Des actions qui se croisent et s’entrecroisent, Helen à la recherche d’elle-même. Le fait par­ti­c­uli­er éclate dans divers­es direc­tions comme si des sou­venirs ou des visions venaient s’agglutiner. C’est par la parole que ce monde se crée et se divulgue, échappe à la logique du lecteur qui n’est pas habitué à une rup­ture de nar­ra­tion devant un univers onirique. Des images se suiv­ent, sur­gis­sent les unes des autres, la linéar­ité du roman se situe au-dessus du réc­it. D’ailleurs, celui-ci com­mence par : Quelque chose nous échap­pait. Dès la toute pre­mière page, Marie Cos­nay nous donne un con­seil de lec­ture : Nous prenons l’ensemble dans un même regard  c’est-à-dire : Les acci­dents du temps.

On apprend très vite que le per­son­nage d’Eugen, math­é­mati­cien sui­cidé dans les mon­tagnes bleues, est dans une pre­mière approche, l’usurpateur du tra­vail d’un autre, dans une sec­onde approche : Nous ne saurons jamais ce que Eugen nous pré­parait comme trou­vaille. Nous voilà décon­te­nancé et bal­ancé d’un extrême à l’autre. L’événement tourne au cauchemar comme si le réel ne savait pas être main­tenu très longtemps et devait bas­culer dans l’étrange, le fan­tas­tique, la mort d’un monde bien ordon­né. Helen par­le avec le vieux Quentin qui l’a trou­vée et élevée. Soudain, elle s’approprie les êtres, les choses et pénètre sa bouche, il est devenu un mon­stre marin qui fini­ra par la rejeter. Chaque per­son­ne est en dan­ger aus­si con­cret qu’indéfini.

Ce réc­it explosif sur­prend le lecteur qui voudrait retenir un fil con­duc­teur qui se délite et se recon­stru­it plus loin. On cherche à démêler le vrai du faux, le vrai du vraisem­blable au tra­vers de tant de voy­ages plus men­taux que physiques. Un per­son­nage revient à lui, se quitte à nou­veau, s’enfonce dans des débuts de rêves, des débuts de vérités, peut-être, qui cessent brusque­ment, que la rai­son ne suit pas.  S’agit-il d’une autre logique où le mys­tère réac­tivé en per­ma­nence livr­erait des secrets, où nulle vérité n’accéderait à la sur­face solide d’un dire : Pas un son ne passe. Une quête dont les mots eux-mêmes tourn­eraient court, un faux soleil qui ne livr­erait sa chaleur que par mémoire et dont il faudrait tenir compte.  Le lecteur se heurte à la prég­nance des descrip­tions, par­fois très belles, réal­istes d’une nature hos­pi­tal­ière, ou, des sit­u­a­tions extra­or­di­naires décrites avec exactitudes.

C’est un voy­age imag­i­naire, une recherche sans fin matéri­al­isée par des gares, des trains, des trains, des gares, le tout sou­vent vide. Nous allons vers quelque chose qui est nulle part, qui est ce nulle part. Cer­tains événe­ments appa­rais­sent, dis­parais­sent ou se rap­pel­lent à eux-mêmes non pour s’imposer mais pour impos­er aux lecteurs un insa­tiable ques­tion­nement sans réponse devant les évi­dences. Il n’y aura jamais de réponse com­plète, défini­tive à la ques­tion posée : qui suis-je, Helen, quelles sont tes orig­ines ? Ecrire un poème ou une équa­tion math­é­ma­tique n’est pas suff­isant. On dirait que pour Marie Cos­nay, l’essentiel se trou­ve dans « une réal­ité rugueuse à étrein­dre », qu’il faut dépass­er la pen­sée, les formes d’art, toute forme de spécu­la­tion pour s’ouvrir au monde de la stricte réal­ité qui ne peut se main­tenir en per­ma­nence et qui réclame un bout de fan­tas­tique comme un corps trans­for­mé en coque de bateau, par exem­ple. La mémoire va et vient, mélange les événe­ments, glisse en avant en arrière sur la ligne du temps. Mais y a‑t-il une ligne du temps, une mesure avec un début et une fin ?  Les événe­ments s’imbriquent les uns dans les autres et se dis­sol­vent comme un tirant d’obscurité.

