin­til­lantes, où nous apercevons l’e­space-temps d’un instant, le déploiement de ces beautés neigeuses d’é­clat qui tou­jours nous sub­juguent. ― Ô Fravar­ti !

Elles vont ces corps-dansant, ces corps flu­ides, ces corps liq­uides se dévelop­pant aux rayons du soleil nais­sant, corps brûlants entre­vus à la flamme d’une chan­delle, au clair-obscur du désir, comme au plus pro­fond de la nuit miroi­tante. Dans un mythe qui n’a pas encore dit son nom, étoile non-vis­i­ble à l’œil nu, ― ma présence dévoilée se révèle dès lors dans l’in­vis­i­ble. ― Non ! Je ne suis pas hors du grand corps, ― mais en plein cœur de la vision.

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