Le paci­fisme com­bat­tant de Józef Wit­tlin ( 1896 — 1976 )

 

présen­té et traduit
par

Alice-Cather­ine Carls

 

Józef Wit­tlin joua un rôle très impor­tant dans la vie lit­téraire polon­aise d’entre les deux guer­res, puis en exil, après 1945. Pour com­pos­er sa trilo­gie sur les effets de la Grande Guerre en Gali­cie, Le Sel de la terre, il fit des recherch­es appro­fondies dans les archives mil­i­taires de plusieurs pays d’Europe, dont l’Autriche et la France. Le pre­mier vol­ume, La Saga du patient fan­tassin, parue en 1935, lui val­ut une nom­i­na­tion pour le Prix Nobel – prix qu’il ne reçut pas, le jury d’Oslo préférant atten­dre la paru­tion des deux vol­umes suiv­ants. Immé­di­ate­ment traduit en alle­mand, pub­lié par chapitres dans Le Temps, le livre dans la tra­duc­tion de Ray­mond Hen­ry fut mis au pilon en mai 1940 par les Nazis. Mis sur la liste noire des écrivains juifs pro­scrits, Józef Wit­tlin échap­pa in extrem­is à la mort en s’embarquant avec sa femme et sa fille sur un navire de guerre anglais à St. Jean-de-Luz. La valise qui con­te­nait toutes ses notes et le man­u­scrit des vol­umes deux et trois de la trilo­gie, fut jetée à l’eau par un marin bri­tan­nique qui jugeait que la famille avait trop de bagages.

            Il n’est pas sur­prenant que, cette année, deux con­férences soient con­sacrées à son oeu­vre en Pologne. La pre­mière vient d’avoir lieu à Cra­covie sous les aus­pices de l’Association des Ecrivains Polon­ais. Inti­t­ulée “Les Etapes de Józef Wit­tlin, elle trai­ta de trois per­son­nages impor­tants pour Wit­tlin: Saint François d’Assise, Orphée, et Piotr Niewiadom­s­ki, le héros du Sel de la terre. La sec­onde con­férence se tien­dra à l’Université Catholique de Lublin le 29 mai et trait­era de “Józef Wit­tlin, écrivain de la cul­ture des confins.”

            Piotr Niewiadom­s­ki, Pierre de père incon­nu, Pierre à l’identité indéfinie.  Rien que dans ce nom, Józef Wit­tlin affir­mait son refus des stéréo­types eth­niques. Piotr sym­bol­ise l’Europe ori­en­tale plurielle en train de chavir­er dans le charnier de la Grande Guerre. Comme les autres héros de Józef Wit­tlin, Piotr est un homme fort dans la douceur, un homme qui, ayant choisi l’innocence comme philoso­phie de vie, fut un puis­sant témoin de son époque et lut­ta sans fail­lir pour la paix.

            Chantre de la Gali­cie, Józef Wit­tlin n’oublia jamais son Arcadie natale. Une fois instal­lé à New York, il tra­vail­la pour les pro­grammes lit­téraires de Voice of Amer­i­ca, enseigna à Colum­bia Uni­ver­si­ty, et entretint une volu­mineuse cor­re­spon­dance avec l’éditeur de la revue Kul­tura, Jerzy Giedroyc. Mal­gré les encour­age­ments que lui prodiguait ce dernier, il ne recon­sti­tua jamais les man­u­scrits des vol­umes deux et trois de sa trilo­gie, à part un court texte, “La mort saine,” qui fut pub­lié par Kul­tura dans le numéro de juil­let-août 1972. Tout sa vie, il écriv­it des poèmes. Ceux que nous avons traduits sont repro­duits avec la gra­cieuse per­mis­sion de la fille de l’auteur, Eliz­a­beth Lip­ton-Wit­tlin, et celle de Robert Dadil­lon, qui les pub­lia dans Poésie Pre­mière, la revue lit­téraire qu’il dirigeait alors (No. 7, Spring 1997, pp. 1–29). Les vers en italique sont en français dans le texte orig­i­nal. Nous avons organ­isé les poèmes par ordre chronologique pour soulign­er l’évolution de Józef Wit­tlin comme homme et comme poète.

