Heures de syrtes et de feu, heures aimées…
En hom­mage à Mau­rice Scève

 

Heures de syrtes et de feu, heures aimées…
Des univers y bat­tent leurs feuilles sous la pluie si claire,
Laudes écrites con­tre la brume et dans le mar­bre de l’air.
Quelle enfance en pous­sière dans le som­meil léger ? Les regards
Mys­térieuse­ment se ren­con­trèrent dans l’intimité du monde,
Et cet être du vent sur le dos des tem­pêtes nous emporte
Vers l’exquise incer­ti­tude qui nous laisse dans l’abandon
Comme une bar­que tar­dive, vague­ment oscillante
Sous la blancheur du ciel, nous laisse être
Avec le seul sou­venir des temps où nous n’étions rien,
Sinon cette ombre du chant qui nous précède, cette ombre
D’un temps où fleuris­sent les patries des ter­res dorées
Dites, de degré en degré, jusqu’aux fortins paradisiaque !

La nos­tal­gie change les pro­por­tions du monde.
Depuis des temps immé­mo­ri­aux, la nuit est mauve.
Les nuages se sont habitués aux cad­rans des Jardins.
Notre tour­ment s’achève avec les grands vais­seaux du siècle
Qui pavoisent… La sagesse n’est point jalouse, mais éblouie.
Elle est l’hôte de l’heure déployée, de l’heure ardente,
De l’heure frémis­sante sous le joug des anci­ennes nuées…
Nous serons en elle, à jamais, et pour elle, et con­tre le monde !
Six feuilles entrelacées en épine dans l’incohérence des mots
Suff­isent à notre bon­heur, à notre gloire ! Six feuilles nervurées
D’un sang qui déchiffre les clartés de l’ombre
Lorsque nous mar­chons sur le pro­fil de l’aube …
Ce furent ces aven­tures dites, où le dou­ble du firmament
S’abolit dans la nuit de l’azur, dans la ténèbre qui sauve la raison,
La seule qui nous dise la courbe claire de la musique, des navires…
Ain­si j’éveille douce­ment ce som­meil, je l’éveille de lui-même
Comme une lueur, comme un com­bat de pier­res noires sur les rives nues.
Cela demeure, et ne nous quitte jamais. Cela demeure
Dans le pas­sage du soleil comme l’apocalypse joyeuse
Des chants d’oiseaux au matin, dans l’entrelacs des six feuilles
Brodées d’absolutions et de chimères, mais seules vraies
Dans le bien qui nous est offert, dans la beauté de l’œuvre
Qui tient en elle la beauté du monde, tenue comme six feuilles
Du som­meil polaire entre les doigts, six feuilles insondables
Qui tres­sail­lent des bat­te­ments de la terre, où nous étions
De passage.

L’âme endure ces roseraies de ton­nerre ! L’âme ne se lasse
D’être au seuil de l’effroi et de l’extase. Il n’y a que la bassesse qui se lasse,
L’infidèle à toute beauté, l’incessante traitresse aux ora­cles obscurs :
Les seuls qui vail­lent. L’âme endure le sel de Typhon et la transparence
Qui brûle. Elle endure les abysses du bon­heur, et les lentes processions
Vers la Somme incom­préhen­si­ble des hau­teurs. Elle endure,
Infail­li­ble, et se forge, se gemme, sous le feu sif­flant de la Sapience.
L’âme endure les désas­tres, mais devant l’âme, les désas­tres se courbent
Comme l’orgueil du vent sur la mer. De tant de siè­cles stellaires
Nous gar­dons mémoire, de tant de siè­cles de rav­ages : ils se courberont
Sur notre sein comme un jour se love dans le regard, comme une treille
Promise à d’autres ivress­es incon­nues s’établit dans le règne
D’un palais rouge cré­tois, comme encore ce qui passe dans ce qui demeure,
A l’infime : là où ce jour qui est nuit tra­verse le temps comme une vague ;
Nous y serons, à jamais, dans cette présence-là, sable fin et grandes aurores…
L’âme endure et l’espace des formes, et le soleil tournant
Qui déman­tèle le monde et le déploie comme une corolle
Eclose sous la caresse. Tant de vio­lences l’âme endure,
Et tant de douceurs : com­ment y sur­vivre, sinon dans l’Eclat ?

