C’est par un creuse­ment intérieur, un qua­si-vor­tex, que l’homme a délais­sé la coquille pour le noyau.

Il est entré en soi-même. Pour un instant (peut-être éter­nel), il ne voit plus comme vous voyez ; n’entend plus comme vous enten­dez. Il vit dans la langue ; dans la caresse des mots qui refig­urent le monde. Il est dans ce là-bas qu’évoquait Rim­baud, se gar­dant bien d’expliquer que ce là-bas est en soi (rai­son pour laque­lle ce terme doit être util­isé avec la plus grande méfiance).

On ne sait avec qui il con­verse à cet instant. Il a pris l’habitude de dis­cuter avec Poe, Baude­laire,  Mal­lar­mé, Ver­laine, Niet­zsche, Rim­baud, Valéry ; a esquivé l’écriture automa­tique mais a échangé avec Bon­nefoy, puis ren­con­tré Juli­et (et tant d’autres).

On ne sait avec qui il con­verse en ce moment. Peut-être avec soi-même. (C’est le plus prob­a­ble). Car avec Juli­et et Niet­zsche avant lui, il a inver­sé son regard.

L’homme, ce poète, a fait le tour des mouvements.

Il a com­pris – dis­ons con­clu – qu’un monde exis­tait entre Le Déje­uner sur l’herbe et l’Impres­sion, soleil lev­ant. Le pre­mier, comme l’écriture automa­tique, aura per­mis d’outrepasser des lim­ites. Avec davan­tage de recul, on ne pour­ra s’empêcher d’y trou­ver un intérêt prin­ci­pale­ment his­torique. Le sec­ond, parce qu’il touche à l’essentiel, exis­tera tou­jours, comme quelque pho­tophore car­avagique luisant dans le som­bre couloir de quelqu’être. C’est le monde chaque jour recommencé.

C’est cela, l’essentiel, que recherche le poète qui n’a plus de mouvement.

Tribus d’Amérique, d’Afrique, d’Océanie ont su vivre en har­monie avec les élé­ments (l’harmonie n’excluant ni la rugosité ni la cru­auté du monde). Leur art se trou­ve là où se lovent et lut­tent art et mys­tique, forces, mys­tère et élé­ments. Ce sont ces items inex­plic­a­bles qu’elles ont bien sou­vent cher­ché à s’approprier pour per­me­t­tre une vie com­mune en un lieu com­mun. C’est pourquoi leur art est essen­tiel. Point besoin pour eux de ten­ter cette mis­sion impos­si­ble de les expli­quer ou d’en percer le mys­tère – la sci­ence ne peut expli­quer que des com­ment, non des pourquoi.

Cet art ne saurait être qual­i­fié d’art pre­mier que si l’on entend qu’il ne saurait être dépassé. Sinon, c’est d’art essen­tiel qu’il devrait être qualifié.

Si après ces digres­sions nous revenons à l’homme, ce poète qui s’est extrait de tout mou­ve­ment pour vivre en soi-même dans cet autre mou­ve­ment, c’est donc à recréer l’essentiel qu’il se consacre.

C’est avec les sen­sa­tions d’un aveu­gle qu’il peut redé­cou­vrir le monde comme un fris­son qui se propage depuis le coc­cyx jusque dans le sourire ; qu’il peut recréer le monde. Tâton­nant, il le malaxe pour lui don­ner face.

Le poète ne pour­suit pas la cul­ture pour faire éta­lage d’un savoir. Il cherche plutôt cet espace où s’entrelacent vies intérieure et extérieure.

C’est dans l’obscurité et le silence des choses qu’émerge ce renou­veau. C’est pourquoi le poète prononce si peu de mots. C’est pourquoi, après les avoir soigneuse­ment choi­sis, assem­blés, écoutés, décan­tés, lais­sé mûrir ou fer­menter, lorsqu’ils ressor­tent de lui, ses mots sem­blent par­fois des oraisons jaculatoires.

Après avoir par­cou­ru tant de pages pleines, il se tourne enfin vers la page blanche comme le seul espace pos­si­ble : le sien. Pour cela, il doit décon­stru­ire la plu­part des con­struc­tions humaines et invers­er l’ordre des valeurs (qui le sauvage ?). Il peut alors s’apercevoir que le plus beau château, le tem­ple le plus impres­sion­nant, n’auront jamais la majesté, la per­ma­nence et la vérité du lieu sur lequel ils sont con­stru­its ; du lieu sous lequel ils sont construits.

Désor­mais, il vivra dans cette néces­sité absolue de recréer un espace de vie.

Ce poète qui n’a plus de mou­ve­ment vit donc dans le mou­ve­ment d’une puis­sance qui n’a plus de lim­ite que ses pro­pres limites.

Lorsqu’il par­lera de poésie, il par­lera de cet espace men­tal, per­son­nel, pont hydro­la­tique comme un entrelacs entre intérieur et extérieur, tis­sant des liens sin­guliers, qui ne sont partagés qu’exceptionnellement avec les autres indi­vid­u­al­ités. Il par­lera de cet espace men­tal de com­mu­nion avec le monde où la langue épouse le monde pour recréer un monde pro­pre ; n’appartenant qu’à soi. Il par­lera en réal­ité d’essentialiser par les mots cet espace men­tal. C’est une mai­son-monde qu’habite le poète, cette tortue (telle­ment vul­nérable mais pour­tant telle­ment invul­nérable). Ses mots sont des totems.

