Quand on ferme La voix haute de Roger Gonnet, paru aux édi­tions « sac à mots », on reste un moment à s’in­ter­roger sur le titre : de quelle voie haute s’ag­it-il, quand au con­traire le recueil nous emmène dans les voies du très bas, sur les chemins boueux de ce monde terre-à-terre où nous sommes invités à marcher temporairement ? 

C’est par cet écart, dans cette ten­sion que doit se lire ce recueil. De la ten­sion qui entre-ouvre comme les deux bor­ds d’une blessure, se crée cet espace qui est celui du sens que cherche la poésie. Le titre don­né à la sec­onde sec­tion du recueil « incisure », le goût pour les images de la fron­tière, du déchire­ment (par l’é­clair — du ciel, par le souf­fle — du papi­er de soie, par le sou­venir — de la con­science) s’o­rig­i­nent tous, on ne peut en douter, dans cette atten­tion chez Roger Gonnet con­cen­trée et ten­due à ce qui s’ou­vre sans s’of­frir, se dit en silence, glisse au cœur de l’im­mo­bil­ité des choses et des lieux. Faut-il s’ar­rêter aus­si à l’im­pres­sion par­fois d’in­co­hérence, de super­po­si­tions dans les images de ce recueil con­stru­it autour de répons brefs, échanges de voix matéri­al­isés par la typogra­phie et le mètre ? L’é­conomie de moyens, la brièveté apho­ris­tique des vers con­tribuent à brouiller les repères du lecteur. De ce désor­dre, de ce malaise, cet in-équili­bre qui dérange puisque nous voilà sans assise, le recueil cherche à pro­duire dans la lec­ture ces opéra­tions de glisse­ment, de ruis­selle­ment, cet univers labile qui est le lot com­mun et uni­fie ici les dif­férents poèmes de l’ensemble. 

« Labile » en effet est l’ad­jec­tif qui revient régulière­ment. On passe ain­si d’im­ages qui dis­ent la fragilité, comme la porce­laine abîmée d’un intérieur bour­geois, la cui­sine aux « feux éteints » (page 8), le « vieux tramway » rouil­lé qui bringue­bale bruyam­ment dans les rues d’une ville incon­nue, jamais nom­mée (page 26)… à d’autres images qui plantent un décor d’e­space et d’air libre : la mer, les dunes, le vent, « l’oiseau qui plane » (page 28) le sauvage et le large peut-être des espaces de la mer du Nord qui rap­pel­lent ceux d’un Pierre Dhain­aut. « Peux-tu rester immo­bile quand le monde bouge ? » se demande le poète, tra­ver­sé par des espèces de ful­gu­rances qui font cohab­iter le soleil avec une atmo­sphère brumeuse, blanche grise et puis la nuit qui sans cesse ne finit pas de venir. On com­prend alors sans doute que l’ob­jet, le lieu, l’e­space dans le recueil sont à la fois objet, lieu, espace et… sym­bol­es. Quand les mots sont si froids, fos­siles, figés comme « fleurs d’her­bier » (page 68) l’ob­jet, les images dans le poème ten­tent d’at­tein­dre ou d’ex­primer ce que les mots eux ne peu­vent plus dire tout à fait. Les « avers­es », la « mer », les « glaces du temps », « les ruis­seaux », un « man­teau de pluie » : par là le recueil mul­ti­plie la thé­ma­tique du reflet, du miroir. Mais reflet, miroite­ment, écho pro­longé qui sont dif­férents reg­istres d’ex­pres­sion de ce que tente d’ap­procher, de faire sen­tir le poème ; une image fugi­tive, entrap­erçue, floue comme on « écoute une voix qui ne par­le plus ».

Revenons un instant au titre : la voie haute en alpin­isme c’est la voie la plus dif­fi­cile ; celle réservée aux grands pro­fes­sion­nels, aux fous de l’alti­tude, aux ama­teurs de ver­tiges. La voix haute, c’est aus­si la voie de la sagesse, qui con­duit par la méditation,la prière, au détache­ment. Or si le lecteur y avance, guidé par un « tu » qui marche devant lui, rien n’indique ou ne donne à penser, que ce « tu » se pens­es comme un guide de mon­tagne, un « maître » spir­ituel, un yogi. Cer­taines formes rap­pel­lent de loin l’art de l’épure du haiku japon­ais (« les branch­es dessi­nent / la pre­mière let­tre / du poème » page 19) ; mais Roger Gonnet n’emprunte les chemins errants ni des moines Chan ni des maîtres Zen. Le brouil­lard sur le parc, le petit jour qui « s’a­dosse au jardin », le « sable » et l’es­tran, la forêt, ou même une « cathé­drale détru­ite » voilà ce qui peu à peu des­sine le décor du recueil. Décor à hau­teur de l’ordinaire. 

