Iryna Beschet­nova, l’Ukraine, encore…

Par |2024-03-06T16:26:50+01:00 6 mars 2024|Catégories : Focus|

Réfugiée en France, Iry­na Beschet­nova est née à Khar­kiv, en Ukraine, où elle a tra­vail­lé en tant que Respon­sable Litté­ra­ture et Drama­tur­gie au Théâtre Jeune Pub­lic, et en tant que comé­dienne et met­teuse en scène aux théâtres indé­pen­dants. Etu­di­ante en Mas­ter à l’Aca­dé­mie de la cul­ture d’État de Khar­kiv, pour la spécia­lité Arts de la Scène, elle a dû tout quit­ter, à cause de la guerre… Elle nous a con­fié ces poèmes, tirés d’un man­u­scrit, 200 grammes de poèmes, écrit pen­dant ce choc qui s’éternise, cette guerre, sans nom, sans fin…

∗∗∗

Guerrier(s)

Salut à tous et à toutes
j’étais chez mon frère hier
son état n’a pas de change­ments mais
il est stable
Serghii a reçu une prothèse de son œil droit
l’œil gauche a déjà été opéré
la cornée com­mence à pren­dre racine
la rétine a été redressée
cette opération n’est pas la première d’Olegh
mais y a désormais l’infection dans son corps
les médecins ten­tent de la soigner
dans ses jambes y a des maux fantômes graves
on cherche trau­ma­to­logue pour Andrii
pour mieux s’occuper du genou
le genou et les yeux sont main­tenant la priorité
l’état de sa vue n’a tou­jours pas changé mais
on ne perd pas l’espoir
aujourd’hui Nazar a été opéré de la hanche l’intervention a été difficile
il s’agit de sa seizième chirurgie
et y aura plusieurs autres prévues
après tout Roman se porte mieux
il peut tou­jours pas voir mais
il a dépassé le stade de l’acceptation
il y a une semaine Bogh­dan est sor­ti du fau­teuil roulant il est pro­gres­sive­ment préparé à recevoir des prothèses il se porte bien
sa voix est plus gaie
il passe le bon­jour à tout le monde
il se dit très fatigué mais pourtant
il se sent
n’est pas seul

∗∗∗

Vil­lage de Groza

Toc, toc, toc…
Hommes et femmes
por­tant des foulards noirs
arrivent au cimetière de Groza,
voiture après voiture.
Toc, toc, toc
Pasha enfonce un pieu en bois dans le sol…
Ils mesurent le nom­bre de mètres
dont ils ont besoin
pour leurs proches : sœurs, frères, oncles,
neveux, par­ents, grands-parents…
Pasha a per­du son père, sa mère et grand-mère d’un seul coup.
Toc, toc, toc…
Durant une journée, les russ­es ont tué cinquante-deux per­son­nes du village.
Pas toutes ont été identifiées.
Cer­tains corps n’ont tou­jours pas été retrouvés,
ce qui sig­ni­fie que le nom­bre de massacrés
peut s’alourdir.
Toc, toc, toc…
À côté de Pasha
sa femme tient une pan­car­te au dossier trans­par­ent avec un mar­queur dessus :
Occupé 3 per­son­nes de Nesterenko

∗∗∗

fille prodigue

ce poème
est écrit dans une langue inconnue

de la planète où j’suis née j’ai grandi
j’ai jamais vécu

où j’ai brûlé des fleurs
que j’avais à peine vues
j’ai ri sans com­pren­dre les blagues
je n’ai pas choisi qui aimer
qui haïr
je ne soupçonnais pas la réalité de machi­na­tions d’images
de plans
et de sentiments
et je me suis réveillée
quand ma planète a explosé

main­tenant j’apprends les paroles comme
palyanyt­sya Semenko
guerre refugiée

grad smertch plaie mortelle

et cer­tains que j’oublie comme
je suis pas politique
et les nations fraternelles

∗∗∗

 

réflexions

- ( peut‑être, sur la façon dont j’ai vécu dans le métro de Kharkiv pen­dant 10 jours et 10 nuits ) 

- ( peut‑être, à pro­pos de la marche le long des tra­vers­es dans le tun­nel du métro jusqu’à la gare ) 

- ( ou peut‑être sur com­ment il n’était pas clair si le train voulait ouvrir ses portes à la ville Polta­va, où ma fille m’at- tendait, et en général, où il allait, ce train ) 

- ( et si sur com­ment à Polta­va un mec m’a con­duit gra­tu­it de la gare, j’avais peur qu’il soit mani­aque, mais il a fon­du en larme et m’a donné de l’argent. Il s’appelait Edyk ) 

- ( ou sur com­ment nous atten­dions les trains à Polta­va, et nous par­lions à une femme incon­nue, et quand un train bondé est arrivé et n’a pas voulu ouvrir la porte, et cette femme, elle a dit que nous étions ses proches 