 

 

Hymne pour une cuillerée de soupe

 

Frère, je t’offre cette cuil­lérée de soupe chaude,
Toi qui grelottes en terre étrangère,
Qui t’es traîné trois longs hivers,
Qui trois étés brûlants as erré
Par des champs à perte de vue –
Met­tant un pied devant l’autre,
Tu as marché et marché sans fin,
Tu as posé ta tête sur la glèbe humide,
Tu as pour­ri dans les wag­ons à bestiaux,
Tu as mangé du pain moisi dans les fossés,
Tu as mâché du tabac pris à la litière des vaches,
Tu as bu l’eau de marais puants,
Tu as marché et marché –
Dévoré par les poux
Et mor­du par les balles,
Jusqu’à ce que la mort avide t’ait bu.

Oh, elle t’a bu jusqu’à la dernière goutte.
Toi qui suas sous trois aoûts brûlants
Et séchas comme ce silen­cieux étang
Qui s’assombrit au couch­er du soleil,
Je t’offre cette cuil­lérée de soupe chaude!
Elle t’éveillera peut-être de ton hébétude,
Toi, engour­di dans un abri de tirailleur,
Sans per­son­ne pour pren­dre la relève!
Toi, mon frère, pour quoi t’es-tu battu,
Pour quoi les poux t’ont-ils dévoré,
Pour quoi as-tu traîné sans fin,
Mangé l’ivraie
Et bu l’eau des fossés –
Tu ne le sais pas plus que moi,
Dieu te le dira peut-être un jour.

Mais je sais une chose, une seule :
À l’instant où la mort approchait
Dans son armure de glace,
Sur la pointe des pieds, en silence,
Tu n’ap­pelas ni ta mère
Ni ton père, ni ta femme,
Mais tu implo­ras de tes poumons déchirés,
Tu appelas d’un spasme de tout ton corps,
Et de tes yeux qui scru­taient la nuit,
Et de ton sang qui se figeait, tu crias:
“Une cuillerée de soupe!” Cette cuillerée de soupe chaude
Qu’en vain aujourd’hui je veux t’offrir.

1918

 

 

 

Prélude

 

Le cri des batail­lons mourants résonne encore en moi
Et le sou­venir, et le fra­cas des trônes renversés.

Mes poumons sont encore emplis de gaz de poudre et de feu
Le monde étran­gle chaque mot dans ma gorge.

Un jour noir, tel un noir cauchemar,
M’op­presse encore.

Je me dis­pute tou­jours, car en moi s’accuse
L’Eu­rope tout entière! Et une foule de forçats
en moi tend le poing vers le ciel,
Cri­ant et menaçant
Par les croix de tous les cimetières militaires.

Mais demain, émer­veil­lée, elle ten­dra la main,
Car elle n’a pas frap­pé aux cieux en vain.
Déjà la manne tombe, déjà la rosée nous rafraîchit
Et adoucit notre amère vie.

 

 

 

Elégie à Homère
           
(en con­clu­sion à ma tra­duc­tion de L’Odyssée)
     

1

Aujour­d’hui je te mas­sacre, Homère –
  t’arrachant aux devoirs d’école,
Par toi jadis retenu en
  déten­tion, je maud­is­sais Ulysse.
     Les larmes coulaient.

O mon pau­vre barde aveugle –
  qui ne peux même pas prouver
Que tu vécus!– avec quel mépris
  je me plongeai en toi dans ma jeunesse.
Alors que tes hexamètres
  m’é­taient rebat­tus à l’oreille,
Le désir m’ar­rê­tait devant le cinéma,
  je voulais du drame au mètre.
Jusqu’au jour, à l’hôpi­tal militaire,
  pen­dant une ter­ri­ble guerre,
Où tu me par­las calmement
  des villes qui brûlaient.
      Le sang coulait.

Tu entras dans ma vie abrutie
  avec le roi d’Ithaque:
Il me sec­ou­rut dans mon tourment.
  (Je pen­sai: pourquoi pas te consacrer
Mes derniers sous).
 
