Présen­ta­tion par Alice-Cather­ine Carls

 

La répu­ta­tion inter­na­tionale de la poétesse japon­aise Shizue Ogawa n’est plus à faire. Traduite dans de nom­breuses langues, invitée et lau­réate de fes­ti­vals inter­na­tionaux dans le monde entier, elle partage inlass­able­ment son mes­sage de paix et de beauté.

Ce nou­veau CD trilingue a une volon­té poli­tique : celle de rap­procher trois con­ti­nents et leurs cul­tures. Conçu au moment de la vis­ite his­torique du prési­dent Barack Oba­ma au Japon pour le 60e anniver­saire de la fin de la 2eme guerre mon­di­ale, ce CD parait aujourd’hui dans une atmo­sphère inter­na­tionale très ten­due qui rend son mes­sage encore plus actuel. En out­re, il est dis­tribué hors com­merce, ce qui per­met à Shizue Ogawa de vers­er les dons reçus aux œuvreschar­i­ta­bles dont elle s’occupe. Les poèmes du CD, choi­sis par Shizue Ogawa, reflè­tent sa tech­nique d’écriture rapi­de, spon­tanée. Shizue Ogawa écrit comme elle respire : elle vit et elle voit en poésie. Cette facil­ité indique une grande maitrise des tech­niques esthé­tiques et poétiquesqu’elle a soigneuse­ment étudiées et où le palimpses­te est roi – que ce soit sous la forme desym­bole, d’allégorie, d’images, ou de con­no­ta­tions. Cette forme palimpses­tique est une forme detra­duc­tion cul­turelle, un pas­sage de cul­tures par la poésie.

CD trilingue de Shizue Ogawa, A Soul at Play, Voic­es from Three 
Con­ti­nents
Une âme qui joue – Voix de trois con­ti­nents, 2018.

Les cri­tiques occi­den­taux aiment analyser l’influence de la pen­sée et de l’esthétique zen sur son œuvre. Pré­faces et recen­sions ne man­quent pas, telles celles, très judi­cieuses, de Michèle Duc­los. J’aimerais ici présen­ter le côté « joueur » de Shizue Ogawa dans une per­spec­tive un peu dif­férente. En effet, tous les sous-titres de ses douze recueils de poésie pub­liés en japon­ais por­tent le sous-titre « Une âme qui joue. » Ludique ou grave, le jeu fait par­tie inté­grale de sonœu­vre. Fréquem­ment, ses poèmes ont la légèreté et l’innocence des jeux d’enfants, qui seuls savent trans­former les ques­tions graves en devinettes sim­ples qui font par­tie de l’ordre naturel.Fréquemment, un inci­dent quo­ti­di­en devient une occa­sion de faire jouer la mémoire et le temps,transformant l’anodin en sym­bole cul­turel. Une telle accep­ta­tion des lois du des­tin ren­force lecar­ac­tère poignant des préoc­cu­pa­tions exis­ten­tielles tout en les délivrant de la panique et de lahâte qui sapent l’élan vital des civil­i­sa­tions occi­den­tales. Les poèmes du CD illus­trent cet aspectludique de son œuvre. Les trois poèmes ci-dessous, repro­duits avec la gra­cieuse per­mis­sion de Shizue Ogawa, four­nissent une belle intro­duc­tion aux poèmes du CD.

Tou­jours “demain” – Sou­venir de Paris
             De Le Soleil – Une âme qui joue (XI)          
Traduit à par­tir du texte anglais par Alice-Cather­ine Carls

 

Tou­jours “demain,”
Aujourd’hui je ne peux en parler,
les larmes me mon­teront aux yeux.
Je pense à l’été dernier.
Assise en face de toi,
je mangeais un caramel
et toi une madeleine.
« Le gâteau préféré de Proust. »
Un signe de tête com­plice et un sourire. 
Les frian­dis­es ont effacé
l’année écoulée.

On avait apporté
trois tasses.
Tu avais com­mandé une verveine
et tu m’encourageas à en boire. 
Verveine.
« Ma grand-mère m’en fai­sait souvent. 
Dans un grand bol.”
Tu arrondis les mains
comme pour embrass­er un arbre. 
À ton cou la broche
trem­bla légèrement.

 

« Voici du papier.
Veux-tu écrire quelque chose ? »
Tu me tendis une feuille quadrillée.
J’écrivis le mot « verveine » —
une let­tre dans chaque carré.
« Tu me mon­tr­eras ton poème demain ? »

 

Always “Tomor­row” ― A Mem­o­ry in Paris
De The Sun ― A Soul at Play (XI)
Traduit du japon­ais par Soraya Ume­wa­ka et Shizue Ogawa

 

Always “tomor­row,”
I can­not speak now,
I will get teary.
Sit­ting in front of you,
I pon­dered over our mem­o­ries last year.
I chewed on a caramel,
you had a petite madeleine.
“Proust’s favorite cake.”
Nod­ding, we smiled.
The year’s distance
dis­solved with sweets.