Non, c’est de change­ments, des méta­mor­phoses, de fugac­ité, du glisse­ment, de ruis­selle­ment dont le regard s’ef­fraie, s’é­tonne, s’émer­veille par­fois aussi. 

 Les paysages ne sont que mou­ve­ment, fuite, dis­pari­tion. Le recueil s’ou­vre sur les bor­ds de mer et le mou­ve­ment de la vague sur le sable (page 7) ; la mer est présente aus­si avec le roule­ment de cail­loux, les bruisse­ments de la côte et des oiseaux. Le mou­ve­ment c’est celui, ver­ti­cal, de la pluie qui tombe ou plus inquié­tant, celui des cen­dres dans le vent à la page 62 ; ou encore le mou­ve­ment bru­tal et soudain des éclairs qui tra­versent la nuit. Mais l’im­age obsé­dante du recueil c’est celle de l’eau qui ruis­selle sur les murets du parc, sur les pier­res du chemin, les pavés. A telle enseigne que ces paysages sem­blent n’être faits que de ce mou­ve­ment de ce glisse­ment. Impos­si­ble donc de dress­er une topogra­phie, une car­togra­phie claire de cet espace qu’ar­pente le poète ; c’est peut-être là une des lim­ites du recueil (avec quelques réserves, per­son­nelles devant cer­taines métaphores con­v­enues). Mais il est vrai qu’à la géo­gra­phie des dis­tances et des voy­ages s’ad­di­tionne celle des sou­venirs et du temps. Car le temps est ici le seul et grand moteur, “il est le vent qui remue tout”(page 64).

La sai­son est claire­ment celle de l’au­tomne ou de l’hiv­er. la forêt est dénudée, des cen­dres mac­u­lent le sol, le vent est une présence sourde. La peur s’im­pose dans un monde non privé d’odeurs ou de lumière, mais si vide d’autres voix humaines ; ou sim­ple­ment de présences ani­males. Les oiseaux ? Oui certes, mais si hauts, inac­ces­si­bles et même curieuse­ment silen­cieux. On sent bien claire­ment que c’est quelque part un peu ici la sai­son de la mort. Il est ques­tion d’elle, la mort, dans l’ap­proche lente inéluctable d’un but qui ne se for­mule pas ; comme l’in­vis­i­ble aus­si, la dimen­sion cachée, obscure, der­rière les mots. La mort tra­verse page 40 ; la mort se dit dans les couleurs, la blancheur, le noir de la cen­dre qui gagne et “les ombres sous les haies”.

Du coup c’est une ten­sion nou­velle qui ani­me le recueil: ten­sion entre la labil­ité, le glisse­ment et l’im­mo­bil­ité. L’im­mo­bil­ité c’est celle de la lumière figée sur les parois des murs, sur la table, « le soleil ne bouge plus » à la page 38. L’im­mo­bil­ité s’ac­com­pa­gne du silence qui tri­om­phe. Le recueil essaye d’être à l’é­coute d’une voix qui sem­ble dis­paraître dans la dernière page ou même ne jamais avoir existé. Il y a ain­si un non-dit, un mys­tère. Il y a quelque chose qui se masque der­rière l’ap­parence des choses, des pier­res du chemin, des arbres ; on ne sait d’où vient le vent ; on ne sait d’où vient le souci des mots (page 5). Pas moyen de retrou­ver ce qui se cache ni de remon­ter le temps. Pas moyen de revenir à l’o­rig­ine du chemin ; pas de source vers laque­lle on va. Et il faut avancer mal­gré tout. Con­tin­uez d’a­vancer, nous dit le recueil sur cette « voie haute », jusqu’au silence. Nous voilà invités à un chem­ine­ment où « la beauté et la peur [nous] accom­pa­g­nent ».

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Pascal Meiplat

Pas­cal Meiplat est né en 1968. Il vit et tra­vaille en région parisi­enne. A ses yeux la poésie a à voir avec la joie, le vrai, l’in­sur­rec­tion du désir ou des refus farouch­es. Résol­u­ment con­crète, et inscrite dans le quo­ti­di­en, elle vise à for­muler « com­ment les biens de ce temps se nom­ment ». Sa tâche urgente est de nous inviter à retrou­ver le haut sens et une plus haute vie, comme le dit Hölder­lin. Il est pub­lié aux édi­tions de l’At­lan­tique (Le Fil humain , 2012), et en revues (ARPA, Saraswati).