( fille et petite-fille ), et puis ensem­ble nous sommes montées dans le vestibule pour y pass­er 18 heures, et les gens étaient allongés dans les couloirs, et tout
le monde enjam­bait un sol­dat fatigué, et il n’y avait pas de lumière dans les toi­lettes, et il n’y avait pas de lumière du tout, à cause de ce cou­vre-feu imposé ; elle s’appelait Svit­lana )x

- ( peut‑être, comme tout le monde avait peur du bruit d’un train qui pas­sait, pen­sant qu’il s’agissait de fusées ) 

- ( ou peut‑être vaudrait-il mieux racon­ter sur une femme qui a com­mencé l’accouchement dans la voiture voi­sine, et que l’ambulance l’attendait à la gare de la ville Zdol­bou- niv, et j’étais heureuse que nous arriv­ions bien plus tôt que je le pen­sais, car c’était très incom­mode de dormir assise à côté des WC, nous devions nous lever tout le temps, car le matin tout le monde y allait, mais avant cela nous étions assise dans le vestibule sous la porte, et de l’eau coulait le long de la porte donc sous nous tout était mouillé, et j’avais aus­si peur que la vit­re de la porte puisse être tirée )

- ( ou mieux encore, comme à Lviv nous sommes restées chez des incon­nus, suite aux con­seils d’une femme que nous con­nais­sions pas ) 

- ( et peut‑être, comme c’était étrange à Lviv de ne pas marcher vite et de ne pas se pencher, et d’apprendre à ne pas avoir peur des sons forts ) 

- ( et aus­si, comme j’ai fon­du en larmes dans un café parce que j’étais dans le café et que les autres, ils sont restés loin et à ne plus pou­voir faire ainsi ) 

- ( et peut‑être, comme on roulait avec un chauf­feur à tra­vers les mon­tagnes et les postes de contrôle, et qu’il nous a dit ce que dis­ent les diseuses de bonne aven­ture : la fin de la guerre vien­dra dans 3 semaines ) 

- ( ou, par exem­ple, comme en Slo­vaquie, j’ai finale­ment acheté un jean, car je n’avais qu’un sac à dos avec un seul plaid, et j’étais dans les mêmes immenses jog­gings dans lesquels je vivais jour et nuit à la sta­tion de métro de Kharkiv ) 

- ( et puis, comme le lende­main nous par­tions pour Bratisla­va, et il y avait trois femmes slo­vaques dans le coupé avec nous, nous par­lions un mélange des langues, et elles ne croy­aient pas que nous étions réfugiées, que nous étions en guerre, et nos pho­tos de notre mai­son détruite, elles avaient déjà vu, ces pho­tos, donc elles étaient fauss­es, elles dataient de 2014, et s’il y a quelque chose, ce n’est pas pou­tine, mais les Ban­deristes, et quand on s’est approché de la ville de Poprad, elles étaient con­tentes de nous mon­tr­er leur jolie mai­son près de la gare )

- ( ou bien, comme on a ren­con­tré par hasard mon ancien pro­fesseur d’anglais, venu de Man­ches­ter pour faire du bénévolat à la frontière. Il s’appelait Bryan ) 

- ( ou mieux, comme à Vienne, les masques anti-covids étaient oblig­a­toires partout, et c’était étrange parce que la guerre avait mis tout cela de côté, et quand dans un McDonald’s on m’a exigé un cer­ti­fi­cat anti-covid, 

et que j’ai dit que nous étions réfugiées, cette Philip­pine s’est immédiatement adoucie et a com­mencé à pleur­er parce qu’elle était elle-même réfugiée ) 

- ( et à la fin, peut‑être : comme nous nous sommes envolés pour la France et avons été accueil­lis par mes amis ) 

Non, désolée, j’ai rien à vous raconter…

Présentation de l’auteur

Iryna Beschetnova

J’ai été formée à l’Université Tech­nique en Ukraine et j’ai pour­suivi à l’Université Lyon2 en France. Mais ayant l’âme d’artiste dans un corps d’ingénieur en fibre optique, en 2022 j’ai obtenu mon Mas­ter 2 en Arts de la scène à l’Académie de Cul­ture de Kharkiv, Ukraine.

En 2021–2022, j’ai occupé le poste du Chef du Département Dra­ma­tique du Théâtre Jeune Publique de Kharkiv.

En rai­son de l’in­va­sion à grande échelle de la russie en Ukraine en 2022, j’ai évacué vers la France, où j’étais en résidence avec deux théâtres ( La Faïencerie, le Phenix ) en tant que dra­maturge et met­teuse en scène.

Un texte, Cos­mo­naute, sur la guerre en Ukraine que j’ai écrit pen­dant une résidence, a été mis en scène par des com­pag­nies théâtrales en Ukraine, en France et en Alle­magne.

J’ai com­mencé à écrire des poèmes en 2023, en France. J’écris en Ukrainien et je traduis vers le Français.

En 2024 j’ai fini mon pre­mier recueil poétique.

Main­tenant je vis et tra­vaille en Ukraine.

Bibliographie

Mes textes parus dans l’Al­manach de l’In­sti­tut Ukrainien de Littérature (2023) et dans l’An­tholo­gie de poésie de la mai­son d’édition ukraini­enne Para­solya (2024).

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