1. Présen­ta­tion par Éric Pistouley

« Cet oubli oublié tôt après » Philippe Jaccottet

 

Il est tou­jours vain de malmen­er un jury lit­téraire sur un choix que l’on trou­ve déplacé. Un jury même s’il est sou­verain, n’est pas abstrait, mais engagé dans son temps, pour le meilleur et pour le pire.

Nous fumes cepen­dant assez nom­breux à être décon­te­nancés que le Renau­dot essais 2015 n’allât pas à l’excellent livre Sony Labou Tan­si, “Encre, sueur, salive et sang” (Seuil). À com­mencer par Gre­ta Rodriguez-Anto­niot­ti qui en avait assuré la remar­quable édi­tion cri­tique, son édi­teur l’ayant même fait venir rue Jacob la veille de la proclamation.

L’heureux lau­réat du Renau­dot essai 2015 et son ouvrage ne sont pas en cause ici ; mais toute per­son­ne de bon sens ayant les deux livres entre les mains mesure la dis­pro­por­tion entre les enjeux de l’un et de l’autre. Comme si l’on com­para­it le T.P.I. et la Cour d’as­sise d’une ville de province.

Cela n’aura pas empêché les heb­do­madaires de faire leur célébra­tion de cir­con­stance (en mode lyrisme copié-col­lé). Et puis vint décem­bre et ses bonnes pages de pub sty­lo-mon­tre-par­fum pour oubli­er jusqu’à l’espoir que le grand pub­lic fran­coph­o­ne cul­tivé décou­vrît enfin un des plus grands poètes du con­ti­nent africain.

Mais l’Afrique existe-t-elle ? Tant qu’elle ne nous emmerde pas…  La négri­tude est un de nos plus beaux sou­venirs de la France pom­pi­doli­enne, on la célèbre en même temps que la méri­to­cratie répub­li­caine et le bon temps de la fin des colonies (cha­cun étant libre de bar­rer les mots en trop). Les âmes cha­grines iront tout sup­pos­er, des menées du pou­voir poli­tique sur la ques­tion africaine assez sen­si­ble en cette fin d’année 2015, aux querelles d’égo d’un jury aux mem­bres fort respecta­bles. Est-il intéres­sant d’en savoir plus ? Et puis, les âmes cha­grines, je n’en suis pas.

Que ce « retour » soit là pour rap­pel­er que dans la République des let­tres d’au­jour­d’hui, les luttes et les manoeu­vres poli­tiques n’ont pas dis­paru (la remar­quable biogra­phie de Marc Bernard, prix Goncourt 1942, par Stéphane Bon­nefoy, parue cette année au Mur­mure, con­sacre à ce prob­lème un chapitre pré­cis et intel­li­gent — il en sera bien­tôt ques­tion dans Recours au poème)

Dans l’é­tude qui suit, Eric Jacquelin s’est mis en con­tact avec le groupe de recherche  qui a établi l’œuvre poé­tique de ce grand oublié de la fran­coph­o­nie (É. P.)

 

Quelques liens qui nous ren­voient au tra­vail de Gre­ta Rodriguez-Antoniotti :

http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/09/24/sony-labou-tansi-dit-tous-les-hommes_4769473_3260.html

http://www.rfi.fr/afrique/20150614-congolais-sony-labou-tansi-deuxieme-vie-20-ans-apres-mort

https://etudesafricaines.revues.org/6003

 

 

2. Étude de l’édition cri­tique des poèmes, par Éric Jacquelin

 

[f°6]

Je ne suis pas Noir
Je suis un petit fagot de forces
Un petit lingot
De foudres
Qui flambent

Je ne suis pas Noir
La nuit n’est pas ma sœur
Et je n’ai rien au cœur
Puisque je suis seulement
Le sucre amer
Des péchés capitaux.

Je ne suis pas Noir
Je n’ai pas mûri sous ce ciel
Qui pleut l’outrage
Je ne suis pas au cen­tre d’un carnage
D’univers
Pas une barre de honte enrichie
Pas une liasse d’injures
À Dieu
Pas une solu­tion d’opprobre dans le guignon

 

[f°7]

Je ne suis pas Noir
Adam n’est pas mon oncle
(…)

extrait de la page 433, La vie privée de Satan.

 

°°°°°°°°

Le CNRS a fait un tra­vail de recherche, bien sûr, mené au plus près du poème en reprenant à la source les man­u­scrits, la cor­re­spon­dance et les entre­tiens, pas­sant les textes, comme pour un tableau, aux rayons X et aux ultra­vi­o­lets, pour y décou­vrir les repen­tirs, les bif­fures et les silences, met­tant ain­si en évi­dence la créa­tion pro­pre­ment dite.

Que voit-on alors ? Un grand poète, sans aucun doute, pris par l’ur­gence de la sit­u­a­tion africaine de l’époque, mais dont la poésie est si bien ressen­tie qu’elle appa­raît, pour ce « pro­fesseur d’e­spérance », un grand fleuve sal­va­teur qui char­rie l’amour, la souf­france, les étoiles qui pleurent et les rêves qui chavirent. Pour ren­dre compte de ce qui est, en exp­ri­mant en même temps l’émer­veille­ment, les con­flits et les doutes intérieurs, cet homme qui « marche sur des squelettes d’as­tres », a rem­pli des cahiers d’é­col­i­er bien tenu, après que ces poèmes aient été écrit dans la tête. Les man­u­scrits, pour la plu­part, ne por­tent pas de date ni de pag­i­na­tion, peu importe, toute sa poésie trans­porte un élan puis­sant d’hu­man­ité, mor­dant à chaque phrase au pain de la chair, goû­tant le sucre des bais­ers, éparpil­lant les rêves des morts.