Je t’a­chetai chez un libraire d’occasion,
  ô source loin­taine et longue
De mes rêves, ivress­es, peines,
  tri­om­phes, travaux, et gains.
      Le vin coulait.

 

II

Ô mer! Ô saintes voiles!
  Dans les nefs pen­sives des rues
Je voguai seul, sans ancre,
  jusqu’à ce que tu ne m’assujettisses.
Et sept ans sur ta galère
  je m’at­te­lai à la rame.
Aujour­d’hui libéré – fièrement
  je te rends grâces, Homère!

Ne me raille pas d’avoir bu
  au sang de ta cithare, moi
Qui suis indigne de nettoyer
  tes san­dales, vieux timonier!
Téméraire, je con­tem­ple ton visage
  aveu­gle d’une ter­ri­ble clarté.
Une main sur le coeur, je compte
  mes chutes dans cet envol.

Ô pau­vre barde aveu­gle, toi
  qui ne peux même pas prouver
Que tu vécus! Par le hasard de l’Histoire,
  tu m’évites aujour­d’hui la faim!
Tu apaise les faims de mon âme et de mon corps
  ô Vision!
Toute l’Hel­lade tremblait
  quand vibrait ta cithare!

Aujour­d’hui encore, mon Sublime,
  les jeunes gens que tu enivres
Et les vieil­lards que tu berces
  ceignent ton front de couronnes neuves.

1921

 

 

 

Epi­taphe pour Aris­tide Briand

 

Avec ton faux-col ami­don­né, démodé,
Tes pan­talons fripés,
Ton cha­peau mel­on sur ta crinière de lion,
Une Mary­land col­lée aux lèvres
Tu as coulé comme un pêcheur breton –
Sans un mot de reproche.

Pourquoi, vieux chat, plis­sais-tu tes yeux malins?
Pour ne pas voir les rats déjà prêts à la curée?
Tu ne voulais pas voir le mal?
Coq gaulois  tu clairon­nas avant de mourir:
Tant que je suis là
Il n’y aura pas de guerre!

Tu sur­chargeas ta barque
D’un fardeau ter­ri­ble et inhumain.
Toi qui fai­sais con­fi­ance à l’Europe,
Hon­ni tu mords aujour­d’hui la terre.
L’é­ten­dard de la vic­toire t’échappa.

Mais le jour viendra,
Où la France exhumera tes cendres,
Et ouvri­ra tout grand le Pan­théon aux vaincus.

1932

 

 

 

Les pas­sagers du tramway

Tous ser­rés dans le tramway,
Plongés dans les mêmes journaux.
Regar­dons leurs visages:
En ce moment ils ont tous des gueules
D’assassins.

Tous les cerveaux enreg­istrent par des yeux froids
Les mêmes mau­vais­es nouvelles,
Toutes les âmes ava­lent les mêmes cochonneries,
Tous sont contents,
Qu’on ait tué quelqu’un,
Qu’on ait arrêté quelqu’un,
Que demain matin on pende
Quelqu’un d’autre.

1933

 

 

 

Elégie pour les yeux

 

De tes yeux méchants, par la tor­ture de tes regards méprisants,
Opin­ion publique, tu me cloues comme une affiche sur un mur.

Espi­ons, les yeux de mes proches partout me flairent et me suivent –
Ils veu­lent me saisir, m’at­trap­per dans ma fumerie secrète d’opium.

C’est là que mon coeur, tel un apache, chaque soir se glisse en secret.
(Dans toutes les tav­ernes du monde, la trahi­son se saoûle à la vodka.)

Ici la sécu­rité, ô mon coeur, dans cette som­bre allée sinueuse
Deux belles lanternes éclairent la porte de mon refuge.

Ô doux yeux de ma femme, jadis pressen­tis en rêve,
Accordez-moi l’abandon et l’odorante cigüe de l’apaisement.

Tels deux chiens incor­rupt­ibles veillez sur mon asile,
Yeux qui jamais ne mentez ni ne vous trompez.

De cette foule d’yeux qui m’a bat­tu et mis en pièces,
Vous seuls m’avez offert la goutte d’une larme pure.