Helen déclare : je ne suis née nulle part et surtout de per­son­ne. Cette phrase est un des points cen­traux du livre qui nous ren­voie à la mytholo­gie, à l’essentiel : la quête de soi dans un monde qui n’apporte pas de réponse, ou pas de réponse suff­isante. De grands pans d’obscurité demeurent qui pro­jet­tent l’œuvre tou­jours en avant comme un orage qui bous­cule tout, puis, tout se remet en place par­mi de grands souf­fles chauds. Une langue très sug­ges­tive, avaler sa mai­greur, claire, tenace, à phras­es cour­tes, usuelles assure une liai­son entre la dis­par­ité appar­ente de ce livre et en main­tient l’unité. Ici, tout est et devient par le langage.

C’est un jour qui peut dis­paraître à tout moment, un jour insta­ble. Tel est le fond de ce livre et avec lui adieu, adieu à tout. Le lecteur finit par s’installer dans ce livre aux accents étranges qui s’imposent et affer­mis­sent leur présence. On reste arrêté dans son élan, il n’y  a pas d’issue, pas de sor­tie, un labyrinthe. Helen est un corps dans le corps des choses capa­ble de soulever le réel, d’accepter toutes les inven­tions, les hal­lu­ci­na­tions, de trans­former le monde dans les plis d’une pen­sée han­tée par une seule obses­sion. Ce livre ne se laisse pas pren­dre. Helen fuit en même temps qu’elle cherche.

Dans ce voy­age du 10 mai1968, très pré­cis, nous sommes entre réal­ité et folie : Ensem­ble, ils dev­in­rent fous. Cherchent-ils, Eugen et Isole, quelque chose ou est-ce une fuite sim­ple­ment et de quoi qui leur échappe et qui les porte en avant ? Le cou­ple n’est pas fusion­nel, Isole se taille les poignets, Eugen : ce qu’il écrit n’est pas lis­i­ble. Les per­son­nages se dédou­blent dans le temps, ils sont eux et quelqu’un d’autre, des morts par­lent, nous sommes per­dus entre les mots parce qu’ils dépassent les événe­ments et qu’ils finis­sent par ne plus sig­ni­fi­er qu’eux-mêmes où sens et con­tre­sens ne sont plus qu’uns. Ce sont les mots qui inven­tent les textes, qui domi­nent les per­son­nages qui bous­cu­lent le lecteur et fab­riquent seuls du destin.

N’est-ce pas nos références men­tales que Marie Cos­nay met en évi­dence avec notre réal­isme mais aus­si nos rêves, nos phan­tasmes, nos pertes de mémoires, nos choix impos­si­bles, les temps qui se mélan­gent ou qui s’arrêtent, tous les faits de vie qui ne trou­veront jamais d’explication, coincés que nous sommes entre la vie et la mort, toutes deux inex­plic­a­bles. C’est le rationnel une bonne fois en cause, nous sommes face à nous-mêmes dans des lacis inex­tri­ca­bles. Et pour­tant nous vivons, il y a des moments de lucid­ité mais ils ne durent pas, nous dérapons. Peut-être aus­si, nous rap­pro­chons-nous plus de nous-mêmes et qu’il faudrait sim­ple­ment l’accepter et le vivre ? En réal­ité, nous échap­pons aux réc­its habituels, aux fic­tions bien ordon­nées dans l’espace et le temps. C’est le con­traire d’une fic­tion, que nous pro­pose Marie Cos­nay, une vue directe sur notre mode d’existence au quo­ti­di­en. Il n’y a pas de fan­tas­tique, c’est le réel qui nous est dévoilé où les jours se poussent les uns les autres vers rien, vers l’achèvement incom­préhen­si­ble de toute chose. Pau­vres nous mis à nu sans le savoir. Marie Cos­nay dérange notre petit moi et les rassem­ble tous pour, quelque part, nous crier : courage.

image_pdfimage_print