Même si les influ­ences d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Sen­g­hor sont par­fois vis­i­bles, Sony est un poète mod­erne et dif­férent dans le sens où il réalise des com­bi­naisons inédites, des asso­ci­a­tions sur­prenantes, avec un arrière goût sur­réal­iste mêlé aux con­tes africains, don­nant une couleur fan­tas­tique indéfiniss­able. Mal­gré le sou­tien de Sen­g­hor, aucun recueil ne fut édité de son vivant, si bien qu’il se con­sacra à d’autres activ­ités lit­téraires, théâtre et roman, compte tenu des dif­fi­cultés com­mer­ciales que soulève la poésie, mais heureuse­ment il con­tin­ua à rem­plir ces cahiers jusqu’au dernier souf­fle, res­pi­ra­tion indis­pens­able pour ne pas s’en­fon­cer dans les sables mou­vants du quo­ti­di­en. (1)

 

L’é­tude du CNRS, que je dirai chrono-mor­phologique, alliant la resti­tu­tion pure et sim­ple à l’analyse géné­tique, se veut au plus près de l’o­rig­ine, par rap­port à ce que Sony nous a lais­sé comme une sorte de tes­ta­ment qui dit et décrit les sources lit­téraires de son être.

Lucide et pre­mier cri­tique, il a don­né la voix et la direction :

« Ce qu’il faut à la poésie, c’est peut-être un peu de réal­isme soigneuse­ment embal­lé dans un beau rêve. J’es­saye de créer, créer sans maître, créer sans principe, à la manière de Dieu – créer presque sans élan, dans un déli­cieux désordre. »

 

L’édi­tion présente ne peut être exhaus­tive, ren­dre compte de toutes les vari­a­tions, de tous les détails, d’ou­vrir à toutes les sig­ni­fi­ca­tions, il s’ag­it plutôt d’un com­pro­mis entre le vis­i­ble et le lisible.

Pour Sony, l’art est un pont de liane, la dif­fi­culté étant de savoir où com­mencer et où finir dans un cor­pus immense, un con­ti­nent où les fron­tières sont poreuses et mouvantes.

Une autre dimen­sion à la com­préhen­sion de son œuvre est celle de la cor­re­spon­dance, les let­tres étant sou­vent intime­ment liées à son écri­t­ure poé­tique. Par­fois la let­tre et le poème s’in­ter­pénètrent jusqu’à dia­loguer entre eux, si bien que cette mise en lumière trans­forme le sens ou au moins mod­i­fie la lec­ture. Nous voyons ain­si l’œuvre en cours d’élab­o­ra­tion, la créa­tion avec ses hési­ta­tions, ses dérives, ses rac­cour­cis, la pen­sée telle qu’elle chem­ine, non pas en ligne droite vers le but, mais par égare­ment, retour, gise­ment, attente et cristalli­sa­tion, un labyrinthe qui per­met de mieux com­pren­dre les tâton­nements et les résultats.

Pour éclair­er la recherche, la troisième dimen­sion con­cerne les entre­tiens, genre à part entière pour lui, enreg­is­trant les pen­sées en con­stant devenir, posant ain­si des jalons nota­bles, éclair­cis­sant l’œuvre d’une manière plus vivante, grâce à la per­spi­cac­ité des échanges. C’est aus­si un instru­ment de pilotage pour suiv­re les méan­dres du poème-fleuve, afin d’en com­pren­dre les courants et les reliefs souter­rains. Ses nom­breux entre­tiens dans les années qua­tre vingt nous ori­ente vers la lec­ture de son itinéraire de poète rejeté par l’in­tel­li­gentsia parisienne :

« La poésie est dev­enue le genre mau­dit par excel­lence. Quand j’ai essayé de pub­li­er mes poèmes, des édi­teurs m’ont affir­mé qu’il me fal­lait atten­dre d’être Sen­g­hor… On ne naît pas poète, on le devient »

Cette dernière phrase prend son sens à la lumière de cet ouvrage conséquent.

Il s’ag­it bien de révéler la source pri­mor­diale, le pre­mier jail­lisse­ment, exerçant un droit de chair et d’His­toire, d’une voix loin­taine et si proche, en par­ti­c­uli­er quand il par­le de la France, le futur étant tou­jours le passé de demain.

 

Ce six­ième vol­ume de la col­lec­tion « Planète libre », après notam­ment Sen­g­hor et Césaire, est à plusieurs titre digne d’in­térêts, d’abord par sa démarche priv­ilé­giant l’œuvre orig­inelle plutôt que les inter­pré­ta­tions, ensuite pour avoir mis en par­al­lèle des inter­views et des doc­u­ments incon­nus, le tout cen­tré sur sa poésie, tant nég­ligée de son vivant.

 

Note :

1. Sur ce sujet, il est intéres­sant d’avoir le sen­ti­ment de Gre­ta Rodriguez-Anto­niot­ti : Les références à Césaire, au sur­réal­isme et aux con­tes africains sont pas­sagers, ten­ant en une phrase, ce sont des per­cep­tions et des points de vue que je n’ai pas dévelop­pés dans “Encre, sueur, salive et sang”. Pour le dire rapi­de­ment : je vois Césaire en rap­port avec le côté révolté de Sony, mais pas avec la forme et la for­mu­la­tion. On sent aus­si des traces de sur­réal­isme et, quant aux con­tes et à leur manière de racon­ter, j’au­rais pu par­ler aus­si d’une poésie ontologique qui se rap­procherait d’Yves Bon­nefoy… (extrait remanié de la cor­re­spon­dance entre G. R.-A. et Éric Jacquelin) E.P..

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