De cette larme j’ai frot­té ma tempe et j’at­tends pieusement,
Oint comme un roi, que Dieu y pose la couronne de Vie.
Je sais que vous veillerez chaque jour, chaque soir,
Pour m’é­pargn­er de cette couronne la dure étreinte.

Et quand le four­gon noir s’arrêtera devant mon logis,
Les yeux fausse­ment humides ne ver­ront pas vos larmes.

En silence, der­rière mon cer­cueil, vous irez ren­dre à la terre
Ce corps que vous avez abon­dam­ment baigné de larmes.

 

 

 

A la recherche du temps perdu

         Pour Tola Korjan

Moi, Anna Csil­lag à la belle chevelure,
Tou­jours la même avec mon affa­ble sourire,
Qua­si-sainte, depuis trente ans,
Je trône dans les colonnes de tes journaux.

Je tiens un rameau étoilé comme un lys,
Le temps ne change pas mon angélique beauté,
Duveteux, le tapis de mes cheveux épars
Coule en cas­cade bruis­sante jusqu’à mes pieds,
Mes pieds nus de déesse du cheveu.

Moi, Anna Csil­lag, pen­dant ces trente ans,
N’ai con­nu ni tristesse, ni douleur;
Mais que t’est-il arrivé, ô mon fils,
Pour que tu pleures en me voyant?

Sur ma tête, même pen­dant ces annés où
Le monde nageait dans le sang de tes frères,
Où le sang noy­ait l’encre de l’‘imprimeur,
Et où la mort m’ap­pelait des colonnes voisines,
Pas un cheveu ne grisonna,
Pas un cheveu ne tomba.

Ô Anna Csil­lag, idole de papier
Des jours dis­parus de notre jeunesse,
Je vais dans le monde et je ramasse des ordures,
Je serai bien­tôt un bibelot en sou­venir de moi.

Et j’écrirai des poèmes encore plus sots
A la recherche, à la recherche
Du temps perdu.

1934

 

 

Litanie

 

Les événe­ments d’aujourd’hui – je les tais.
Je me tais sur l’hu­mil­i­a­tion de mes frères.
Je me tais sur la pro­fa­na­tion de mes frères.
Je me tais sur la Pologne depuis la mort du Maréchal,
La faim des affamés, la satiété des repus,
Les vic­times de com­bats inégaux.
Je me tais sur la mis­ère des cam­pagnes et du paysan.
Je me tais sur la mis­ère des villes et sur le chômage.
Je me tais sur la noirceur des oppresseurs.
Je me tais sur la noirceur des opprimés.
Je me tais sur les inci­ta­teurs à la violence.
Je me tais sur le matraquage des sans défense et des faibles.
Et sur Bereza Kartuska,
Et sur les mains enchaînées du poète.
(Sur toi aus­si, Mon­sieur le censeur, je ne dis rien,
Donc ne con­fisque pas mon silence.)

Je tais tout ce qui trans­forme ma conscience
En une plaie sale, sanglante, purulente.
Je me tais sur tout ce qui m’étrangle.
Je me tais sur les cauchemars que la nuit dépose
Sur mon coeur plein d’ef­froi et d’amertume.
Depuis le gouf­fre infer­nal qui s’est entr’ouvert
Mon âme crie par son silence.
Je me tais sur tous les crimes que je vois.
Je me tais sur tous les lâch­es munis d’armes.
Sur tout le sang ver­sé en vain.
Je me tais sur les guer­res en cours.
Je me tais sur celles de demain.
Je me tais sur les enfants à la morgue de Madrid.
Je me tais sur la clé­mence des bombes et de l’ypérite.
Je me tais sur tous les procès de Moscou.
Je me tais sur le dia­ble qui se promène dans le monde.

Seigneur, toi qui juges mes paroles et mes actes,
Sois clé­ment envers mon silence.

1937

 

 

     
     Avant la fin du monde

   Avant la fin du monde
   il apparut trois anges
   à moto.

   Le pre­mier ange
   était habil­lé en policier
   et por­tait un casque.