Luisent six feuilles entrelacées dans la pénom­bre qu’elles animent
Pointent six feuilles : le monde s’y tient.
Six feuilles sybillines. De quel idiome, leurs nervures ? Il y eut
Ce mot comme une croix dans le ciel, cette marche vers la puissance
Que nom­ment les Par­ques, ce mono­logue sans fin dans la nuit
Qu’interroge le regard. Il y eut ces mots que ne dis­ent ni la ruse
Ni le chan­celle­ment de l’existence dans la sec­onde aimée, rougeoyante
Comme d’elle-même dev­enue ce chiffre ordon­né à la victoire !

Et cette bien­heureuse doc­trine des fougères, cette beauté infligée
Au théâtre som­bre des heures, ce moment noir aux atours scintillants
De l’espace et du temps que nos prunelles, lumières gisantes ajournent
Pour de chant qu’il nous reste à dire… Six feuilles dis­parues, mais unies ;
Six feuilles dess­inées sur l’arrière-pays où con­duisent les routes colorées…
Six feuilles de val­lées et d’étoiles. La terre vibrante comme un rubis
S’effondrait dans le vent du couch­er comme un incendie, une ombre
Neuve à l’abordage du Soir où le som­meil des­sine ses nervures, où l’attente
Dresse ses chapiteaux d’orage, où vien­nent se heurter les jardins et les guerres.

Cette folie était royale. Elle inondait nos larmes de lumière jaune. Elle élevait
Jusqu’au cen­tre du monde ces routes, ces armées, ces noces prodigieuses.
Six feuilles d’or, six feuilles gravées par le feu dans l’air immobile,
Six feuilles, et voici que le jeu céleste obéit à nos cils, rumeurs donnée
Aux gorges vertes des arus­pices. Les derniers empires vivent de cette clarté,
De cette sagesse claire. Les derniers empires appareil­lent au levant
Que détru­isent les sou­venir d’avoir aimé. Les derniers empires, les premiers,
Tombés sous la coupe trans­ver­sale des règnes, en proie à leurs incertitudes,
Telles des stro­phes, des prairies renon­cées au dieu inconnu…

Ces empires, sous l’aile dou­ble qui porte le mys­tère des vignes
Et des peu­ples affligés au nom des choses dernières ; ces empires
Qu’aucune trace sur les vagues à tra­vers le temps, qu’aucune grandeur
Dans la genèse muette ne saurait dire, comme dans la gorge
Empris­on­née de ténèbres, le pôle de la voix s’exténue… Ces empires
Qui tien­nent dans l’irisation de la goutte de rosée,
Mais que le monde, machine per­pétuelle, ne contient ;
Ces empires de méta­mor­phose et d’automne sans lune ; ces empires
Trop­i­caux et hyper­boréens ; ces empires de baies rougissantes
Sur les mains ; ces empires qui passent douce­ment comme des songes,
Qui atten­dent avec des signes incer­tains ce point du jour suspendu
Au-dessus des forêts ; ces empires où l’obscur repos se mêle aux crinières
Foi­son­nantes des dionysies ; ces empires con­stru­its et détru­its ; ces empires
Harassés, où des lumières sicili­ennes con­sen­tent à leurs dernières chances,
Il n’est pas un seul de leurs signes, un seul de leurs cris
Qui ne tien­nent sur le Fin­istère de l’une des six feuilles que je dis.