C’est parce qu’il va au plus pro­fond de soi et de son envi­ron­nement, à la lim­ite de la rup­ture et de la com­mu­ni­ca­tion, qu’il est con­damné à ven­dre peu. C’est parce qu’il s’est assigné cette quête qu’il con­sid­ér­era que le qua­si-sys­té­ma­tique « com­bi­en en as-tu ven­du ? » est par­mi les mau­vais­es ques­tions, la plus mau­vaise par laque­lle abor­der le sujet (devri­ons-nous désor­mais dire l’espace ?) poé­tique. La bonne ques­tion serait plus prob­a­ble­ment : « ce livre te per­met-il de vivre ? ».

Si la réponse est oui, vous aurez là une nou­velle Bible. Car ne nous méprenons pas, lorsqu’il écrit un livre, ça n’est pas autre chose qu’une nou­velle Bible, non pas en tant qu’il dicterait un com­porte­ment ou aurait un quel­conque con­tact avec un au-delà  mais en tant qu’il per­met une vie sur Terre pour celui qui l’écrit et, espérons-le, quelques lecteurs.

Il ne cherche pas ce qui pour­rait plaire mais ce qui doit être. Rien d’autre que le tout ou rien en poésie. Jamais du côté de la facil­ité. C’est pourquoi il ne saurait sim­ple­ment chanter la ville ou la femme. Et s’il devait les con­naître, ça ne serait que pour les réin­ven­ter. Ce serait encore lui qu’il créerait à tra­vers elles.

Par exem­ple, à tra­vers la femme, le poète recréera le cycle des saisons ; l’hiver est rigoureux mais soudain Je dis : une femme ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun con­tour, en tant que quelque chose d’autre que les cal­ices sus, musi­cale­ment se lève, idée même et suave, l’absente de tous bou­quets.

C’est pour cette éclo­sion que le poète chéri­ra l’hiver, comme un repli sur soi néces­saire. Les arbres se recen­trent sur eux-mêmes pour plus tard offrir leur meilleur printemps.

Là où l’homme de la ville ver­ra deux beaux yeux qu’il ne pour­ra pos­séder et glis­sera dans le mau­vais pan de sa bipo­lar­ité, le poète, lui, recréera un univers in(dé)fini. Au seul moyen d’un cray­on et d’une gomme, il pein­dra la pro­fondeur d’un lagon d’agate et d’émeraude parsemé de roches soli­taires. Ces yeux qu’il avait vus ne lui appar­tien­dront jamais mais cet espace qu’il a créé existe bien. Cet espace est le lieu dans lequel il pour­ra vivre. Qu’importe que ces yeux se recon­nais­sent, se reflè­tent, ou non dans le lagon. Ces yeux qu’il avait cru vouloir ne l’intéressent déjà plus. Il aura intéri­or­isé cet espace extérieur puis, après l’avoir réin­ven­té, extéri­or­isé cet espace intérieur. Il ne ressen­ti­ra plus la frus­tra­tion. Cet espace exis­tera à jamais. Il aura accom­pli son œuvre. C’est pourquoi le poète ne crain­dra plus la mort.

Il existe une poésie de sur­face. Elle doit exis­ter comme la lisière de la mer et de l’air. C’est l’espace qui nous est offert. Mais que sait de la mer celui qui ne fran­chit pas cette fron­tière ? C’est au fond à la lisière de la mort, dans cette qua­si-asphyx­ie, que la lisière de la sur­face prend son sens, comme une fron­tière dont on ne pénètre les pores que très tem­po­raire­ment. En réal­ité, ce n’est pas une mort venue de l’extérieur (par exem­ple par un assail­lant) ni même une mort par asphyx­ie dont il est ici ques­tion car ce sont alors les réflex­es de survie qui s’enclenchent. Il s’agirait plutôt ce mourir intérieur, comme une sub­stance vitale qui s’échappe pro­gres­sive­ment pour ne laiss­er qu’un con­tenant vide (presque). Deux pos­si­bil­ités dans ce pro­pre mourir : la mort ou trou­ver (diri­ons-nous pro­duire ?) une sub­stance vitale nou­velle (énergie-espace de vie). C’est de cette expéri­ence que naît la pure intensité.

Il doit donc exis­ter une poésie du dedans.

On entre en poésie comme on entre dans la foi ; par une porte que l’on pénètre du dehors vers le dedans. Mais un dedans résol­u­ment encré vers l’extérieur.

Vivre en poésie c’est accepter de ne pas com­pren­dre. Com­pren­dre n’est pas l’essentiel, qui est de s’approprier. Quel besoin de se ren­dre mal­heureux en cher­chant à l’extérieur de soi un autre monde qui n’existera jamais, alors que c’est d’abord en soi que ce monde doit exis­ter ? Alors devenir tortue. Faire émerg­er ce monde. Se bâtir un monde plus fort que le reste

 

 

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