   Le deux­ième ange
   por­tait haut-de-forme et frac.

   Mais le troisième ange
   n’en ‘était pas un –
   bien qu’il eut des ailes dans le dos
   et une grande auréole sur la tête.

1967 (?)

 

*   *   *

 

Salis­sons, salis­sons les saintetés,
car il faut qu’elles soient saintes;
ce n’est que souillées,
fou­et­tées, conspuées,
ceintes de couronnes d’épines,
cru­ci­fiées entre deux larrons,
abreuvées de vinai­gre et de fiel,
fusil­lées, empoisonnées,
qu’elles peu­vent être
saintes.

 

- — - — - — - — - — - — - — - — - -

Pleurez, ô filles de Jérusalem,
de ce côté-ci et de l’autre côté
du Mur.

1967

 

 

       Stricte­ment personnel

 

Déjà mon sang lassé refroid­it dans mes veines
et mon pro­pre corps m’est étranger.
Ô, com­bi­en me dégoûte le vieux cacochyme
que je suis devenu.

Que me veut cette bille chauve
que je dois regarder en me rasant?
Puis­sé-je une fois voir mon âme dans le miroir,
puisque de son aigre moelle je suce ces mots.

Toi qui à Ton image et à Ta ressemblance,
nous créas dans un but con­nu de Toi seul,
regarde-moi main­tenant: pour­rais-tu avoir
aus­si piètre apparence, ô divin Créateur?

Cadavre vivant, ma puan­teur me suffoque,
com­ment ne pas désir­er les par­fums du paradis,
quand mes fauss­es dents claque­nt de peur –
avec quoi mordrai-je la terre nourricière?

Automne 1968

 

 

      L’ar­bre de la connaissance

À l’ar­bre de la con­nais­sance du bien et du mal,
Je ne cueil­lis pas de fruits, je n’y goû­tai pas.
Jamais le ser­pent ne me ten­ta du péché
d’im­pureté, mais l’im­pureté est en moi
et je sais cela:
le ser­pent au vis­age humain était le diable.

Dans les collines d’Om­brie, au paradisiaque
Mon­telu­co, à midi – l’été dernier
je vis un serpent.
Il ne glis­sait pas dans le pré
entre la men­the odor­ante et les chardons bleus,
mais à l’af­fût sur une haute branche de chêne
il se pré­parait à étouf­fer des oisillons.
Mûs par une sol­i­dar­ité d’oiseaux
les din­dons qui pico­raient dans le pré
sen­tirent la présence du serpent.
Tels les oies du Capitole,
d’une voix altérée ils alertèrent
Pepe, le vieux con­tadi­no: accouru,
d’un bâton il délo­gea le serpent,
et d’une pierre il tran­cha la gueule au diable.

 

- — - — - — - — - — - — - — - — - -

 

Pourquoi, ô Dieu tout-puis­sant, n’y avait-il pas
un con­tadi­no Pepe dans ton paradis?
(Il s’y trou­vait sûre­ment des dindons).
Mais com­ment aurait-il pu y être si
tu avais con­damné les par­ents de la race humaine
à une pureté infé­conde et éternelle?

Ain­si les chéru­bins, et cette épée de feu,
la police…

Décem­bre 1968

 

 

 

Lamen­ta­tion du béli­er sacrificiel

 

Pourquoi moi? Animal,
n’ai-je pas d’âme? Par con­tre, mes cornes
pris­on­nières du buis­son d’épines
me con­damnent au couteau
du vieil­lard fou de peur.

Leurs sages dis­ent que j’at­tends sur le mont Moriya
depuis le six­ième jour de la créa­tion du monde,
que ce couteau coupe
mon cou, et pas celui d’un adolescent,
et que je sois brûlé à sa place
sur ce bûcher.
Mais pour que l’âcre odeur de mes entrailles,
la puan­teur de mon out­rage crié au ciel,
n’in­com­mode pas Celui qui d’un père âgé
exigeait une si ter­ri­fi­ante offrande,
le vieil­lard obéis­sant aspergea le feu
de racines, de résine, et d’en­cens odorants,
de nard et de myrrhe…
    Ain­si la fumée de mon supplice
l’arôme de mon ago­nie, Lui furent agréables.