Three teacups
were laid on a table.
You ordered a Verveine
and urged me to try it.
Verveine.
“My grand­moth­er often made this tea for me.
She used such a large kettle.”
Ges­tur­ing with both hands,
you looked like you were hold­ing a tree trunk.
Your col­lar’s brooch
swayed slightly.

“Shall I give you a piece of paper?
Do you want to write something?”
You gave me
a squared paper.
I wrote “Verveine”
fill­ing each square with a letter.
“Show me tomor­row what you wrote.”

Yes, it is always “tomor­row” when it is important,
it is always after it becomes a memory.
Verveine.
See you in Paris next year.

Le temps ne coule pas dans la mer – Une âme qui joue
De Le Temps – Une âme qui joue (XII)       
Traduit à par­tir du texte anglais par Alice-Cather­ine Carls

 

« Viens chez moi, »
répé­tait ma soeur.
« Une autre fois, » lui dis-je.
« Je voudrais que tu viennes aujourd’hui. »
Du pied, elle frap­pait le sable par petits coups.
Sa voix était familière.

« Je suis fatiguée, »
lui mentis-je.
D’accepter son invitation,
aurait écourté ma douleur,
silen­cieux épanche­ment, sourde peine
de dire « non » à ma sœur.

Pesants sont les liens du sang
depuis mes origines
peu à peu le temps s’amincit
et plonge dans le noir.
Il ne coule pas dans la mer,
il pénètre dans le péché.

« Ne vien­dras-tu pas ? »
Si j’avais accep­té son invitation,
mon offense aurait été pardonnée,
et j’aurais revécu notre enfance.
Soulagée, ma sœur
m’aurait tenue par la main
et aurait sautil­lé en disant,
« nous serons tou­jours ensemble. »

Les vagues de la mer
eraient rev­enues au rivage où nous marchions,
cares­sant la plage
pour ne pas effac­er la trace de nos pas.
Le temps ne coule pas dans la mer,
dans mon sang il con­tin­ue à chercher la source du péché.

 

Time Does Not Spill into the Sea – A Soul at Play
De Time ― A Soul at Play (XII)
Traduit du japon­ais par Soraya Ume­wa­ka et Shizue Ogawa

 

“Come to my place,”
my sis­ter repeated.
“Anoth­er time,” I said.
“I would love for you to come today.”
She light­ly kicked sand with her foot.
Her voice was familiar.

“I am tired,”
I lied.
If I had accept­ed her offer,
my pain
would not have per­sist­ed for so long,
this qui­et, deep flow of pain
from say­ing “no” to my sister.

Blood ties are heavy,
from the upper stream,
time grad­u­al­ly narrows,
sinks into darkness.
It does not spill into the sea,
it sinks into the sin.

“Won’t you come over?”
If I had accept­ed her offer,
the sin would have been atoned,
I would have reliv­ed our child­hood days.
My sis­ter relieved,
would have held my hand,
skipped while saying,
“We are always together.”

Waves from the sea
would have returned to the shore where we walked,
gen­tly lapped against the beach,
not to wash away our footprints.
Time does not spill into the sea,
It con­tin­ues its search for the source of the blood’s sin.

 

Le temps des enfants
De Le Temps – Une âme qui joue (XII)       
Traduit à par­tir du texte anglais par Alice-Cather­ine Carls

 

Le temps
ressem­ble à un bal­lon gonflable,
à une balle.
Une fil­lette demande à ses par­ents, « puis-je avoir un ballon? »
Elle plonge dans l’herbe drue
pour attrap­er une balle,
aperçoit un lézard et s’immobilise.
Le temps est complet. 

Il

ressem­ble à un bean­bag,
à des billes ron­des et plates.
La fil­lette sourit à son amie en disant,
« je suis meilleure que toi à ce jeu. »
Le temps est complet.
Elle sait que la vie
et la mort ont la même durée.

 

 

Le temps
répète ensemble
« fin » et « mort. »
Il va et vient
entre deux jeux d’enfant.

 

Children’s Time 
De Time ― A Soul at Play (XII)
Traduit du japon­ais par Soraya Ume­wa­ka et Shizue Ogawa

 

Time
resem­bles a balloon,
a ball.
A child asked her par­ents, “Can I have a balloon?”
dived into the thick grass,
run­ning after a ball,
saw a lizard and froze,
time was complete.

 

It

resem­bles a beanbag,
flat round marbles.
The child smiled at her friend saying,
“I am bet­ter at this game,”
time was complete,
she knew that the dura­tion of
life and death were the same. 

 

Time
simul­ta­ne­ous­ly repeats
“com­ple­tion” and “death,”
it comes and goes
in between moments chil­dren play.

 

 

 

 

 

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Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.