Adam Zagajewski nous a quittés le 21 mars 2021 à Cracovie, en Pologne. Il avait 75 ans. Son décès est survenu lors de la Journée mondiale de la poésie de l’UNESCO. Poète polonais dont les réflexions mélancoliques sur l’érosion du monde sont venues exprimer ce tournant insondable du choc survenu après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, qu’exprime notamment le poème Try to Praise the Mutilated World1. Ce texte a été écrit avant les attentats, mais a pris une signification nouvelle et historique après le 11 septembre. Il a été publié dans le New Yorker quelques jours seulement après la tragédie de 2001.
Il était l’une des figures de proue de la Nouvelle Vague polonaise, ou Génération 68, mouvement littéraire de la fin des années 1960 qui prônait un langage simple en prise directe avec la réalité. Auteur avec Julian Kornhauser d’un livre qui est devenu le manifeste du mouvement, poète engagé, ses œuvres ont été interdites en 1975 par les autorités communistes polonaises de l’époque après qu’il eut signé une protestation de 59 intellectuels contre les changements idéologiques apportés à la Constitution polonaise, qui promettait une alliance indéfectible avec l’Union soviétique. Il a alors émigré à Paris en 1982, avant de rentrer vivre à Cracovie en 2002.
Adam Zagajewski disait que ce qui l’intéressait le plus, c’était l’interpénétration du “monde historique” dans “le monde cosmique qui est statique, ou plutôt qui bouge à un rythme totalement différent.” Sa poésie rendait compte de ceci.
Alice-Catherine Carls nous propose le texte ci-dessous que Piotr Florczyk a écrit en hommage à Adam Zagajewski, une présentation d’Adam Zagajewski, ainsi que cinq poèmes de ce dernier en traduction française.
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Adam Zagajewski -Try to Praise the Mutilated World — (Essaie de chanter un monde estropié, lecture par l’auteur en polonais à lire ici en traduction ).
En été, il nageait dans la mer et écrivit au moins un poème sur ces expériences. Parlant aisément le polonais, l’anglais, l’allemand, et le français, il avait des admirateurs des deux côtés de l’Atlantique ; ses poèmes doux et précis invitaient le lecteur à voyager avec lui au profond de l’être humain à la recherche d’une élévation émotionnelle et spirituelle qui délivrait de la trivialité quotidienne.
Lors de notre dernière rencontre en juin 2019, il m’invita dans son bureau. Je me souviens que nous avons parlé entre autres de Czesław Miłosz et de ses efforts pour faire connaître la poésie polonaise aux États-Unis – il avait entendu parler d’un commentaire stupide que j’avais fait ce jour-là dans une réunion publique sur le lauréat du Prix Nobel. Nous avons aussi parlé de notre ville, Cracovie, que je sentais tantôt s’éloigner de moi, tantôt renouveler son emprise sur l’essence de mon être. Les villes étaient importantes pour Adam : Gliwice, ville de son enfance, Cracovie, où il arriva pour sa première année d’études universitaires, Paris, où il suivit l’amour de sa vie, Maja Wodecka, et où il habita vingt ans, Houston, où il enseigna l’écriture un semestre par an pendant le même nombre d’années, et bien sûr Lviv, endroit mythique et blessure ouverte de la génération de ses parents, ville qu’il quitta nouveau-né lorsque les Soviétiques expulsèrent sa famille avec des milliers de Polonais. Pendant notre conversation, son épouse nous servit des fraises. Puis il me montra le petit jardin que Maja avait planté derrère la maison et qu’elle cultivait.
Nous avions fait connaissance dix ans plus tôt, à Philadelphia. Ma femme et moi vivions alors dans le Delaware, ayant décidé de quitter San Diego pour voir à quoi ressemblait “le reste du pays.” J’appris un jour qu’Adam devait parler à l’université Villanova et je fis quelque chose que je n’oserais plus faire aujourd’hui : j’écrivis à l’agence d’intervenants littéraires Blue Flower Arts en offrant d’aller le chercher à la gare et de l’amener sur le campus. Comme nous avions correspondu auparavant (il avait écrit la préface de mon premier livre de traduction des poèmes de Julian Kornhauser, son ami et ancien frère d’armes), il savait qui j’étais, mais quand même… À ma surprise, tout le monde fut d’accord. Je l’attendis dans le hall principal de Union Station, vérifiant nerveusement les panneaux d’affichage pour être sûr de ne pas le rater. Puis il apparut sur l’escalier roulant avec une valise à roulettes. La petite taille de ce bagage lui donnait un aspect humain, contrairement à ce que j’avais imaginé d’un dieu émergeant du monde souterrain. J’ouvris la portière de ma Subaru Forester pour lui. Pendant le trajet à l’université, nous parlâmes de sa tournée littéraire, de poésie polonaise, et de moi, car il tenait beaucoup à savoir comment, étant né et ayant grandi à Cracovie, je me retrouvais immigrant aux États-Unis.
Les réfugiés, Adam Zagajewski, Lecture par Laurent Natrella.
Mes inquiétudes me firent chercher la panacée des éditions bilingues de poètes polonais et je fis très vite connaissance de plusieurs bibliothèques et de la légendaire et très regrettée librairie slave Szwede à Redwood City. Même en traduction, les poèmes d’Adam me fournirent des modèles parfaits pour le genre d’ouvrage que je voulais écrire et je trouvai en lui le genre de poète que je voulais devenir, ce qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas la même chose. Adam écrivait des poèmes sur tous les modes – de longues méditations et de courts textes lyriques, des poèmes sur les gens, les arts, et les élusifs moments qui composent notre quotidien – mais je voyais avant tout en lui un poète et un intellectuel possédant un sens de mission, quelqu’un qui écrivait sur des sujets qui comptaient, encore que je ne sache pas encore ce que cela signifiait. Il incarnait une parfaite proportion entre la raison et le doute – je voulais être comme lui.
Nous devions nous rencontrer de nombreuses fois après cette journée à Villanova. Pendant mes visites annuelles à Cracovie, je ne m’attendais jamais à ce qu’il trouve le temps de me voir, mais il le trouvait toujours. Lors de notre deuxième ou troisième rencontre, en buvant une citronnade fraîche, il me proposa de nous tutoyer. Au début, j’étais intimidé de l’appeler Adam plutôt que “monsieur,” pan en polonais, mais il y avait quelque chose de chaleureux et de désarmant dans la façon dont il me traitait. J’interprétai également son geste comme un vote de confiance en moi comme poète et, ce qui est plus important, comme personne. En effet, sûr de la renommée de son œuvre, il alliait un sourire sincère à un regard perçant et attentif ponctué par des éclats de rire et des paroles soigneusement choisies ; c’est cela qui va me manquer le plus.
Le déclin de l’été, Adam Zagajewski dit par Laurent Natrella.
Les dernières nouvelles de lui datent du 6 février dernier. Il écrivait pour s’excuser de répondre tardivement à mon courrier. Il m’envoyait un nouveau poème et me promettait une missive plus longue…
Adam Zagajewski au Cambridge Polish Studies de Trinity College pour une soirée consacrée à sa poésie le 28 avril 2015. Adam Zagajewski joined Cambridge Polish Studies at Trinity College for an evening of his poetry on April 28, 2015.
Le texte de Piotr Florczyk a paru le 27 mars 2021 dans https://www.massreview.org/node/9677
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