L’intensité allège l’esprit. Point de fardeau qu’elle n’élève
Jusqu’à la plus haute branche du frêne du monde, où six feuilles frémissent.
Le vol prophé­tique clôt le cré­pus­cule, et les ailes frô­lent les feuilles ;
Les dieux irréversibles sont loin. Flèch­es ou flammes ? Qui devine ?
Encore d’autres vio­lences, d’autres ter­reurs. Ne cesse le monde
Dans cette eau trouée par la bataille du jour : une colonne de gloire
Vers la pro­fondeur ! Les dieux sont loin, mais je les nomme.
Quelque liturgie sabéenne cours dans la rumeur de mon sang.
Astarté fige le noir de ses ros­es d’ombre dans le détail de son tombeau.
Vive et tar­dive ! Des formes dansent sur les flots : elles se nom­ment Idées.
Le deuil ne trahit point la légende. L’intensité ne se dédit point :
Elle suc­combe à son pro­pre bon­heur et nous n’avons nul mal à en dire !
La pre­mière feuille fait signe dans l’orage. Proche, si proche, de son pro­pre feu.
Le dieu de ses nervures hante la tristesse et le silence du serment :
Chaque fidél­ité dite témoigne de l’infidélité du monde.
La sec­onde feuille n’est point l’inconsolable : le Chœur est avec elle,
Et les voy­ages sur la mer calmée. Cette lueur de l’envers qui redime
La douceur de l’avers, et la pro­tège comme le boucli­er de Vulcain,
Garde son blé en herbe. Mais la troisième feuille est comblée.
Sur elle la pluie ruis­selle. La qua­trième n’est point apos­trophée par l’abîme.
La cinquième se tient entre une fille nue et l’étourdissante mémoire du monde.
La six­ième, enfin, serait un mirage si le mirage n’était le monde.
Six feuilles mes Amis, pour ce long voy­age… Six feuilles incorruptibles,
Six feuilles entrelacées sur les genoux, nouées
Dans la nuit tur­bu­lente, six feuilles vides comme le chagrin,
Et coupantes, six feuilles comme six flammes. L’une tient en elle
La mer qui va, l’autre le ciel qui tourne, l’autre encore la pen­sée qui domine,
L’autre une voix d’enfant, et l’autre encore ne tient que la brûlure de l’Ether…
De longtemps j’imaginais que la vie mag­nifique était écrite sur la sixième.
Funeste erreur : tout reste à dire. Sol­dat mérovingien, je tombe
Aux genoux d’Isis, s’il me plaît de nom­mer, comme en songe,
Cette présence immense. A la plus légère, mon des­tin ! Qu’il vague !
Elle se recon­naî­tra, la rebelle au règne de Cal­iban, la jamais lasse
Pour bien et le vrai ; et que la beauté couronne
Comme un hiv­er d’Orient, le pâle azur !
Pour elle, ces feuilles de mon poème, ces ailes sixtes sises
Entre la per­fec­tion de l’aube et le som­meil de la terre.
 

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Claude Berniolles

Claude Berniolles, con­férenci­er, cri­tique, grand voyageur, tit­u­laire d’une maîtrise en Droit Pub­lic et diplômé en Droit Com­paré, il s’est depuis longtemps ori­en­té par goût vers la poé­tique comme dis­cours inépuisé et con­tra­pun­tique, avec des cur­sus en let­tres et en philoso­phie. Il a fréquen­té les cours et sémi­naires du Col­lège de France, notam­ment ceux d’Yves Bon­nefoy et de Jacques Bou­ver­esse. Son tra­vail de poète et de poéti­cien a don­né lieu à divers­es pub­li­ca­tions dans des revues, en par­ti­c­uli­er de deux con­férences sur Baude­laire, de Let­tres sur la poésie et de nom­breux poèmes. Il a en pro­jet d’édition trois études sur Yves Bon­nefoy, réu­nies sous le titre La Quête d’Yves Bon­nefoy et un livre de nou­velles. His­panisant, il tra­vaille aus­si sur l’art baroque espag­nol et l’œuvre de Goya.