Peu importe que je n’aie pas d’âme,
mon corps sent la douleur comme eux,
et mon coeur bat de peur aus­si fort
que leurs coeurs tran­sis quand
l’ange de la mort les mar­que de son aile glacée.

Ce sac­ri­fice était-il nécessaire?
Ne Lui suff­i­sait-il pas de se jouer du coeur du vieillard
pour ras­sas­i­er son désir d’obéis­sance aveugle?
Pourquoi n’é­pargna-t-Il pas ma vie?
Pour ne pas gaspiller le bûch­er sacrificiel?
Et ne pas tach­er le couteau d’un sang innocent?
Il comp­tait sur mon ignorance,
puisque je n’ai pas d’âme…
    Oui, privés d’âme,
les ani­maux ne peu­vent pêcher.
Du paradis
per­son­ne ne nous chassa…
    Et vous, qu’avez-vous fait
de votre âme? Un puant cloaque
où fleu­rit l’injustice. Et aussi:
chez vous, toujours,
l’in­no­cent paie pour le coupable.

Chèvres bipèdes sac­ri­fi­cielles pos­sé­dant une âme,
des nations entières brû­lent dans les fours crématoires,
une fumée mal­odor­ante frappe au ciel,
mais les anges n’en descen­dent pas
pour écarter la main des bourreaux.

Les sages dis­ent que sur le mont Moriya
le feu ne me con­suma pas.
Sur mes os – dit-on – on Lui édifia
un très saint sanc­tu­aire, de mes veines
on fit des cordes pour la harpe de David,
et le prophète Elie se vêtit de ma peau,
lui qui souf­flera sur le mont Moriya
dans ma corne droite sciée, évidée,
le jour où les descen­dants du vieil­lard obéissant
ver­ront enfin le Messie con­juré par leurs prières.

 

- — - — - — - — - — - — - — -

 

Ah, souf­flez donc dans mes deux cornes
sous le Mur des Lamentations
     ma souf­france ne compte pas,
ma peur non plus, car je n’ai pas d’âme.
Une seule fois dans l’his­toire de cette terre
un saint homme appela les ani­maux ses frères.

1968

 

 

 

L’As­cen­sion en 1958

 

Les anges déchus depuis des siècles
Remon­tent au ciel – par acte d’homme.
Ils s’élèvent et tra­versent la stratosphère,
Armés jusqu’aux dents – fusées lunaires, spoutniks.
Ils ont servi l’homme avec leur grande sagesse ,
Ils ont nour­ri les physi­ciens de leur sci­ence inconnue.
A coups de fau­cille ils ont coupé
L’ar­bre de la con­nais­sance du bien et du mal
Et ils retour­nent – ils retour­nent – d’où ils sont venus.

 

 

Le poète émigré

Il jette d’é­tranges sorts
autour de lui se fait le vide
et dans ce désert il
proclame d’une bouche libre
la louange des bouch­es libres.

1975

 

 

 

      Post­scrip­tum à ma vie

 

Que per­son­ne ne fasse le sot sur ma mort.
Ma vie fut certes dure – mais celle d’un cadavre
N’est pas aisée non plus – aujourd’hui
Un corps, demain le délice des vers.
Et tout ce que  j’ai aimé sur terre,
S’éloigne, s’éloigne à jamais.

— - — - — - — - — - — - -

 

Ô Toi, en l’ex­is­tence de qui je veux croire,
Envoie là où sera mon âme – si j’en ai une–
Ton con­so­la­teur, Wolf­gang Amadeus.

 

 

     
Dernières Paroles

 

Je regarde les grat­te-ciels du dix-sep­tième étage de ma cham­bre d’hôpi­tal – morts le jour, ravivés la nuit par les éclairages – immenses pier­res tombales qui frô­lent le ciel. La fini­tude de ce paysage est sauvée par la pub­lic­ité lumineuse de PAN-AM ; telle une étin­celle d’e­spoir, elle me promet que je retra­verserai encore l’Océan.

Févri­er 1976

 

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Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.